samedi 8 décembre 2018

Les gilets jaunes et les Lumières

Nous assistons dans cette crise à la rencontre de plusieurs oppositions thématiques :

- le social et l'écologie
- la démocratie représentative et la démocratie directe
- le peuple et les élites
- les citoyens et l’État
- le travail et le chômage (ou les retraités)
- le politique et l'économie 
- les riches et les pauvres 
- l'homo juridicus et l'homo œconomicus
- la raison et la passion 
- l'urbanité et la ruralité
- etc.

 Nous sommes déjà envahis, submergés par cette complexité et par la force de ces oppositions lorsque nous énumérons cette liste. Mais lorsque nous réalisons que chacun de ces thèmes en réalité ne peut être dissocié des autres, le travail de l'économie, le social du peuple, etc. alors nous devons démêler un écheveau qui dépasse nos capacités d'analyse.

Peut être alors faut il pour réfléchir se restreindre à l'essentiel. Nous n'arrivons plus à faire société. Nous avons perdu ce qui nous était commun et n'arrivons pas à nous projeter vers du commun. Après le champ de ruine de la seconde guerre mondiale et la formidable reconstruction qui l'a suivie, la consommation est devenue, après la paix, la seconde valeur en occident. Même de l'autre côté du mur, où la tentative de produire un homme nouveau échouait, le regard portait vers le clinquant de l'ouest sa liberté d'expression.

Nous avons pensé que le bonheur se logeait dans les choses ou s'acquérait par elles. En corollaire, le lieu de la vie heureuse devenait celui de l'individu. L'homo œconomicus imposait sa vision du monde à l'homo juridicus. La vision libérale de Locke s'imposait:  le contrat social était utile à garantir à chacun la liberté de travailler et de posséder les fruits de son travail. La richesse des nations validait en apparence l'idée pourtant fausse d'Adam Smith d'une main invisible qui transforme la poursuite d'intérêts privés en bien public. En 1968 Garret Hardin dans la fable de la "Tragédie des biens communs" illustre que les économistes ont justement oublié que cette main invisible détruit les ressources et les biens planétaires, externalités négatives jamais comptabilisées dans les PIB. Puis en 1972 Le club de Rome tire la sonnette d'alarme par l'intermédiaire du rapport "The limit to growth" de Donald Meadows qui démontre que la croissance économique va rencontrer les limites physiques naturelles de la planète. L’avènement de l'homo œconomicus, et son ordre, sa rationalité et ses valeurs purement économiques, va de pair avec l'effondrement des valeurs associées au collectif, malgré le sursaut de mai 1968.

 Les deux guerres mondiales ont transformé en France  les valeurs de nation et de patrie en concepts suspect et dangereux. Le communisme est devenu synonyme de dictature et de goulag. Avec la chute des idéologies libératrices du début du siècle, les valeurs collectives se sont lentement déplacées vers l'abîme. Le politique a suivi le même chemin, lui dont la finalité pour Aristote "sera le bien proprement humain" (Ethique à Nicomaque L1,1,5) . Et il ajoute: "Même si en effet il y a identité entre le bien de l'individu et celui de la cité, de toute façon c'est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d'appréhender et de sauvegarder le bien de la cité: car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités".
Nous assistons à présent à une séparation et à un changement d'ordre: le bien de la cité, de la nation, n'est plus ressenti comme  comme identique au bien individuel, et ce dernier devient prioritaire. Le salut ne peut  plus provenir du changement de l'ordre politique, mais du changement de l'individu.
Chez Platon ou Aristote les vertus "cardinales", sagesse, courage, tempérance, justice,  concourent à l'harmonie de tous. La politique dans la cité doit faire preuve de même de justice , de courage et de tempérance.  Il n'y a pas de dissociation entre vertu individuelle et bien public.

Aujourd'hui le politique, au sens de poursuivre le bien de la cité, disparaît. Par bien des aspects l'économie n'est plus subordonnée au politique, celui ci s'effaçant petit à petit se retranchant derrière le régalien, et ayant pour fin la réussite de l'économie. Si l'économie produit des richesses, elle détruit de concert les biens communs. Elle pollue l'air, détruits les sols, les habitats des animaux et les océans, modifie le climat, et de plus en plus supprime des emplois en favorisant l'automatisation. Le politique reste impuissant devant cette catastrophe de la civilisation technique, sa maigre influence reste cantonnée à l'échelle du pays, alors que l'économie n'a plus de limites et propage ses institutions sur une échelle mondiale, comme l'OMC.

Mais surtout l'économie imprime ses valeurs  matérialistes. Réussir c'est consommer individuellement. La société devient atomique, ne reste plus à l'individu que son égo, là se concentrent les valeurs . Il faut le mettre en scène (celui qui aura le plus d'"amis" facebook ou le plus de followers), favoriser le développement personnel, l'enrichissement individuel. Les catégories non productives de bien matériels sont dépréciées ( les enseignants, les retraités).
C'est peu de dire que ces valeurs ne visent pas au bien ou à l'harmonie de la communauté toute entière ou à celle de la nature mais au contraire s'en dissocient. L'entreprise reste d'ailleurs le seul niveau qui puisse glorifier une valeur collective dont le social porte pourtant les gènes : la coopération ( dans l'entreprise il s'agit de coopération forcée, et non voulue).
Le "développement personnel" ne vise d'ailleurs pas la Connaissance mais la connaissance de Soi. La connaissance, au sens général, est dépréciée, et le statut social des instituteurs ou des professeurs l'illustre tragiquement.
Alors que l'idéologie marxiste a failli à travers les régimes politiques d'après guerre, qu'elle a sapé l'ordre religieux et éliminé toute transcendance, son fondement matérialiste lui survit et fonde avec l'économie libérale la nouvelle éthique: si seule la matière existe alors les biens matériels représentent la fin qui fonde nos conduites individuelles pour les capter. Pour l'économie libérale comme pour les individus, le politique devient un empêchement car il traite du bien commun, dont tous ont perdu le sens au profit de leur seul intérêt.

La multitude d'individus, face à sa télévision ou ses 100 amis virtuels facebook (qu'elle compte mais sur qui elle ne peut pas compter) , qui n'a plus de transcendance collective, pas beaucoup de vrais amis,  plus de projets communs, plus de valeurs qui la rapprochent des autres, qui ne sait plus ce qui constitue son unité politique, fait face tragiquement à son désir inassouvi et inconscient de communauté.
La multitude, au contraire d'Aristote, interprète le politique comme ce qui l’entraîne plus bas, lui rend la vie plus pénible. Elle a pour l'aider dans ce cheminement un véritable expert : le président philosophe qui mois après mois sème les injustices. Il a cru fermement que la démocratie formelle suffisait pour appliquer un programme que seul un quart avait approuvé.  La multitude laisse exploser sa colère, retrouve avec délice la fraternité qui lui manque sur les ronds points et littéralement "perd" la raison en rendant l'écologie politique responsable du désordre économique et des inégalités. Comme si la "fin du monde" comme horizon possible était, ainsi que les discours qui la présente, cause directe des difficultés de "fin de mois". 
D'ailleurs, "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt" disait David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Des passions. Hume voulait par là dire que ce qui nous affecte, au point de vue des passions, n'est pas du même ordre que ce qui dépend de la raison et de ce fait ne peut lui être contradictoire. Il n'est donc pas surprenant, ni contradictoire qu'on manifeste parce qu'on souffre pour les fins de mois tout en se sachant menacé, non par une fin du monde plutôt lointaine, mais par de graves troubles climatiques et leur boîte de Pandore d'effets terribles. Mais ne devrait-on pas aussi alors manifester, par la raison, pour réclamer de l'air pur ou la réduction des GES? La raison apte à calculer ce qui va se passer dans les années prochaines devrait-elle être mise au rancard ?  La raison a-t-elle disparu chez la multitude? Au 18e pourtant, après la révolution, la raison triomphante s'imposait. 

Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", Emmanuel Kant tente de dégager les idées essentielles de l'esprit des Lumières au 18e: "Sapere Aude(littéralement : Ose savoir): aie le courage de te servir de ton propre entendement" résume-t-il . Dans un moment visionnaire il ajoute:
"Le citoyen ne peut refuser à payer les impôts dont il est redevable; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer peut même être punie comme scandale( susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui là ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou l'illégitimité de telles propositions". 
Le mot important ici est "savant". Le citoyen aujourd'hui va beaucoup plus loin que simplement "s'exprimer publiquement"  quand il est en désaccord. Mais porte-t-il cet idéal des Lumières que Kant partage avec les encyclopédistes: que  la connaissance  libère ? que le savoir et la culture universelle sont gage d'harmonie ? que le contrat social implique la représentation?  

Dans la négation du politique la multitude se refuse l'existence et toute solution à ses problèmes, elle agit irrationnellement contre elle même. 
Dans sa négation des élites, elle confond la technocratie au pouvoir et l'intelligence ou la connaissance. Toute société nécessite des élites. Le manque de démocratie est patent, mais sa solution ne réside pas dans un fantasme d'égalité généralisé, ni dans un rejet du savoir(*).
En abandonnant la raison en même temps que les motifs initiaux de son ire, dans le libre cours de sa passion,  la multitude rédige des revendications dignes d'un poème de Prévert, toutes diverses, jamais défendues par les mêmes représentants. Il faut dire que le mouvement "Nuit debout", tout aussi déstructuré, était même allé, dans son hybris,  jusqu'à concevoir une nouvelle constitution... Le premier talent qui saura donner à cette foule une unité, qui dira comme elle, un Salvini, un Bolsonaro, un Trump, remportera le trophée.

Espérons que les gilets jaunes, qui ont des bandes réfléchissantes , seront éclairés par les Lumières, et qu'ils pourront les réfléchir, pas dans le sens optique, pour que le mouvement débouche sur des actions salutaires et un renouveau de la démocratie.



*  cf débat télévisé ou un participant déclare qu'il ne comprend rien à Piketty, lorsque ce dernier demande simplement la suppression de l'ISF

Aucun commentaire: