En 1910 Albert North Whitehead et Bertrand Russel voyaient paraître leur grand œuvre "Principia Mathematica", qui fondait la logique moderne. Mathématicien, Whitehead était aussi philosophe et auteur de "The Concept of Nature" en 1920 et de "Process and Reality" en 1929. Dans le premier, il déclare: "je m'élève contre la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité...".
En quoi consiste cette bifurcation? Au lieu d'en rester à une nature unique dans laquelle nos lointains ancêtres se sentaient immergés, leurs successeurs avides de connaissances se seraient retrouvés devant un chemin se divisant et conduisant à deux type de natures différentes.
L'une, objectivée par la science physique, composée d'électrons et de molécules que l'on investigue scientifiquement par l'outillage approprié. L'autre, subjective, directement saisie par notre esprit, mais qui n'aurait pas plus de valeur qu'un "songe", ironise-t-il. Curieusement pour Whitehead, la nature n'est pas plus "connue" au moyen de la théorie physique que par notre subjectivité. Whitehead propose une autre façon de considérer ce dédoublement. La nature objectivée serait cause des effets subis par le sujet dans sa conscience, effets qui lui apparaissent donc comme une seconde nature, cette dernière étant subjective.
Cette dualité rappelle la critique que Bergson porte au "parallélisme psycho physiologique". Dans un article de 1904 paru sous ce nom : "le paralogisme psycho-physiologique" et qui apparaît dans le recueil de conférence "l’Énergie Spirituelle", Bergson résume ainsi cette thèse: "un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s'en suit", ou encore : "la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau; elle l'exprime seulement dans une autre langue". Bergson s'oppose à cette théorie du parallélisme, qu'il estime contradictoire, ne serait ce que dans son énoncé. Pour formuler cette contradiction Bergson propose de reformuler cette thèse du parallélisme par l'intermédiaire de deux "notations"deux systèmes philosophiques, deux façons de se représenter le réel : "l'idéalisme" et "le réalisme". Ceci afin de montrer que l'affirmation du "parallélisme" impose de passer successivement d'une notation à une autre pour le décrire, ce qui invalide cette thèse.
Pour faire bref, l'idéalisme pose que la réalité est représentation, il n'y a rien de plus dans l'objet que sa représentation, alors que le réalisme implique que nos représentations diffèrent de la réalité et ne peuvent l'épuiser.
Pour l'idéalisme la réalité d'une scène vue provoque la représentation de mouvements d'atomes dans le cerveau. Mais il n'y a "rien de plus dans un chassé croisé d'atomes cérébraux que le chassé croisé de ces atomes". Aucune autre image ne peut "sortir" de cette image des atomes cérébraux. Pourtant n'est ce pas aussi ce qu'il advient par la mémoire? réplique Bergson. Un souvenir qui advient ne provoque-t-il pas un mouvement équivalent dans le cerveau? Non affirme-t-il, la représentation d'une remémoration "n'équivaut pas à un état cérébral particulier "puisque ce dernier fait partie de cette représentation. Attribuer dans ce cadre un rôle causal caché aux atomes du cerveau qui permettrait l'accès à une autre représentation, celle de la conscience, c'est passer de l'idéalisme au réalisme.
Pour le réalisme, il faut "supposer derrière nos représentations, une cause qui diffère d'elles". Phrase qui rappelle fortement la bifurcation rejetée par Whitehead. Mais en faisant de la conscience une conséquence pure des mouvements atomiques du cerveau qui en serait l'unique cause, on isole le cerveau de la réalité des objets qui causent initialement cette représentation,rappelle Bergson. Or on ne peut isoler une représentation, comme celle du cerveau, que dans un cadre idéaliste, puisque dans le réalisme tous les objets "forment système indivisé".
Par conséquent dit Bergson cette thèse du parallélisme psycho-physiologique est contradictoire puisqu'elle implique soit de de verser dans le réalisme à partir de l'idéalisme, soit de faire appel à l'idéalisme à partir du réalisme.
Mais la démonstration de Bergson repose sur un préjugé : toute la réalité ne pourrait être décrite logiquement que par l'intermédiaire de l'un des deux systèmes philosophiques qui s'opposent: idéalisme ou réalisme. Or la contradiction démontrée dans le cadre de chacun d'eux n'invalide donc pas d'emblée le parallélisme s'il est possible de décrire autrement la réalité.
Revenons à la "Nature". Si nous appelons "Nature" la réalité, alors l'homme est un être naturel comme les autres, lapin, biche, ou ours polaire. Nous pouvons définir une autre sorte de bifurcation: considérer que les hommes et les artefact humains ne sont pas "naturels". Qu'il y a un "dehors" et un "dedans". Une nature sensible de l'homme et une nature "suprasensible" comme le revendique Kant pour sauver la liberté. Or par quelle magie une nature produirait un être qui ne serait pas naturel? par quel mystère un être naturel produirait des objets qui ne le seraient pas ? Par quel miracle l'homme se prétend-il hors nature ? Est ce parce qu'il introduit des gamètes dans un ovule in vitro ? mais d'où proviennent ces gamètes et ces ovules, ne proviennent-ils pas de la nature ? le verre de l'éprouvette n'est ce pas de la silice? Même le clonage sera toujours de la reproduction, donc un processus naturel.
Comme tous les organismes évolués l'homme est piloté par la nature, par exemple par sa reproduction nécessaire à l'espèce. Mais aussi il la pilote en usant de ses ressources, tout comme l'oiseau fabrique un nid avec des brindilles ou les abeilles des alvéoles de cire pour leurs larves. Il n'y a pas une nature qui s'insinue par les yeux d'un homme, et une deuxième nature représentée qui se forme dans son esprit, tout comme lorsqu'un lac reflète le ciel le reflet ne crée pas un autre ciel . Chaque organisme perçoit de ce monde ce qui lui fait sens, en tire une signification et agit en fonction de sa préservation. La tique hérite d'un monde très pauvre et l'homme d'un monde très riche mais ils appartiennent à la nature au même titre : ils sont reproduits par elle et doivent subsister, vivre dans leur "umwelt"( Mondes animaux, Monde humain. Jacob von Uexküll). Tous ce que les animaux digèrent à l'intérieur, aliments ou pensées, appartient au même monde que "l'extérieur". Nous sommes la nature, elle ne commence pas à l'extérieur de notre corps, et notre corps ne se résume pas à la conscience que nous en avons. Après la mort nous nous décomposons, tout comme le cheval ou l'oiseau. Tous les mots que nous prononçons, tous les sons que nous proférons par notre corps, n'y changeront rien.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire