mardi 24 mars 2020

Nous avons tous failli

" Fière de son « progrès » systématique, de son ordre, la société bourgeoise proclamait que la modération et la tranquillité étaient les seules vertus humaines efficaces" Stephan Zweig, Le Monde d'Hier.



Issus de générations qui n'ont pas connu la guerre, nous sommes persuadés que le monde suit une sorte de loi qui décrète un progrès continu, une société hors de tous dangers sinon ceux causés par les hommes eux-mêmes. Kant dénigre les philosophes qui pensent que " le monde progresse, du mal vers le mieux, sans arrêt ". Nous ressentons pourtant jour après jour la stabilité de notre monde, mais aussi son caractère de producteur fiable de choses "bonnes" : sa fiabilité à nous nourrir, à fournir profusion d'objets qui aussitôt deviennent nécessaires, ainsi va l'économie. Nous vivons dans l'habitude de considérer notre univers technologique comme capable de dominer l'univers, de l'inerte au vivant, de l'amibe à l'éléphant. Le rêve de Descartes serait donc devenu réalité : "devenir comme maître et possesseur de la nature". Ceci pour toujours en vertu du biais cognitif que dénonçait David Hume :
"Nous sommes déterminés par la coutume à transposer le passé dans le futur dans toutes nos inférences, de sorte que, quand ce passé a toujours été régulier et uniforme nous attendons l'évènement avec la plus grande assurance et ne laissons place à aucune supposition contraire".
Mais le raisonnement de Hume peut s'appliquer au delà de l' "évènement" au "non évènement" c'est à dire à la pensée que notre pouvoir est permanent, que notre domination sur la nature, grâce au savoir, est éternelle. Ainsi cela a été, ainsi cela sera. Gaïa  doit rester notre esclave éternellement.
Mais quand l'éternelle répétition des choses échoue et s'étrangle, quand le savoir n'est plus à même de démontrer sa domination, le précipice s'ouvre, et nous sommes engloutis dans les abîmes d'une nouvelle réalité. Lorsque le Mal survient, il est jugé comme un phénomène anormal, un dysfonctionnement, une erreur de civilisation, un bug. Il révèle que nous vivons dans la nature derrière un voile qui rehausse sa beauté. Elle est devenue muse, champ de blé, mimosas odorants, neiges éternelles, mer "aux reflets changeants".  Le voile de Maya dans l'Indouisme, c'est le voile de l'illusion qui recouvre la vérité des choses. Mettez une famille occidentale avec quelques réserves de nourriture au cœur de la forêt amazonienne, elle y périra rapidement. La nature n'a pas d'ami, la justice n'y existe pas. Arrogants, nous pensions seuls évoluer alors qu'elle resterait identique, en réalité la vie est une création continue, une lutte du plus apte, pas toujours à notre avantage.
Nous avons tous failli parce que nous l'avions oublié.
Mais nous avons aussi failli parce que seule reste la raison instrumentale décrite par Adorno après l'effondrement des valeurs collectives. Consommer constitue notre seul horizon de valeur commun. Production ou services sont soumis à la productivité maximale. La santé est devenue un coût, donc une valeur négative, et la prudence un archaïsme. 






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