Risquer sa peau, au sens propre et figuré, définit la vie sauvage. A tout instant la mort rode. S'il y a un sens à la vie ce serait, comme l'explique Spinoza, l'exigence de la préserver, d'agir toujours pour éviter la désagrégation. L'être sauvage doit dormir sur une oreille, boire par à-coups en dressant la nuque, humer dans toutes les directions, il est stimulé en permanence par le danger omniprésent et vit une tension perpétuelle. Même le repos apparent est surplombé d'inquiétude et compromis de frémissements. Mais il doit aussi tuer pour rester vivant, rester aux aguets pour se nourrir. Il peut prendre la vie de l'autre à sa guise, sans conscience de sa souffrance, du mal enduré. La nature ignore le bien, le mal, la justice, mais le sauvage doit reconnaître le bon et le distinguer du mauvais. Il doit savoir quel herbe le purge, quel champignon ne pas manger. Il peut endurer des heures la souffrance du froid mordant, la soif inextinguible, la mise bas difficile. S'il se blesse il n'a que la salive dans sa pharmacie. Sa liberté est réduite comme une peau de chagrin parce que tous ses actes sont commandés par la nécessité de se nourrir, de se reproduire. C'est pourquoi Heiddegger nous décrit l'animal comme "pauvre en monde". Son monde est exempt de fantaisie car chaque moment est rempli par une fonction vitale, sauf quelques exceptions. Pourtant il n'est pas impossible, et même probable, que le sauvage accède à la beauté douce de la brume d'un petit matin ensoleillé ou au plaisir de humer les effluves des chaleurs d'été.
L'être humain civilisé, en comparaison, caracole dans un paradis, un monde riche et rutilant. La nuit il retrouve son petit lit de plume douillet et peut s'endormir sans crainte sur son oreiller jusqu'au lendemain. Il souffre rarement de la faim ou de la soif. Comme il est né "nu, sans chaussures, sans couverture et sans arme" comme dit Aristote, il a des vêtements qui lui tiennent chaud, des chaussures qui protègent des cailloux et des armes pour chasser. La nécessité ne lui courbe pas l'échine, il peut s'attabler gentiment en famille devant son assiette remplie et s'assoupir devant un écran lumineux. Les machines à son service l'entourent et le cernent, pour se déplacer, laver, fabriquer, s'amuser. L'organisation sociale lui garantit d'être soigné, approvisionné, éduqué. S'il a mal il dispose de la pharmacopée, ou de l'alcool ou du SAMU. Il ne perçoit la peur que très rarement, et l'épouvante jamais. Pourtant il y a la guerre.
Dans la guerre l'homme retrouve soudainement et violemment un état sauvage. Traumatisme de la chute dans un précipice, passage dans un autre monde où la civilisation s'efface. Perdre ses repères, sa couche, sa nourriture, sa famille, sa quiétude, sa sécurité, subitement. D'un coup la mort s'approche et vous survole avec sa faucille. Retrouver la sensation de la peur. Plus rien n'est beau, seules subsistent laideur et tristesse. Et comme les bêtes il faut tuer pour survivre, sauver sa peau, se cacher dans les trous de la terre, dans les tranchées côtoyer l'épouvante des explosions qui rendent sourd. Le bien et le mal disparaissent, viols et tortures apparaissent. L'ennemi veut votre disparition. Plus le temps de rêver il faut être attentif, concentré, tendu. Vous êtes sale, fatigué, épuisé, l'important c'est d'avoir une arme qui fonctionne, pas d'être propre. L'avenir est corrompu, vous ne savez plus si vous vivrez encore longtemps. Le sauvage humain ne se contente pas de tuer l'autre, il détruit tout : ses routes, ses ponts, ses théâtres, ses jardins, ses écoles, son peuple, son bonheur. Table rase. Les amis meurent, les parents meurent, les enfants meurent, il ne reste plus rien que les larmes, et l'espoir de vaincre ces sauvages sur ton territoire qui ne savent plus où sont le bien et le mal.