mercredi 18 janvier 2023

Quand Qwant décante Kant

 


Interroger un moteur de recherche, n'est ce pas comprendre un peu mieux la pensée d'Emmanuel Kant?

  Qu'est ce qu'un moteur de recherche? Un programme qui, à partir d'une indication de recherche, de bribes d'informations qui lui sont données, permet de suggérer un accès sur le web à des informations plus complètes en relation avec cette recherche. Comment fonctionne-t-il? Une réponse assez complète est donnée ici mais en résumé disons qu'un moteur de recherche tel Google ou Qwant passe en revue tous les sites web de la planète pour associer leurs pages à des index de contenu. Voilà sa première tâche. Pour cela toutes les pages du world wide web sont récupérées et parcourues pour déterminer quel sont leurs thèmes principaux, ce qu'elles évoquent et mémoriser leur adresse ( qui est une URL : universal Resource Locator). 

Ensuite il s'agit de déterminer des catégories de contenu auxquelles sont associées ces adresses de page. Par exemple une page qui évoque le mot "chien" ( texte ou photo) impliquera de passer en revue une pléthore de catégories pré-déterminées, connues dès le départ par le moteur, pour savoir à laquelle  "chien" appartient. La page sera alors associée à la catégorie "animal","canin","carnivore" et tout concept pertinent, dans une base de données (cf web sémantique ). La page elle-même peut contenir des "méta données" qui sont des catégories de classement qu'elle même embarque pour faciliter les associations du moteur. Ce travail est effectué à perpétuité à tout moment, un peu comme un moteur qui fonctionnerait en 24x7 pour effectuer ce classement ou comme un robot qui répète perpétuellement les mêmes mouvements. 

Une autre tâche du moteur consiste à recevoir les questions des internautes du monde entier, à comprendre la question posée dans la recherche pour lui associer les contenus les plus pertinents possibles et renvoyer ces propositions en résultat.

   Il s'agit donc d'un monde numérique dont les seuls objets seraient constitués de textes, de photos, de vidéos ou de pages html. Comment, pour une machine,  trouver du sens dans ce chaos? Comment répondre intelligemment à une question qui se résume à un court texte dans cette jungle numérique? Nous pourrions utiliser la métaphore suivante : l'être étrange que constitue le programme vit dans un monde composé de 0 et de 1. Dans sa recherche il n'a qu'un sens à sa disposition: la vision, il ne "voit" que des sites et des pages. Pour qu'elles prennent une signification quelconque il lui faut les associer à l'index des catégories, c'est à dire les ordonner pour qu'il soit possible de les retrouver rapidement. Autrement dit, pour le moteur de recherche, voir le monde avec du sens implique que les éléments qui l'habitent soient filtrés en amont via des catégories prédéfinies. La connaissance de ce monde est réglée via les catégories. 

De son côté un humain usager d'Internet ne prend pas connaissance au hasard des milliards de pages d'Internet, il serait en perdition dans cette jungle numérique. L'usage du moteur facilite sa recherche pour acquérir la connaissance qu'il intuitionne par sa question. En complément,  des connecteurs logiques peuvent être ajouté à la requête: des OU des ET qui forment au final une proposition logique par exemple:  "animal ET quatre pattes ET niche".

 Bien entendu le moteur ne pourra jamais suggérer des réponses ( ie des sites et des contenus ) qu'en rapport avec des catégories qu'il connaît déjà par son index. Telle est la limite de son pouvoir et de sa "raison".

La raison selon Emmanuel Kant

 Curieusement Emmanuel Kant, dans la "Critique de la raison pure", semble invoquer la même mécanique en ce qui concerne la raison humaine et son rapport avec le monde réel. Il suggère que nous n’accédons pas aux objets du monde tels qu'ils sont, mais tels que nous pouvons les connaître par nos moyens prédéfinis: nos cinq sens particuliers et notre entendement munis de nos concepts innés. Comme d'habitude sa langue revêt un caractère étrange:


"Nous avons donc voulu dire que toute notre intuition n'est que la représentation du phénomène, que les choses que nous intuitionnons ne sont pas en elles-mêmes telles que nous les intuitionnons, que leurs rapports ne sont pas constitués en eux-mêmes tels qu'ils nous apparaissent, et que, si nous faisons abstraction de notre sujet, ou même seulement de la nature subjective de nos sens en général, toute la manière d'être et tous les rapports de l'objet dans l'espace et le temps et même l'espace et le temps disparaissent, puisque, en tant que phénomènes, ils ne peuvent pas exister en soi, mais seulement en nous."(1)


Pour Kant, "intuition" signifie ici un mode passif et immédiat de connaissance que nous possédons via nos capacités sensibles : voir, sentir etc. Les "phénomènes" sont pour nous l'expression du réel représenté à l'intérieur de nous mêmes. Dans cette pensée vertigineuse Kant nous explique que ce que nous appréhendons immédiatement du monde n'est dû qu'à la conformation particulière de nos sens. Mais aussi que les relations que nous percevons entre les objets sont directement fonction des  caractéristiques de l'esprit humain. Cette pensée parait dans un premier temps difficile et compliquée.

Essayons d'expliciter. Lorsque nous voyons une fleur jaune il nous est pratiquement impossible d'imaginer qu'il ne s'agit pas en réalité d'une fleur jaune. Mais pensons à ce tableau de Magritte figurant une pipe et sa mention sous-jacente : "ceci n'est pas une pipe". En effet la représentation d'une pipe dans un tableau n'est pas une pipe dans la réalité, personne ne peut fumer la pipe du tableau. Il en est de même de la fleur jaune, ceci n'est pas une fleur jaune: nous percevons le phénomène jaune car notre vision émet via les neurones de notre cerveau la sensation du jaune. Cela veut il dire qu'en réalité la fleur est jaune? non elle est jaune pour nous. Les abeilles capturent par leur vision seulement trois longueurs d'onde dont l'ultraviolet qui est en dehors de notre spectre visible, leur monde sans jaune est il plus ou moins vrai que le nôtre? En fait la notion de couleur est elle même associée à un sujet percevant. Il y aurait-il des couleurs dans un monde sans êtres vivants? Les Sceptiques, il y a  presque deux mille ans, avaient déjà noté la relativité de notre perception, voici ce qu'en dit Sextus Empiricus:

"Il est donc possible que nous, n'ayant que ces cinq sens, ne saisissions par les qualités de la pomme que celles qui sont saisissables par nous[...]"  (2)

"[...] Que toutes choses soient relatives, nous l'avons établi auparavant- à savoir par rapport à ce qui juge - Chaque chose apparaît relativement à tel animal, à tel humain, à tel sens, et cela relativement à telle circonstance [...]" (3)

 Si la perception se caractérise par sa relativité que pouvons nous dire de vrai sur le monde des choses qui expriment un phénomène tel que la couleur? 

Rien ne peut être dit sur les choses "en soi", en dehors des phénomènes dont elles sont l'origine. voilà la proposition radicale de Kant  qui partage le monde entre "choses en soi" ( "Ding an sich") et phénomènes. Mais les longueurs d'ondes que nous mesurons et qui déterminent la couleur ne sont-elles pas la chose en soi? Non car elles ne sont que l'expression de nos représentations, quelque chose existe que notre raison analyse comme une longueur d'onde mais de ce quelque chose nous ne pouvons au fond rien en dire.

Le temps

  Puisque tout est perception du sujet, il faut admettre aussi que le temps et l'espace appartiennent à notre sensibilité. Nous sentons le temps, mais rien dans le réel n'est du temps. Nous sentons l'espace mais l'espace n'est rien. Pour qu'un objet soit perçu, il faut qu'il soit dans le temps et/ou dans l'espace. Ils sont le cadre, les conditions de possibilité de notre expérience du monde. Tous les jugements, toutes les propositions que nous émettons, toutes les phrases que nous construisons, présupposent  tout d'abord l'existence de la perception interne du temps. Avant, après, simultanément, sont des notions innées sans lesquelles rien n'est intelligible. Comment associer un effet à une cause si l'effet ne survient pas simultanément ou après la cause? Je ne peux pas savoir que c'est cette aiguille qui me pique si je n'analyse pas comme simultanées la douleur et la piqûre. Impossible de comprendre à quoi sert le bouton d'appel de l’ascenseur si on ne remarque pas qu'il arrive quelque temps après l'appui sur le bouton. Aucun phénomène ne peut être relié à une cause quelconque sans notion de succession ou de simultanéité. Le temps est un cadre dans lequel se déroulent tous les évènements du monde et tous les phénomènes par lesquels nous les percevons, la détection de causalité nécessite aussi la perception du temps. Elle est une des catégories a priori qui nous permet de percevoir le monde et d'y trouver du sens. A noter que dans leur index, les moteurs de recherche associent à la page sa date. Une information non datée doit être considérée comme obsolète ou invalide. Sans la mesure du temps les moteurs ne reporteraient que des informations inadéquates. 

"Mais puisque les aiguilles de la montre tournent cela prouve bien que le temps existe en réalité"? Cela prouve surtout que nous percevons des changements. Pour chacun, les moments passés à ne rien faire sont ressentis de façon tout à fait différente ce qui suffit à prouver que le temps est une perception interne. Le temps perçu par l'escargot ou la tique diffère totalement du nôtre. "Mais puisqu'on compare les vitesses?" En fait nous comparons plusieurs événements matériels et leur coïncidence ou leurs rapports dans l'espace. Hors de la matière, point de mesure du temps. Dans un environnement immobile où tout serait figé, une terre glacée à -273 degrés  sans aucun changement perceptible, il serait plus facile de comprendre que le temps est une perception interne au sujet.


Une théorie copernicienne de la connaissance 

 Ainsi en suggérant que la connaissance du monde ne vient pas directement de ce que nous appréhendons de lui mais plutôt d'une construction interne à notre esprit, Kant renverse la proposition communément admise. C'est pourquoi il se réfère à Copernic:

"Jusqu'ici on admettait que toute notre connaissance devait se régler sur les objets [...] Que l'on essaie enfin de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d'une connaissance  a priori de ces objets qui établisse quelque chose à leur égard avant qu'il nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de COPERNIC; voyant qu'il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel , en admettant que toute l'armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s'il n'aurait pas plus de succès en faisant tourner l'observateur lui-même autour des astres immobiles"(4)

   Le parallèle avec le moteur de recherche s'éclaire alors.

 Pour comprendre son environnement et agir sur lui l'homme interroge le monde à sa façon, par l'intermédiaire de ses fonction naturelles, au moyen des outils dont il est doté à la naissance. Ses sens lui permettent de savoir si la lumière est forte, la ville lointaine ou l'eau brûlante. Son intellect lui permet de spéculer, d'établir des conjectures, d'utiliser le langage mathématique. Le monde ne lui apparaît qu'à travers ses capacités "a priori".  Le monde Internet est questionné via un moteur de recherche pour qui la réalité se résume à des objets numériques dont il ne peut rien dire, ce sont ses "choses en soi". Elles ne prennent sens que par l'intermédiaire de ses catégories qui sont aussi établies "a priori", c'est à dire avant de pouvoir fournir un résultat à la question posée.

 Au final il n'est guère étonnant que les humains, lorsqu'ils créent des êtres numériques, soient inspirés par leur propre fonctionnement.

 

  

(1)Critique de la raison pure, E.Kant. Esthétique transcendantale §8

(2) Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre I, 14, 97

(3) Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, Livre I, 14, 135

(4)Critique de la raison pure, E.Kant. Préface à la seconde édition p 18