C’est pourtant bien le souffle divin de l’âme ( pneuma) qui donne vie et anime tout le corps Stoïcien, et son principe directeur ( Hègemonikon) qui donne son assentiment à ses faits et gestes.
Une autre marionnette permettrait d’évoquer une troisième ontologie. Pinocchio doit prétendument son existence de petit garçon à un sculpteur qui lui façonne un corps de bois, matière qui n’évoque pas la vie, bien que tout arbre met en action un bois vivant doté de sève et de feuilles. Et c’est peut être cette dualité du bois : inerte/vivant qui caractérise l’identité de Pinocchio. Car dans cette histoire, la bûche initiale, le morceau de bois qui paraît mort parle déjà avant d’avoir forme humaine, le bois semble être vivant avant même d’être sculpté par Geppetto. Ce garçon de bois n’est de plus pas une véritable marionnette puisque ses mouvements sont autonomes, Pinocchio court allégrement dès le début de l’histoire dans la campagne italienne. Il gagne finalement un vrai corps de chair par un coup de baguette magique de la fée bleue. Cette histoire évoque une matière originelle vivante et transformable, le bois, irrigué par la sève. Mais personne n’aurait l’idée d’appeler « sève » l’âme du bois bien qu’un bois sans sève se réduise à un bois mort. Dans l’hypothèse pinocchieste un corps purement matériel se suffit donc à lui même pour se maintenir vivant et nul besoin, comme la métaphore de la marionnette incite au début à le penser, de le doter d’un esprit ou d’une âme.
Si tant de siècles ont propagé l’idée d’une âme ou d’un esprit substantiel la faute en revient certainement à ce qu’on a nommé la conscience.
La Conscience
Bien sûr si l’on enlève, par chirurgie, des membres ( bras, jambes) et des organes d’un corps humain ( vésicule, rate, prostate, utérus, etc.) il est toujours capable de fonctionner. Mais pas si la tête est coupée. Il y a donc , comme l’évoquaient les Stoïciens avec l’Hègemonikon une instance matérielle vitale et directrice logée dans la tête : le cerveau. Mais la conscience n’est que la capacité sensitive du cerveau et non son tuteur. Elle provient de la simple matière, qui est première, devenant vivante tout comme Pinocchio.
Comme dit Spinoza :« Nul ne sait ce que peut le corps»(3). Pendant le sommeil la conscience disparaît, alors que le corps continue de fonctionner. Lors de gestes habituels qui ne demandent pas d’attention, elle n’est pas sollicitée, le corps ne voit pas de nécessité de l’informer, il est ainsi possible de conduire sa voiture tout en rêvassant. Les somnambules peuvent réaliser des parcours complexes, sans conscience. Altérer le corps, par exemple par l’alcool, c’est altérer la conscience qui en est une émanation. Si l’on nomme conscience le processus du corps qui informe des évènements intérieurs ou extérieurs alors l’amibe a une conscience(6).
Mais la conscience humaine se défend de tout cela et prétend absolument régner grâce à un allié de poids : le langage. En réalité la conscience n’existe que comme état (on est conscient ou non), et pas comme une entité. Les abstractions, les mots, les concepts sont-ils des êtres ? Existent-ils vraiment ? Petit détour par une question relative à l’existence des catégories, des classes, des espèces et des genres.
La controverse des Universaux
Un cheval, nommé « tempête » devant moi indubitablement existe, mais existe-t-il une espèce « Cheval » ? untel, mettons Thomas Pesquet, existe mais existe-t-il une espèce « Homme » dans la réalité ? Le genre, l’espèce, ne sont-ils que des inventions commodes du langage pour invoquer les objets qui se ressemblent ou bien sont-ils des êtres réels? Voilà le problème posé dans la « querelle des universaux » dont Aristote fut l’origine et qui se développa au Moyen âge.
Aristote, dans son « Ethique » , critique Platon et sa théorie des Idées. Ce dernier prétend que les Idées existent dans un monde séparé du monde sensible et que les choses n’en sont que de pâles copies : Une table « participe » de l’idée « table » en tant qu’elle en provient. Le monde des Idées plane au dessus du monde vulgaire des objets sensibles. Aristote s’inscrit en faux contre cette théorie. Alors qu’il cherche, dans son Ethique, à déterminer ce qu’est le Bien il révoque la pensée platonicienne d’un « Bien en soi », dont tous les biens ici-bas participeraient. En effet pour Aristote il n’y a pas un Bien mais des biens : le bien de la médecine c’est la santé, le bien de la stratégie c’est la victoire etc. ( Pour Aristote « bien » égale vertu ou fin). Autrement dit Platon adopte une approche « réaliste » du concept de « Bien », c’est à dire qu’il existe vraiment une Idée « Bien » dans un monde éthéré mais bien réel, alors qu’Aristote affirme une approche « nominaliste » : pour lui « le Bien » est un mot ou un concept qui se décline dans plusieurs instances particulières. La controverse antique s’élargit par la suite à tout « universel », genre ou espèce : les « universaux » existent-ils ou seulement les choses particulières qu’ils évoquent ? Examinons les trois postures possibles dans cette dispute.
Le nominalisme
Seul tel ou tel chien individuel existe dans la réalité. L’espèce « Chien » n’est qu’un simple mot, un son.
Le conceptualisme
Le réalisme
Au moyen âge Thomas d’Aquin défend l’idée que les universaux résident en Dieu, qu’ils président à toute création alors que Guillaume d’Ockham ne reconnaît comme existant que des choses particulières. Pour lui les termes généraux, genre ou espèce, n’ont aucune existence réelle. La théologie officielle de l’époque ne pouvait admettre une ontologie dans laquelle Dieu n’aurait pas créé les essences de toutes choses, Ockham fut accusé d’hérésie.
Bien plus tard dans les années 1920 a lieu en philosophie un « tournant linguistique » par lequel l’analyse du langage devient primordiale pour élucider des problèmes philosophiques. La philosophie analytique ( Frege, Russel, Wittgenstein,...) va alors s’opposer à la « philosophie de l’esprit » ( Hegel, Heidegger,...). Wittgenstein ira même jusqu’à dire :
Le positivisme logique ( ou empirisme logique)
De 1920 à 1930 se regroupent à Vienne autour de Moritz Schlick un ensemble de scientifiques et philosophes réputés ( Gödel, Carnap, Neurath, etc :le cercle de Vienne). Ils veulent comme Comte venir à bout de la métaphysique et trouver des critères de démarcation pour établir ce que seraient de véritables propositions scientifiques (dénuées de présupposés métaphysiques) par rapport aux propositions pseudo scientifiques. Pour cela un travail sur le langage est nécessaire pour reconnaître les propositions réellement dotées de sens, se rapprocher de l’empirisme pur, et se débarrasser des croyances et des spéculations. Il s’agit d’analyser le langage en le passant au crible de la logique pour que les théories de la science soient réductibles dans des énoncés de bases finalement toujours vérifiables empiriquement. Russel et Whitehead qui ont publié en 1913 « Principia Mathematica », la bible de la logique moderne, ainsi que Wittgenstein ( Tractatus logico-philosophicus) ont fortement influencé la naissance de ce mouvement.
Pour eux la science et ses propositions ( ses théories et les faits observés) nécessitent un formalisme logique et un rapport le plus fort possible avec la réalité, donc tout le contraire de la métaphysique et de ses formules empoulées et parfois difficilement compréhensibles. Wittgenstein dira même qu’elles n’ont aucun sens. On peut en prendre la mesure avec cet extrait de « Etre et temps » de Heiddegger :
Un langage au-delà de la science
Et l’esprit ?
Nos représentations, dont nous pouvons parler et que nous pouvons échanger avec d’autres locuteurs, nous font croire qu’elles sont la réalité. Que l’herbe verte est verte ou que nous avons un esprit. Or beaucoup d’animaux ne voient pas les mêmes couleurs que nous. L’herbe est verte, pour NOUS, humains. Sextus Empiricus, un Sceptique du IIe siècle, remarquait :
Le feu est chaud pour NOUS. Il s’agit de NOTRE rapport à la réalité. Voici ce qu’en disait John Locke :
Depuis longtemps les philosophes ont donc compris que nous appréhendions la réalité avec notre bagage sensoriel particulier qui donne lieu a des représentations.
Voilà justement la tâche de la science, constater la nature des choses indépendamment de nos spécificités humaines, de les détacher de la subjectivité, objectivation impossible d’ailleurs puisque la science est humaine. Pourtant elle réussit à porter un autre regard sur la réalité : le vert est une longueur d’onde, la chaleur une énergie due à l'agitation de molécule.
Friedrich Nietzsche(10)
(1) René Descartes. Méditations Philosophiques.
(2) John Locke. An Essay concerning Human Understanding II, xxvii, Of Identity and Diversity.
(3) Baruch Spinoza. Éthique III, 2, S.
(4) Aristote. Ethique à Nicomaque.
(5) Long et Segley. Les philosophes héllenistiques II. Les Stoïciens 53, G
(6) Raymond Ruyer. Néofinalisme
(7) Ludwig Wittgenstein. Tractus logico-philosophicus, proposition 7
(8) Sextus Empiricus. Esquisses Pyrrhoniennes. L I, 14, 95.
(9) John Locke, ibid II,27,22
(10)Nietzsche. Vérité et Mensonge au sens extra-moral.