mardi 15 janvier 2019

Différence, inégalité et injustice. L'inégalité est-ce bien ou mal ?

Des différences
Pas de vie possible sans perception de différences. Si je ne sais pas différencier le chaos qui m'entoure, aucune perception ne peut conduire à une quelconque action. Cela vaut pour le lombric, la tique, la taupe mais aussi pour le poisson, l'oiseau ou l'humain. Plus encore si je ne différencie pas ce que je suis de ce que je ne suis pas, l'intérieur de l'extérieur, la même conclusion s'impose. Je différencie donc je suis.
Kant démontre que pour le sujet humain les deux premiers cadres nécessaires à cette différentiation, qui donnent les conditions de possibilité d'ordonner le divers sensible, sont l'espace et le temps. Tout phénomène est situé dans l'espace ou le temps, et se différencie d'un autre phénomène soit parce qu'il lui  succède plus ou moins immédiatement soit parce qu'il apparaît localisé ailleurs.
Voilà donc un niveau fondamental de distinction des évènements.

Des choses
Mais dans un même moment ou au même lieu comment distingue-t-on les choses ? Par les qualités sensibles: étendue(forme), couleur, odeur, son, toucher. La différenciation opère par les cinq sens de façon séparée: deux flacons de parfum de forme identique peuvent émettre des odeurs différentes, et deux flacons qui n'ont pas la même forme peuvent diffuser la même flagrance. En plus des qualités sensibles statiques, le mouvement d'un objet par rapport à un fond immobile offre un critère de détermination supplémentaire de la différence. Si ce mouvement est mesuré il nous donne une vitesse. D'autres qualité physiques, mesurables, permettent de préciser une différence : le poids, la longueur, la densité, le volume, le niveau sonore, l'acidité, etc. Bien d'autres différentiations sont possibles et ont été classées dans des catégories décrites par Aristote ou Kant, comme la qualité, la relation, la modalité, la cause et l'effet,  etc. mais restons en aux différences physiques pour l'instant.

Des mesures

La mesure de "l'étendue" cartésienne, synonyme de l'espace qu'occupe sa matière, la rend facilement comparable avec une mesure étalon. Je me saisi de n'importe quel bout de bois rectiligne et je peux tout mesurer relativement à lui. D'autres méthodes plus élaborées, mais qui reposent sur un même principe de quantification, fournissent des mesure de poids, de distance, de ductilité etc.
Récapitulons, nous vivons parmi les différences et nous pouvons quantifier ces différences physiques par des systèmes de mesure invariants. Jusque là nous pouvons rester dans le camp de la science, du monde objectivé : les mesures ne dépendent pas d'un sujet particulier: un bâton d'un mètre mesure un mètre quelque soit celui qui mesure. Un bâton de 50 cm mesure 50 cm pour tous.
Pour mesurer nous nous soumettons à une norme: tout d'abord celle du mètre étalon , puis à la norme de la méthode: juxtaposer l'étalon à la pièce à mesurer et tracer fictivement une verticale du bout de la pièce à mesurer sur l'étalon et repérer le centimètre le plus proche du trait ainsi obtenu ce qui permet la mesure de 50 cm par exemple. Mais nous nous imposons aussi de croire aux lois invariantes de la nature : si l'étalon rétrécit entre deux mesures et si les objets ne conservent aucune caractéristique uniforme dans le temps alors le monde ne peut être objectivé. L'objectivation du monde suppose un accord des sujets sur sa permanence, mais aussi un accord sur les relations que les sujets entretiennent avec le monde, par exemple l'accord entre les différences que les sujets perçoivent.
Nous pouvons alors juger ou qualifier ces quantifications.

Des jugements  

L'ordre cardinal des nombres obtenus lors d'une mesure : 100 cm et 50 cm permet de les déclarer inégaux. Ceci toujours indépendamment du sujet qui mesure. Mais l'égalité ou l'inégalité que nous posons parmi les nombres ou pour les mesures, est une interprétation d'une différence, de même que les qualités "supérieur" ou "inférieur". Égalité ou inégalité ne sont pas des notions de notre sensibilité, mais proviennent de la connaissance, de normes apposées à la nature grâce à sa quantification. Il n'y a pas d'égalité ou d'inégalité dans la nature, la nature ne mesure rien, ne pose pas de normes, en revanche des différences s'y trouvent.

Nous avons donc passé un cap: des pures différences sensibles nous sommes passés au niveau de la science et des mesures,  puis au niveau du jugement : égal, inégal, inférieur, supérieur. Nous ne pouvons pas sortir de notre "ordre" mathématique pour qualifier les choses par d'autres adjectifs tels que "bien" ou "mal". L'ordre mathématique est incommensurable avec l'ordre éthique. Le fait que 50 soit inférieur à 100 ne peut être qualifié de bien ou de mal. Pourquoi ? parce que les mathématiques pures ne manipulent pas des objets réels mais des objets  et des relations imaginaires, elles ne peuvent prétendre représenter en elles même quelque valeur morale dans notre monde. 

De l'agrément

Mais qu'en est-il  du bâton de 50 cm comparé à celui de 100 cm ? Nous sommes alors immergés, avec le bâton, dans le réel. D'aucun dira du bâton de 50 cm que c'est "un bon bâton", alors qu'un autre préférera celui de 100 cm et appellera celui de 50 cm un "mauvais bâton". Nous pouvons dire alors ces bâtons inégaux, mais en quoi l'un représenterait-il le bien et l'autre le mal ? Impossible de se déterminer par une réflexion morale, de nouveau nous ne sommes pas placés dans le bon "ordre". Nous quittons le monde objectif pour des appréciations subjectives.
 Nos deux utilisateurs de bâtons opèrent une réflexion motivée par une finalité. Nous sommes donc placés dans l'ordre de la raison instrumentale, de l'agrément. L'un désire utiliser une baguette pour faire avancer les vaches, 100 cm représente alors la bonne longueur. L'autre veut remuer de la peinture dans un pot, 50 cm conviennent tout à fait. Cette inégalité de fait ne peut donc être qualifiée absolument en bien ou en mal,  mais elle devrait plutôt être considérée comme une diversité de choix. En effet c'est parce qu'il y a des bâtons de taille inégales que plusieurs usages en découlent, et ainsi qu'ils satisfont des buts différents. Nous pouvons donc dire que l'inégalité dans ce cas est bonne.

 De l'inégalité

 Que penserions nous d'un monde dans lequel tous les vêtements tailleraient identiquement? où tous les steaks pèseraient 100g, ou tous les bâtiments auraient le même nombre d'étage? où la longueur de cheveux serait réglementée au mm près ? où on ne trouverait qu'une seule pointure de chaussure pour tous?
Les vêtements sont proposés en tailles inégales, tout comme les chaussures. Nous jugeons cette inégalité bonne en soi car elle rend adéquat les habits à la taille de ceux qui les portent. En effet les gens sont différents par nature : des petits, des gros, des grands, des maigres... ces différences sont mesurables physiquement, sont quantifiées, et cela permet d'en déduire des tailles et de vêtir chacun selon ses formes.
Certains aiment avoir les cheveux longs, d'autres les cheveux courts, et les coiffeurs s'adaptent bien volontiers à cette demande forte d'inégalité.
Chacun dort de manière très inégale, les jeunes dorment plus de dix heures par nuit, les personnes âgées se rapprochent de sept heures. Un ado ne voudrait sûrement pas échanger sa longue nuit contre sept heures, ni le sénior ne souhaiterait dormir dix heures. Chacun dans son camp se trouve ravi de cette inégalité.  
Dans les magasins profusions d'articles sont proposés dans des quantités inégales: vous pouvez trouver à la fois des bouteilles d'eau minérales de 50, 100 ou 150 cl, idem pour les boites de conserves, les paquets de pâtes etc. 
En conclusion l'inégalité peut provoquer de l'agrément, de la diversité, voire même être nécessaire comme dans le cas où l'on adapte une prothèse dentaire  ou une prothèse de hanche. Personne ne trouve injuste d'avoir un vêtement de taille différente de celle du voisin ou bien un pacemaker adapté, ce qui manifeste pourtant une inégalité, pourquoi ? Parce que le concept d'inégalité a été partagé en deux depuis Rousseau et son "Discours sur l'origine et le Fondement de l'inégalité parmi les hommes". Il y distingue l'inégalité physique et l'inégalité morale.

De l'inégalité parmi les hommes ou De l'injustice

Les penseurs des Lumières ont réclamé, comme Rousseau, l’Égalité. Il désiraient en finir avec les privilèges de la noblesse. En finir avec l'idée que par la naissance on puisse obtenir des droits particuliers: avoir droit à des terres, à de l'éducation, à la domination sur tous les autres, simplement parce que bien né. Il s'agit donc d'établir une égalité en droit, et de chasser l'inégalité.
D'où vient à l'origine ce sentiment d' inégalité ? Rousseau explique que les hommes, sortant de l'état de nature et commençant à faire société sont à la recherche d'estime, et désirent se mettre en valeur " Chacun commença à regarder tous les autres et à vouloir être regardé soi-même et l'estime publique eut un prix [...]le plus beau, le plus adroit, le plus fort, ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l'inégalité[...]". En somme attribuer une valeur à ces différences les transforme en inégalité morale." De ces premières préférences naquirent d'un côté la vanité et le mépris et de l'autre la honte et l'envie". Notons que riches ou pauvres sont affublés de défauts équivalents. Puis c'est la propriété qui fait disparaître l'égalité parmi les hommes de cette société naissante. La propriété croissante de l'un, grâce à ses qualités naturelles et la considération qu'il en retire, et l'envie de l'autre, sont au fondement de l'inégalité dans la société civile. Remarquons que Rousseau reprend plus loin le terme de "différence" au lieu de celui d'inégalité, tout en rappelant que l' origine de ces différence provient de la formation en société : "Telle est la véritable cause de toutes ces différences : le sauvage vit en lui-même, l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres". Rousseau termine son Discours de façon assez étonnante pour l'esprit contemporain:
"Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en proportion avec l'inégalité physique". Autrement dit l' inégalité morale est en accord avec le droit naturel lorsque qu'elle provient en proportion des inégalités physiques, pas lorsqu'elle provient d'héritages ou de privilèges extorqués. Comment pouvons nous profiter de cette réflexion aujourd'hui ? Quelles seraient les inégalités admissibles ?

Du salaire

Lorsque deux revenus, comme par exemple des salaires, sont comparés par leur valeur numérique, ils peuvent être décrits comme simplement différents, ou jugés inégaux, inférieurs, supérieurs, ainsi que nous l'avons vu précédemment. Mais sur quel critère qualifier cette inégalité d'injustice ?
L'ordre mathématique, nous l'avons vu, est incommensurable avec l'ordre moral. Excluant le critère de la grandeur mathématique, il nous faut donc trouver d'autres critères qui relèvent de l'ordre moral, de l'ordre politique ou juridique.
Percevoir un revenu peut être considéré juste à condition que celui qui le reçoit accomplisse un travail réel et respecte les lois.  Lorsque qu'un emploi ou un salaire sont discriminants sur d'autres critères que la compétence, par exemple le sexe ou l'origine, l'entreprise est hors la loi et injuste par définition par les lois positives.
Est-il suffisant de se conformer aux lois pour garantir la justice?
Celui qui contrevient au principe de la justice distributive d'Aristote, "attribuer à chacun ce qui lui revient", en payant une misère celui qui s'épuise à travailler intensément et en donnant les postes les mieux rémunérés aux fainéants incompétents sera également de toute évidence dans l'injustice.
Nous pourrions aussi considérer le critère platonicien de la justice vue comme une harmonie : celui dont le travail perturbe ou affecte négativement la cité ( nous dirions aujourd'hui le monde)  ne doit pas être récompensé, il sera injuste en soi qu'il le soit et d'autant plus que sa rémunération est forte. Nous pouvons classer dans cette catégorie ceux dont l'activité consiste à épuiser les ressources terrestres, ceux qui profitent de la misère, ou ceux qui créent et vendent des dettes titrisées .
Ou bien nous pouvons examiner si ceux qui sont rémunérés sur le budget de l’État, qui constitue notre bien commun, exercent correctement leur travail et si leurs tâches sont utiles, dans le cas contraire l'injustice est criante puisqu'ils profitent de la sueur de tous et s'attribuent sans raison une partie de l'argent de la communauté des citoyens.
Ou encore nous pouvons désigner injuste de payer au minimum vital le petit employé ou l'ouvrier qui apporte sa contribution dans l' entreprise où le PDG touche  sept cent fois plus et licencie du personnel ou bien délocalise une usine. Le dirigeant désavoue le principe d'harmonie et désorganise la société. De même nous pouvons qualifier d'injustice le fait de rémunérer par dividende l'actionnaire, lorsque des emplois sont supprimés et que des salariés se retrouvent au chômage. On ne peut récompenser celui qui ne travaille pas quand celui qui travaille est jeté à la rue, on ne peut qualifier de vertueux celui qui profite du malheur des autres,  l'harmonie politique est rompue et l'injustice en découle.
Mais revenons à notre comparaison de deux emplois, deux revenus, par exemple le premier de 1500 euros dans une entreprise A , le second de 5000 euros dans une  entreprise B. Si aucun des deux employés n'effectue un travail qualifiable d'injuste, si chacun a bénéficié de l'éducation publique, sur quelle critère la différence de revenu deviendra-t-elle une injustice ?
Je pense que la réponse de Rousseau est limpide et adéquate: si le plus fortuné ne le doit qu'à ses qualités naturelles, personne ne peut qualifier son salaire d'injuste, sauf peut-être si l'on est poussé par l'envie, ce qui amène à confondre différence, inégalité et injustice.

De la situation

"On est tous né quelque part" dit la chanson. Alors qu'une grande majorité des français appartenait à la ruralité dans l'immédiat après guerre la situation s'est renversée et nous sommes plutôt urbains. "On ne choisit pas sa famille" etc, évoque l'idée que nous sommes "situés" dans un temps un espace une société, qui crée des différences avec d'autres temps, d'autres lieux, d'autres sociétés. En temps normal de nos jours beaucoup n'ont aucune volonté de vivre à la campagne : désert médicaux, emploi rare, absence des services publics etc. La ville et la banlieue siphonnent la majorité de la population, et la campagne ne fait plus recette. Mais la densité moindre de population mathématiquement y rend les virus moins ravageurs, encore une différence qu'on ne peut nommer une inégalité.
Par un mouvement inverse à l'exode rural, suite à la pandémie de coronavirus et par l'annonce d'un confinement, ceux qui en avaient la possibilité ont rejoint la province et leur résidence secondaire. Ce mouvement a déclenché une vague de protestation. D'une part on estimait qu'afficher depuis les jardins des photos de farniente et d'oisiveté bien vécue sur les réseaux sociaux était indécent pendant que d'autres mourraient. D'autre part on reprochait à des gens possiblement contaminés d'essaimer le virus ailleurs. Je juge ces reproches fondés, surtout pour ceux qui sont partis dans des trains bondés mais au fond si ceux qui les critiquent étaient à leur place se conduiraient-ils différemment? S'ils étaient asymptomatiques ( bien que possiblement contaminants ) ne seraient-ils pas partis dans leur voiture? Le pouvoir aurait-il dû bloquer les sorties des villes contaminées comme à Wuhan?
Mais il me vient à l'esprit que ces reproches  légitimes masquent un autre phénomène, d'autres sentiments moins nobles que de protéger son prochain. La généralisation du confinement met en évidence et exaspère la diversité des statuts, des différentes modalités à vivre reclus. Le ressentiment, empêché et impuissant face à un ennemi insaisissable et invisible,  se retourne déchaîné contre les différences visibles, qui sont illico renommées "inégalités". Ceux qui ont une maison de famille dont ils ont hérité, ceux qui ont travaillé toute leur vie pour acheter une bicoque pour être au calme et au vert, ceux qui ont retapé tous les week-end une ruine à la sueur de leur front se sont dits qu'il serait moins pénible d'y passer, sans ostentation, la quarantaine que de rester enfermés en ville. Les plus riches partiront sur leur yacht ou bien à l'étranger. Mais les petits propriétaires  font comme eux les frais d'une fronde vengeresse et jalouse. Les consignes gouvernementales avant le confinement les autorisait à partir, ils avaient donc la bénédiction des autorités de santé. Il sont mal reçus également dans les provinces où l'on cultive aussi volontiers l'amalgame entre un pouvoir centralisateur et ceux qui comme les nouveaux arrivants le subissent, entre l'élite et le tout venant qui se réfugie dans sa résidence secondaire. Restez chez vous disent-ils aux urbains, oubliant qu'ils envoient en ville leurs rejetons en souhaitant qu'il soit accepté pour un avenir ouvert aux possibles multiples de la métropole, ou bien font semblant d'ignorer que ces déplacés de l'hiver font vivre la région pendant la période d'été.
Je sens ce vent mauvais de la passion égalitariste qui veut couper tout ce qui diffère et ce sale relent du lynchage qui cherche à débusquer le premier bouc émissaire qui passe. Le confinement passe dans les esprits, ils se ferment en même temps que les portes.
Je suis à Paris, mais j'aurai mille fois préféré me trouver ailleurs. Pourtant j'accepte qu'il y ait des différences de situation, je ne les juge pas inégalitaires ou injustes, pourvu qu'elles ne soient le résultat d'un bénéfice illégalement tiré de la situation, par exemple  comme les voleurs de masques qui les revendent à la sauvette.














































samedi 12 janvier 2019

Les 100% les plus riches

Quand les chaînes d'information continue  reprennent les éléments de langage du gouvernement cela donne ceci "la taxe d'habitation ne sera pas supprimée pour  20% des plus riches, c'est une mesure de lutte contre les inégalités".
Platon aurait été surpris d'entendre le déplacement sémantique qu'on opère 24 siècle après "La République". Inégalité est devenu synonyme d'injustice. Platon ne parlait pas d'inégalité mais de justice et  décrivait la société "juste" composée de trois classes: le peuple artisan et commerçant, les guerriers soldats et la classe éduquée qui comprenait les philosophes. Ces trois classes doivent vivre harmonieusement, voilà en quoi consiste la justice. Il accordait évidemment une valeur primordiale à l'éducation qui permettait d'apercevoir et de viser le Bien ce qui amenait naturellement le philosophe roi à gouverner et à guider les foules.
Aristote n'aurait pas été moins surpris lui qui définissait la justice distributive comme "ce qui revient à chacun" et toute vertu comme une "médiété" c'est à dire située entre excès et défaut : le courage / la lâcheté, la tempérance / l'intempérance, la justice / l'injustice ... Ainsi entre justice et injustice s' interposait l'idée de graduation, de variation de l'une à l'autre, nuance qui tend à disparaître aujourd'hui où tout bascule soit dans "l'égalité" soit dans "l'inégalité", dans la "pauvreté" ou la "richesse".  Un jeune ingénieur célibataire percevant un salaire mensuel de plus de 2500 euros  serait classé dans les 20% "les plus riches" et appelé à contribution ( https://www.publicsenat.fr/article/politique/taxe-d-habitation-ce-que-dit-le-couac-du-gouvernement-136751)  . Il lui faut faudrait céder une partie de ce qu'il a gagné dans un impôt spécifique, dont la plupart seraient exonérés, car il aurait créé de "l'inégalité". Noter que la même formulation de "riche" pourrait être utilisée si on considérait "les 30% les plus riches",  ou les 60% ou les 70 %, ce qui ôte tout contenu à l'idée de richesse: nous faisons tous partie des 100% des plus riches.

 John Rawls, philosophe, théoricien de la justice, auteur de "Theory of Justice" ( https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-1-page-55.htm)  a tenté de définir quels seraient les principes de justice sur lesquels nous pourrions tous tomber d'accord, comme une expérience de pensée menée à partir d'une situation commune pour tous. Il cherche des principes qui ne tombent pas dans les travers de la morale utilitariste qui n'hésite pas à sacrifier une partie de la population pour le bonheur du plus grand nombre ( par exemple ceux qui seuls paieraient la taxe d'habitation...)
Il en distingue deux : 

- chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous
- les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances



Le deuxième principe de Rawls conditionne l'accès égal aux différents emplois, il s'agit donc d'un principe de justice élémentaire. Dira-t-on que ce célibataire, qui a travaillé dur pour passer son diplôme d'ingénieur, d'abord en lycée puis en cours du soir au CNAM, a bénéficié d'un passe droit ? que le poste qu'il a obtenu dans une entreprise française n'était pas "ouvert à tous"? Bien entendu ce poste était conditionné par un profil de compétence, quand Rawls dit "ouvert à tous" il sous entend évidemment à compétences égales. Son salaire est-il injustifié par rapport au service rendu ? rien ne permet de le penser car il ne pourrait garder sinon son emploi dans le privé.
Donc pour Rawls il est parfaitement juste qu'il obtienne et garde ce poste s'il en a les compétences.
Mais alors où est l'inégalité ? pourquoi lui infliger un impôt "spécial" pour corriger ce qui apparaîtrait comme "une inégalité" donc une injustice ? Simplement sur la base de la comparaison de ses revenus avec des  revenus plus faibles. De revenus "inégaux" nous passons par une nouvelle théorie à revenus "injustes". Il faut donc passer par l'impôt pour diminuer l'inégalité de revenu et par conséquent diminuer l'injustice. Attendez... mais n'est ce pas le rôle de l'impôt sur le revenu? N'est il pas progressif ? Notre jeune ingénieur ne contribue t-il pas à l'impôt  proportionnellement à ses revenus? Ne permet-il pas de fabriquer plus de routes, d'écoles, de payer plus de policiers, de professeurs, de juges que ceux qui gagnent moins que lui? Pourquoi lui demander de contribuer plus ? N'y a t-il pas l'idée qu'au fond il bénéficie de privilèges ? Qu'avec ses 2500 euros il vit comme un nabab?
Dorénavant, comme une révision des principes de Rawls, les règles de la nouvelle fiscalité gouvernementales seraient les suivantes: 

1) Si les situations diffèrent alors elles sont inégales donc injustes.
2) les inégalités économiques et sociales doivent être compensées pour bénéficier aux plus désavantagés.


La première règle à l’œuvre remet tout simplement en cause la propriété.


De John Locke à Joseph Proudhon un certain raisonnement logique a attribué à chacun la propriété de son corps et par conséquent des fruits de son labeur car effectué par ce même corps. Marx a remis en question cette idée pour une nouvelle axiologie : la satisfaction des besoins individuels passe par la propriété collective des moyens de production, la propriété commune passe avant la propriété individuelle.  Le peuple doit pouvoir accéder à la santé, à l'éducation, à la culture ( ouvrière, pas bourgeoise). La véritable production est matérielle, ouvrière ou paysanne. Pour les bolcheviques, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains, éducateurs, ingénieurs , penseurs ou artistes, rentiers, par cette nouvelle échelle axiologique doivent redescendre de leur perchoir. De fait beaucoup se sont retrouvés au plus bas: au goulag. Mais ces bolcheviques se sont trompés : le penseur n'est pas à côté de son corps. C'est bien par la production réalisée par son corps qu'on peut dire "Eiffel a construit une tour". Sans ses plans matériels, sans les ordres qu'il a donnés, sans la finalité qu'il a actualisé en mettant en mouvement des centaines d'ouvriers, il n'y aurait pas de tour Eiffel. Alexandre Gustave Bonickhause dit Eiffel, ingénieur centralien, n'était pas interchangeable, il n'était pas remplaçable. L'être humain a une valeur, des qualités, des compétences. Ignorer l'individu spécifique et  pénaliser ses qualités propres conduit à des sociétés totalitaires, grises, inhumaines, sans évolutions, sans créativité. Ségréguer par des critères de revenu imposable, dans une monstrueuse réduction de toutes les valeurs, des profils totalement différents:  l'
héritier rentier  richissime et fainéant, le trader qui vend ses titres avant des les acheter, l'ingénieur génial et méritant, l'artisan bosseur issu des "quartiers" qui ne prend jamais de congés, aboutit à déprécier les notions d'effort, de connaissance ou de mérite, par ailleurs tant vantées par le libéralisme .
 
 La société française ne ressemble guère à la Russie arriérée de 1917 ou régnaient maladie, famine, alcoolisme, analphabétisme qui côtoyaient la richesse de grands propriétaires soutenus par l'état. Chacun aujourd'hui a le droit à la santé par CMU, à une retraite par l'assurance vieillesse, au droit au logement ( DAL)  et à un revenu de substitution en cas de chômage, mais des injustices graves subsistent. Il n'est de semaine où il est rappelé que  les services publics abandonnent des territoires, que les déserts médicaux se multiplient,  que des gens meurent dans l'effondrement d'immeubles vétustes, que des chômeurs restent au ban de la société,  que les écarts de revenus se creusent. L’État doit faire en sorte de faire disparaître ces injustices. Faut-il pour cela diviser la société et jouer les simples salariés contre les cadres ? ceux qui travaillent contre les chômeurs ou les retraités, les moins éduqués contre les plus éduqués ? L'instituteur débutant touche à peine plus que le SMIC. L'agrégé en fin de carrière perçoit 3000 euros. Bientôt un impôt spécifique pour les ingénieurs débutants. La valeur de la connaissance chute, et dans le même mouvement les populismes continuent leur ascension.

dimanche 6 janvier 2019

La bifurcation de la nature

En 1910 Albert North Whitehead et Bertrand Russel voyaient paraître leur grand œuvre "Principia Mathematica", qui fondait la logique moderne. Mathématicien, Whitehead était aussi philosophe et auteur de "The Concept of Nature" en 1920 et de "Process and Reality" en 1929. Dans le premier, il déclare: "je m'élève contre la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité...".
En quoi consiste cette bifurcation? Au lieu d'en rester à une nature unique dans laquelle nos lointains ancêtres se sentaient immergés, leurs successeurs avides de connaissances se seraient retrouvés devant un chemin se divisant et conduisant à deux type de natures différentes.
L'une, objectivée par la science physique, composée d'électrons et de molécules que l'on investigue scientifiquement par l'outillage approprié. L'autre, subjective, directement saisie par notre esprit, mais qui n'aurait pas plus de valeur qu'un "songe", ironise-t-il. Curieusement  pour Whitehead, la nature n'est pas plus "connue" au moyen de la théorie physique que par notre subjectivité. Whitehead propose une autre façon de considérer ce dédoublement. La nature objectivée serait cause des effets subis par le sujet dans sa conscience, effets qui lui apparaissent donc comme une seconde nature, cette dernière étant subjective.

Cette dualité rappelle la critique que Bergson porte au "parallélisme psycho physiologique". Dans un article de 1904 paru sous ce nom : "le paralogisme psycho-physiologique" et qui apparaît dans le recueil de conférence "l’Énergie Spirituelle", Bergson résume ainsi cette thèse: "un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s'en suit", ou encore : "la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau; elle l'exprime seulement dans une autre langue". Bergson s'oppose à cette théorie du parallélisme, qu'il estime contradictoire, ne serait ce que dans son énoncé. Pour formuler cette contradiction Bergson propose de reformuler cette thèse du parallélisme par l'intermédiaire de deux "notations"deux systèmes philosophiques, deux façons de se représenter le réel : "l'idéalisme" et "le réalisme". Ceci  afin de montrer que l'affirmation du "parallélisme" impose de passer successivement d'une notation à une autre pour le décrire, ce qui invalide cette thèse.
Pour faire bref, l'idéalisme pose que la réalité est représentation, il n'y a rien de plus dans l'objet que sa représentation,  alors que le réalisme implique que nos représentations diffèrent de la réalité et ne peuvent l'épuiser.

Pour l'idéalisme la réalité d'une scène vue provoque la représentation de mouvements d'atomes dans le cerveau. Mais il n'y a "rien de plus dans un chassé croisé d'atomes cérébraux que le chassé croisé de ces atomes". Aucune autre image ne peut "sortir" de cette image des atomes cérébraux. Pourtant n'est ce pas aussi ce qu'il advient par la mémoire?  réplique Bergson. Un souvenir qui advient ne provoque-t-il pas un mouvement équivalent dans le cerveau? Non affirme-t-il, la représentation d'une remémoration "n'équivaut pas à un état cérébral particulier "puisque ce dernier fait partie de cette représentation. Attribuer dans ce cadre un rôle causal caché aux atomes du cerveau qui permettrait l'accès à une autre représentation, celle de la conscience, c'est passer de l'idéalisme au réalisme.

Pour le réalisme, il faut "supposer derrière nos représentations, une cause qui diffère d'elles". Phrase qui rappelle fortement la bifurcation rejetée par Whitehead. Mais en faisant de la conscience une conséquence pure des mouvements atomiques du cerveau qui en serait l'unique cause, on isole le cerveau de la réalité des objets qui causent initialement cette représentation,rappelle Bergson. Or on ne peut isoler une représentation, comme celle du cerveau, que dans un cadre idéaliste, puisque dans le réalisme tous les objets "forment système indivisé".

Par conséquent dit Bergson cette thèse du parallélisme psycho-physiologique est contradictoire puisqu'elle implique soit de de verser dans le réalisme à partir de l'idéalisme, soit de faire appel à l'idéalisme à partir du réalisme.

Mais la démonstration de Bergson repose sur un préjugé : toute la réalité ne pourrait être décrite logiquement que par l'intermédiaire de l'un des deux systèmes philosophiques qui s'opposent: idéalisme ou réalisme. Or la contradiction démontrée dans le cadre de chacun d'eux n'invalide donc pas d'emblée le parallélisme s'il est possible de décrire autrement la réalité.

Revenons à la "Nature". Si nous appelons "Nature" la réalité, alors l'homme est un être naturel comme les autres, lapin, biche, ou ours polaire. Nous pouvons définir une autre sorte de bifurcation: considérer que les hommes et les artefact humains ne sont pas "naturels". Qu'il y a un "dehors" et un "dedans". Une nature sensible de l'homme et une nature "suprasensible" comme le revendique Kant pour sauver la liberté. Or par quelle magie une nature produirait un être qui ne serait pas naturel? par quel mystère un être naturel produirait des objets qui ne le seraient pas ? Par quel miracle l'homme se prétend-il hors nature ? Est ce parce qu'il introduit des gamètes dans un ovule in vitro ? mais d'où proviennent ces gamètes et ces ovules, ne proviennent-ils pas de la nature ?  le verre de l'éprouvette n'est ce pas de la silice? Même le clonage sera toujours de la reproduction, donc un processus naturel.
Comme tous les organismes évolués l'homme est piloté par la nature, par exemple par sa reproduction nécessaire à l'espèce. Mais aussi il la pilote en usant de ses ressources, tout comme l'oiseau fabrique un nid avec des brindilles ou les abeilles des alvéoles de cire pour leurs larves. Il n'y a pas une nature qui s'insinue par les yeux d'un homme, et une deuxième nature représentée qui se forme dans son esprit, tout comme lorsqu'un lac reflète le ciel le reflet ne crée pas un autre ciel . Chaque organisme perçoit de ce monde ce qui lui fait sens, en tire une signification et agit en fonction de sa préservation. La tique hérite d'un monde très pauvre  et l'homme d'un monde très riche mais ils appartiennent à la nature au même titre : ils sont reproduits par elle et doivent subsister, vivre dans leur "umwelt"( Mondes animaux, Monde humain. Jacob von Uexküll). Tous ce que les animaux digèrent à l'intérieur, aliments ou pensées, appartient au même monde que "l'extérieur". Nous sommes la nature, elle ne commence pas à l'extérieur de notre corps, et notre corps ne se résume pas à la conscience que nous en avons. Après la mort nous nous décomposons, tout comme le cheval ou l'oiseau. Tous les mots que nous prononçons, tous les sons que nous proférons par notre corps, n'y changeront rien.