mardi 16 novembre 2021

La grande histoire


 La chaîne Arte a diffusé en Septembre 2021 "La grande histoire des peuples d'Amériques" , un documentaire en quatre volets de 52 minutes. Cette histoire concerne aussi bien les peuples d'Amérique du sud que du nord, elle met l'accent sur les cultures spécifiques et les traditions que tentent aujourd'hui de faire survivre leurs descendants.

Les premiers peuples indiens d'Amérique du nord, et maintenant du sud, ont au XXe siècle été reconnus comme des victimes de la colonisation et de la civilisation moderne, et les occidentaux se sont à peu de frais refait une virginité en valorisant en retour leur culture ancestrale et leur mode de vie respectueux de la nature.

Grâce à des chercheurs comme Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss ou Philippe Descola qui soutenu sa thèse face à l'auteur de "Tristes tropiques", les "sauvages" ont acquis le statut d'êtres dont les traditions et le mode de vie sont admirables, ou en tous cas dont les croyances ne sont plus considérées comme simplistes ou ridicules mais au contraire témoignent d'une symbiose avec leur environnement. La complexité des mythes, des échanges, des systèmes de parenté, des cérémonies, les relations établies avec les animaux ou les végétaux recueillent maintenant notre admiration et notre regard bienveillant pour ceux qui ont su qui ont vécu si différemment et si loin de nous.

La même sympathie est adressée à leurs descendants qui ont su garder un trait caractéristique de ces civilisations: le maintien de la tradition et l'amour des ancêtres. Ce documentaire d'Arte illustre à foison ces liens puissants qui lient les générations chez les peuples d'Amérique du Nord, et met en scène cette récente admiration. 

Extraits:

"La culture amérindienne est bien vivante, ses racines remontent à plus de treize mille ans"

"Ces peuples éloignés partageaient la même croyance en leurs liens profonds avec la terre, le ciel, l'eau, et tous les êtres vivants."

"Ce profond respect pour la nature a engendré de grandes nations."

"Regardez cette ceinture wampum, c'est notre façon de préserver la mémoire, c'est notre livre d'histoire", dit un Iroquois , peuple dont le documentaire avance qu'il a inventé la démocratie et a inspiré les pères fondateurs de la constitution des Etats Unis. Cette ceinture date de l'aube de la création de ce peuple.

Nous voyons défiler les actuels Iroquois devant la ceinture et la toucher comme une relique sacrée.

"Quand on touche cette ceinture, on salue ses ancêtres" explique un patriarche. Le culte du chef est par ailleurs fondamental, et les grands chefs sont vénérés.

Nous sommes ainsi passé assez rapidement à l'image d' indiens cruels et sanguinaires, amateurs de whisky, tels qu'ils étaient dépeints dans les westerns hollywoodiens des années 30, à de sages philosophes dont la haute civilisation nous inspire. Ces amérindiens qui nous fascinent sont terriblement attachés à leur territoire, leurs frontières, leur identité, jusqu'à faire la guerre pour les défendre.

 Qui dit peuple, identité, culture forte , territoire délimité, culte du chef et tradition inamovible n'a pourtant pas bonne presse aujourd'hui en occident. Au contraire, les valeurs en vogue seraient plutôt multiculturalisme plutôt qu'identité figée,  rejet des générations passées ( "ok boomer") plutôt que respect des anciens, consumérisme et objets jetables plutôt que sacralisation des reliques, valorisation de tout ce qui apparaît comme nouveau plutôt que conservation et transmission, village mondial plutôt que territoire à défendre. Jusqu'à l'idée de peuple qui tend à perdre sa polysémie: jusqu'ici "peuple" se déclinait à la fois en ethnos et demos, mais se réduit maintenant à ce dernier, ensemble de citoyens unis dans un système politique commun. Quant au culte du chef, voyez ce qu'on penserait des gens qui se mettraient à genou devant le képi du général de Gaulle.

D'où vient cette schizophrénie ? Tout se passe comme si nous célébrions ailleurs, dans la figure des amérindiens, ce dont nous ne voulons plus ici. Nous valorisons là bas ce que nous haïssons chez nous.

Mais le regard que nous posons si loin est muni d’œillères. Ces valeurs dont parlent les Iroquois actuels dans le documentaire ont déclenché d’innombrables guerres entre les Mohawks et les Oneida entre autres. La cruauté des Aztèques et des Mayas est bien connue, eux qui sacrifiaient horriblement leurs prisonniers. Aussi bien en Amérique du Nord qu'au sud on pratiquait l'anthropophagie, on ouvrait la poitrine des sacrifiés pour manger leur cœur battant. Nous filtrons les aspects qui nous hérissent pour ne garder que les objets qui nous valorisons.

Lévi-Strauss explique dans "Race et Histoire" en 1952 puis dans  "Race et culture" en 1971 que pour exister une culture doit être défendue pied à pied sur un territoire sous peine de voir disparaître ses traits caractéristiques. Nous adhérons à cette pensée  lorsqu'elle ne nous concerne pas, par exemple chez les amérindiens d'origine, mais elle rentre aujourd'hui chez nous en conflit avec une autre érigée en dogme qui est celle du relativisme culturel : toute culture a sa propre valeur qui est la même que toute autre (pensée inexistante chez les indiens). Voici ce qu'en disait Lévi-Strauss :

" Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les « sauvages » (ou tous ceux qu’on choisit de consi­dérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mêmes". 

"En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie »

Pourtant ce débat semble dépassé. Nous n'en sommes plus à opposer nature et culture, et nous reconnaissons à toutes les tribus et sociétés d'élaborer des cultures passionnantes et leurs représentants ne sont plus depuis longtemps considérés comme des animaux.   Mais défendre sa culture, ce qui, dit Lévi-Strauss, est le trait primitif de toute société, devient curieusement en Europe une idée de droite ou même d’extrême droite, alors que soutenir les indiens, qui défendent mordicus leur identité et leur conservatisme, s'inscrirait plutôt dans la lutte anti-colonialiste, donc se classerait plutôt à gauche , gauche qui se revendique progressiste.

Nous sommes ainsi contraints moralement de rejeter toute hiérarchisation des cultures mais regrettons inconsciemment de ne pouvoir le faire. Le relativisme culturel devient un point aveugle de la pensée. Nous pouvons pourtant parfaitement admettre des visions différentes du monde, apprécier de loin certains peuples mais également admettre que certaines valeurs et pratiques rentrent en opposition avec les nôtres. Par exemple en Europe le corps de l'autre revêt une certaine sacralité: manger de la chair humaine ou mutiler les organes génitaux des petites filles nous horrifie. De même marier un adulte avec un enfant, ou considérer la femme comme inférieure, etc. Il faut alors mettre de côté tout ces aspects pour nous négatifs afin de pouvoir commencer à apprécier d'autres civilisations. En revanche vivre côte à côte chacun avec des valeurs civilisationnelles tellement différentes constitue un pari beaucoup plus difficile que garder l'esprit curieux à propos d'une culture étrangère. De nos jours revendiquer et préférer des valeurs associées à la culture européenne et à son histoire vous catalogue comme conservateur ou  bien pire. Vous êtes sommé d'accepter que les us et coutumes du monde se mixent à votre univers,  sous peine d'être accusé d'étroitesse d'esprit ou même d'être tancé de raciste.

Curieusement dans le cas des amérindiens nous considérons  non pas négativement mais positivement leur attachement fondamental aux traditions, leur façon de garder intact un paradis originel en parlant au ciel ou au oiseaux, en s'excusant de tuer un animal lorsqu'il doivent le manger. Mais dans le même temps sur notre territoire nous industrialisons la fabrique de la viande , pas si loin de "Tintin en Amérique" lorsque les bœufs rentrent par un côté du bâtiment alors que les saucisses et les steak ressortent de l'autre. Ces pratiques se trouvent à l'opposé du respect animal que nous admirons tant chez les peuplades primitives.  A se demander si la globalisation, à l'image de l'usine de viande, à sa sortie ne fabrique pas des méli mélo de cultures indéterminées , fruits de la cohabitation imposée par le village planétaire et tendant vers une culture mondialisée elle aussi ( junk food , world music, séries Netflix planétaires). Finalement tout se passe comme si notre mode de vie était déconnecté de nos souhaits les plus chers, comme si nous regrettions cette puissance affirmation de soi qu'émettent ces cultures qui veulent rester elle-mêmes, sentiment que nous avons pour toujours banni. Mais pourquoi ?

 Sans doute à cause de l'horreur de la période nazie. Nous craignons comme automatique un retour à la barbarie et au nationalisme si nous osons manifester nos "préférences nationales" : un syntagme qui devient connoté, employer ces mots revient à se voir encarté au Rassemblement National. Longtemps la gauche a laissé les couleurs du drapeau monopolisés par la droite et l’extrême droite, aujourd'hui on continue d'abhorrer ce beau symbole et de le considérer comme un témoignage d'une possibilité de guerre, imaginez la ceinture "wampun" rejetée par les indiens, eux qui l'adorent aujourd'hui .  Il n'y a rien de plus effrayant pour la gauche que le fascisme, et préférer sa culture c'est déjà pour elle du fascisme.  Pour elle, seul existe le peuple comme "demos", elle reprend pour elle la définition de  la nation par Ronan  en tant que '" plébiscite renouvelé chaque jour", c'est à dire un peuple  sans origine. Pour elle le peuple en tant qu'"etnos" doit disparaître et n’être plus un enjeu politique (ce qui ne va pas sans contradiction: les Kurdes ou les saharaouis ne sont donc plus un peuple...) . Donc tous les problèmes autour de l'immigration ou de la multiculturalité doivent apparaître comme "instrumentalisés" par l'extrême droite, et n'être qu'une invention, une vue de l'esprit, une manifestation de haine. Tout le débat que Levi Strauss avait fait naître autour de la question des cultures menacées par la démographie galopante, initiée dans "Tristes Tropiques" et complétée dans la conférence "Race et Culture" est devenue pour la gauche un non-problème. Ceux qui pensent que fondre les cultures du monde, sur une terre de plus en plus petite pour ses milliards d'habitants, engendre d'énormes problèmes sont qualifiés aujourd'hui d'inadaptés. Circulez il n'y a rien à voir... sauf peut être, en versant une larme, les Iroquois.



 

 

 

 


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