Dans un article récent de Philosophie Magazine, https://www.philomag.com/articles/michael-foessel-est-entre-dans-lere-des-valeurs-par-opposition-aux-principes, le philosophe Michaël Foessel s’inquiète d’une transformation récente: «on est entré dans l’ère des valeurs, par opposition aux principes ».
Il déclare:
Il déclare:
«Les principes servent justement à neutraliser les oppositions entre les valeurs, qui menacent toujours de dégénérer en violence. Par exemple, on peut concevoir la laïcité comme un principe ou comme une valeur. En tant que principe, inscrite dans la loi, elle neutralise dans le champ politique l’opposition des valeurs et des croyances religieuses. Il s’agit de marquer dans l’espace public l’impartialité de l’État par rapport aux conflits religieux. En revanche, comme on le fait depuis des années, si elle est considérée comme une valeur, une norme disciplinaire, cela donne l’interdiction du foulard non seulement à l’école mais aussi dans la rue. C’est de cette façon que le RN peut se revendiquer des valeurs. On stigmatise un mode de vie –vivre, c’est évaluer– au nom de valeurs qui seraient les «nôtres». Il y a ainsi un devenir-valeur de la République, peut-être même de la France, extrêmement préoccupant parce qu’il transforme des principes juridiques, certes abstraits mais efficients, en motifs d’adhésion à un type d’existence déterminé, par définition exclusif de tous les autres.»
Il est conseillé de lire l’article en référence en entier pour bien comprendre l’argumentation. Nous allons tenter de creuser cette opposition postulée entre principes et valeurs qui pose de nombreuses questions.
Quelle différence il y a-t-il entre un principe et une valeur ? La laïcité est elle un principe ou une valeur ? Sont ils exclusifs l’un de l’autre et il y a t-il un avantage à penser la laïcité sous ces deux angles ? Peut-on déterminer si l’échiquier politique se détermine par la préférence de l’un ou de l’autre, la gauche les principes et la droite les valeurs?
Nous examinerons tout d’abord la définition de ces deux concepts. Puis ils seront mis en rapport avec les différents systèmes moraux. Il seront enfin rapprochés de l’idée de laïcité.
La valeur
Il est conseillé de lire l’article en référence en entier pour bien comprendre l’argumentation. Nous allons tenter de creuser cette opposition postulée entre principes et valeurs qui pose de nombreuses questions.
Quelle différence il y a-t-il entre un principe et une valeur ? La laïcité est elle un principe ou une valeur ? Sont ils exclusifs l’un de l’autre et il y a t-il un avantage à penser la laïcité sous ces deux angles ? Peut-on déterminer si l’échiquier politique se détermine par la préférence de l’un ou de l’autre, la gauche les principes et la droite les valeurs?
Nous examinerons tout d’abord la définition de ces deux concepts. Puis ils seront mis en rapport avec les différents systèmes moraux. Il seront enfin rapprochés de l’idée de laïcité.
La valeur
Le concept de valeur ne se laisse pas aisément appréhender à cause de sa polysémie. Lancelot est décrit comme « valeureux », ou « vaillant » dans sa recherche du Graal ( la valeur n’attend pas le nombre des années), objet sacré d’une « valeur » inestimable . « Valeureux » signifie que le preux chevalier a du courage, mais pour les chevaliers de la table ronde c’est la valeur du fameux vase qui motive sa quête éperdue. Ce Graal représente une valeur symbolique mais ne possède aucune valeur d’échange. Concepts de l’économie politique, valeur d’échange et valeur d’usage ont été décrites par Adam Smith puis par Marx. Un bien possède une « valeur » contre laquelle il peut être échangé c’est la valeur d’échange. La valeur « d’usage » représente le service rendu par son utilisation. Le mot « valeur » peut aussi être employé pour exprimer une nuance de couleur , la durée d’une note de musique, ou encore pour évoquer les qualités d’une personne « de grande valeur » . Il y a donc l’idée d’une mesure dans un ensemble discret ou continu: prix, couleur, note ou bien appréciation pour dire combien un être mérite l’estime ou l’honneur.
Il est également possible de parler de valeurs morales ou esthétiques. Plus généralement une civilisation ou un groupe humain se caractérisera par « les valeurs » qu’ils ont adoptées ou placées en avant au dépit d’autres, par exemple en France la liberté,l’égalité, la fraternité ou en Allemagne l’unité, le droit, la liberté. Ces valeurs, essentiellement relatives, représentent des idéaux à atteindre, des buts à réaliser, ce vers quoi il faut tendre, des tendances, car en réalité liberté ou égalité n’existent absolument qu’en droit et non en fait.
En résumé « valeur » représente soit une « évaluation » parmi des données, soit un objet désirable. Ce concept a donc deux versants : avoir et être, le concret et l’abstrait. Du coté de la mesure elle « a » une valeur ( la température a la valeur indiquée par le thermomètre), du côté du désir elle « est » une valeur ( la probité est une valeur morale). Dans ce second sens l’encyclopédie Universalis donne la définition suivante:
Les valeurs « désignent des idéaux ou principes régulateurs des meilleures fins humaines, susceptibles d'avoir la priorité sur toute autre considération »
ou encore :
« les valeurs sont des biens jugés dignes d'être recherchés »
Dans l’antiquité les philosophes évoquaient d’ailleurs le « Bien » et la vertu plutôt que le concept de valeur. A notre époque il n’y a pas de consensus sur ce qui peut être considéré comme un bien ou une valeur (récemment des débats ont eu lieu sur la valeur « travail »)*. Dans l’expression « ce ne sont pas mes valeurs », la valeur ne vaut pas pour elle-même, elle pointe sur autre chose. « on ne regarde pas la beauté d’un paysage mais le paysage lui-même » nous dit Ruyer.
Il s’agit par le concept de valeur d’évoquer un ensemble de biens, de comportements, de buts qui sont sélectionnés comme les plus recherchés. Si tout avait la même valeur, l’univers nous apparaîtrait comme uniforme, dénué d’attrait, mais il serait surtout dangereux (un serpent est plus dangereux qu’une racine tordue qui affleure). La notion de valeur est corrélée à celle de finalité, l’humanité orientant ses activités en fonction de valeurs. Raymond Ruyer dans «Néofinalisme» explique que les valeurs sont des êtres transcendants, des thèmes abstraits qui guident les humains. Qu’elles soient immanentes ou transcendantes il est aisé de remarquer que, tout comme nous, les animaux ne déterminent pas leur mouvements ou leurs actions au hasard, que l’os a plus de valeur pour le chien que du bois, que le tronc a plus de valeur pour les griffes du chat que le bitume. Même si, comme le prétend Heidegger, «l’animal est pauvre en monde» l’animal sait s’y orienter. Mais l’animal ne considère les valeurs que sur le versant de l’ « avoir », alors que l’humain civilisé conduit sa vie en fonction que ce « sont » ses valeurs qui déterminent la plupart de ses actions.
Qui définit les valeurs ?
Pour une part l’instinct nous dicte ce qui « vaut », ce qui est important pour l’espèce et sa reproduction. Si nous avions glorifié la lâcheté plutôt que le courage il y a longtemps que les animaux sauvages auraient eu raison de nous. C’est pourquoi sans doute nous admirons tous le courage. Il y a donc des valeurs qui proviennent de notre adaptation au monde, sur le mode qu’a décrit Darwin. Nietszche, dans « Généalogie de la morale » y voit plutôt un héritage du comportement des plus forts qui naturellement ont dominé et propagé certaines de leurs valeurs.
Il y a aussi celles que nous portons individuellement, par notre histoire personnelle singulière, notre expérience, notre profession. Elles désignent ce qui « compte » pour nous, verbe qui métaphorise ici une valeur numérique. Celui qui a été démuni et aidé accordera sans doute plus d’importance au partage et à la solidarité qui prendront la tête de sa hiérarchie de valeur. Le médecin, sur le modèle d’Hippocrate ( Primum non nocere : en premier ne pas nuire), prête serment et affirme qu’il ne fera pas de mal au patient et privilégie sa santé.
La société dans laquelle nous vivons porte une culture dans laquelle tous ses membres sont plongés sans le savoir, nous adoptons de manière transparente les valeurs qu’elle nous lègue. En occident le cannibalisme ou l’inceste nous horrifient, ce ne sont pas des comportements innés mais acquis, comme nombre de valeurs morales.
Le pays et son histoire imposent aussi nombre de valeurs, comme en France la devise Liberté, Egalité, Fraternité. Ils transmettent aussi des coutumes, une langue, des traditions qui imprègnent l’inconscient collectif.
Enfin des communautés religieuses, politiques, sportives etc. véhiculent également des hiérarchies de ce qui est considéré valable ou pas ( Haram/Halal , droite/gauche, Paris SG/ Marseille).
Société, individu , pays , communauté, religion sourcent nos valeurs qui sont donc essentiellement relatives. Nous sommes souvent inconscients à la fois des valeurs que nous portons et de leur provenance. La répulsion face au meurtre apparaît par exemple comme innée alors qu’ailleurs sacrifier des jeunes vierges est désirable. Mais cela peut être aussi vrai d’une idéologie politique : le communisme pour un Républicain américain du Texas c’est Satan, ou d’une idéologie sportive : le Paris SG pour un Marseillais c’est aussi le diable. Beaucoup de valeurs sont véhiculées par des préjugés à tel point que le sociologue ou l’ethnologue jugent nécessaire, pour analyser correctement les sociétés de pouvoir arriver, comme le dit Max Weber, à une neutralité axiologique(1) . La science, explique-t-il, doit porter un regard dénué de valeur sur son objet pour pouvoir l’étudier sans a priori.
Les valeurs changent
Puisque les valeurs hiérarchisent des concepts, des choses, des activités, des idées rien ne leur interdit de changer dans le temps ou l’espace. La justice par exemple, qui attribue des valeurs de gravité à chaque crime, varie beaucoup selon les époques et les lieux. Pascal l’avait évoqué dans ses pensées, alors que les tribunaux espagnols jugeaient différemment des français :
« Plaisante justice qu' une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. »
Longtemps l’avortement a été considéré comme un crime, parce que le fœtus avait la même valeur qu’un nouveau né. Ce n’est plus vrai, la liberté pour la femme de disposer de son corps est une valeur jugée plus importante que la vie d’un embryon.
La justice en elle-même peut perdre toute valeur dans des dictatures qui considèrent que l’adhésion aux décisions du pouvoir constitue la valeur primordiale.
Le communisme révolutionnaire est resté longtemps l’horizon de ceux qui voulaient changer la société. Aujourd’hui il a révélé son cortège de millions de morts en URSS ou au Cambodge. La valeur de l’idée de révolution en a pris un coup.
La cuisine française traditionnelle s’appuyait sur des plats lourds et copieux, alors que les valeurs que la nouvelle cuisine a apportées sont créativité et légèreté.
Ainsi toutes les valeurs vivent leur vie et évoluent dans une société donnée. Mais parce qu’ elles dirigent et conduisent nos vies et nos comportements, l’affrontement sur les valeurs peut avoir des conséquences considérables. Les effets du Covid et le confinement ont provoqué de nombreux conflits, jusqu’en Chine. La question : « La santé vaut-elle plus que la liberté? » n’a pas reçu une réponse unanime. Par exemple le philosophe Leconte-Sponville a exprimé son désaccord sur le confinement au nom de ses valeurs.(6)
Le simple changement de statut d’une valeur à l’intérieur d’une société a des conséquences considérables, en témoignent par exemple la guerre de sécession et la question de l’esclavage ou la guerre en Ukraine à propos des valeurs glorifiées par la Russie « éternelle » face au prétendu pourrissement des valeurs occidentales .
Le polythéisme des valeurs
Différents dieux, différentes valeurs. John Stuart Mill explique, dans un essai sur le théisme(2), que le polythéisme s’explique naturellement :
« Pour les esprits sans culture et pour tous les esprits dans les temps préscientifiques, les phénomènes de la nature semblent des résultats de forces tout à fait hétérogènes, exerçant chacune sa puissance indépendamment des autres : et bien qu'il soit éminemment naturel d'attribuer à ces forces, des volontés conscientes, la tendance naturelle portait à supposer autant de volontés indépendantes qu'il y a de forces susceptibles d'être distinguées d'une importance assez grande et d'un intérêt suffisant pour qu'elles aient été remarquées et qu'elles aient reçu un nom. »
Chacune de ces volontés étaient identifiée à un dieu et ce dieu se retrouvait responsable de gouverner seul son département ( la beauté, l’océan, le feu etc.). Max Weber dans sa conférence sur la profession de savant(3) aborde l’idée du « désenchantement » du monde par les progrès de la connaissance scientifique. Ce qui advient n’est plus le fait d’une volonté divine imprévisible mais le résultat du déterminisme naturel. Il fait référence à Mill et identifie cette antique partition du monde attribué à chaque dieu à celle, plus récente, entre les différents ordres de valeur. Tout comme chaque cité grecque avait ses dieux chaque pays ou culture possède aujourd’hui ses propres ordres de valeur. Pour Weber, qui parle de « polythéisme des valeurs », ces ordres sont irréconciliables car forgés indépendamment de la science :
« Les différents ordre du monde sont engagés les uns avec les autres dans une lutte sans issue [...]Je ne sais comment l’on peut faire pour trancher scientifiquement entre la valeur de la culture française et celle de la culture allemande, ici s’affrontent précisément aussi des dieux différents et cela pour toujours»(3)
Comme le polythéisme, les ordres de valeurs sont injustifiables car aucune explication rationnelle ne peut justifier l’un plus que l’autre.
Examinons maintenant le concept de « Principe ».
Le Principe
Principe vient de principium, combinaison de primus ( le premier) et de princeps(le premier qui commande) qui signifie commencement. Un principe peut-être une cause première ou, en logique, une proposition initiale ou fondamentale. Mais « principe » présente un autre sens que donne le petit Robert :
« Règle d'action s'appuyant sur un jugement de valeur et constituant un modèle ou un but.
Au pluriel : Les règles morales auxquelles une personne, un groupe est attaché. »
Un principe est aussi une règle d’action ou une loi, un précepte.
Le concept de principe tire donc du côté du commencement, de la base, du fondement mais aussi penche également du côté de la règle qui fonde l’action, en particulier dans le domaine moral. Règle qui s’appuie elle même sur des valeurs. Nous nous concentrerons ici sur les principes politiques et moraux et laisseront de côté les principes scientifiques.
A noter qu’on retrouve l’idée que le principe, dans cette définition, poursuit un but ( par exemple un principe connu : « chacun son tour » atteint un but d’égalité au moyen d’une règle de succession) .
La valeur possède un caractère céleste et supérieur, elle brille au firmament tandis que le principe ancre et plonge ses racines inamovibles dans l’inférieur, dans les fondements. Un principe, tout comme une plante pousse par photosynthèse, s’éleve grâce à la lumière des valeurs.
On désire atteindre une valeur qu’on vise, mais on s’appuie et se repose sur un principe. Souvent d’ailleurs le second est un moyen d’atteindre la première : par exemple avec le principe de se nourrir sainement il est plus facile de se maintenir en bonne santé.
Alors que les principes règlent la vie des individus ils opèrent de même pour des groupes sociaux ou même pour la société toute entière. Ainsi la République est basée sur certains principes rappelés dans l’article 1er de la Constitution:
« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »
A noter que si le principe démocratique ( le pouvoir du peuple) est un fondement de la République française, il n’évite pas que le peuple au pouvoir puisse tyranniser les minorités, principe ne signifie pas panacée. Les principes politiques doivent donc toujours être adossés à une morale, à des valeurs.
La séparation des pouvoirs : juridique, législatif, judiciaire peut aussi être considéré comme un principe qui évite la tyrannie et garantit que la justice n’est pas dans les mains de l’exécutif. Mais encore une fois le principe agit en fonction de valeurs visées.
Un principe est une règle formelle, une loi et comme telle ne s’applique pas au particulier mais au général. Une loi n’est pas une casuistique elle ne désigne pas les objets concrets auxquels elle s’applique. Le principe de séparation des pouvoirs ne désigne pas nommément les magistrats ou les policiers, il s’applique abstraitement, de même que le principe d’Archimède ne désigne tel ou tel objet précis plongé dans l’eau. Mais un principe implique un jugement.
Pour savoir appliquer un principe à partir d’une situation il est nécessaire de remonter du particulier au général : si je vois tomber, par dessus la haie, une balle dans mon jardin le principe de gravité universelle m’indique qu’elle a été lancée d’ailleurs. Si ce voleur devant moi est pris sur le fait je sais qu’il tombe sous le coup de la loi basée sur le principe de propriété qui interdit le vol en général. De même appliquer le principe de laïcité implique de reconnaître les faits particuliers comme étant conformes ou contraire à la loi générale. Kant nomme « subsumer » le process de remonter, à partir du particulier, sur la règle générale qui lui correspond et appelle ce jugement « le jugement déterminant ». Il s’oppose au jugement de goût qui par exemple reconnaît le beau, appelé jugement « réfléchissant », pour lequel aucune subsomption n’est possible, car aucune règle de n’applique a priori laissant libre cours à la réflexion. Les principes moraux sont du ressort du jugement déterminant, chacun n’ayant pas à invoquer son « goût » lors qu’il s’agit d’agir moralement, mais simplement d’appliquer la règle convenant à la situation. Les différents types de morales font appels à différents types de principes et de valeurs.
La morale
Pour Kant les principes ou préceptes moraux, les « maximes » sont des règles formelles qui s’appliquent indépendamment de leur contenu, a priori. C’est une morale déontologique.
« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle »
->Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas ce que les autres te fassent, quelque soit le contenu de ton action et quelque soit les personnes incriminées.
« agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen »
->Peut importe à qui tu as affaire, et de qui il s’agit, ne te sers jamais d’un être humain (instrumentalisation) comme d’un moyen pour arriver à tes fins. La morale de Kant n'est pas fonction des conséquences d’une action puisqu’elle s’applique impérativement a priori.
Au contraire la morale utilitariste initiée par John Bentham est conséquentialiste. Elle classe une action comme bonne ou mauvaise après coup, par un calcul, en évaluant le ratio avantages/inconvénients sur le plus grand nombre.
Pour Nietzsche la morale a une généalogie, elle s’est formée historiquement sur certaines valeurs. Dans « Généalogie de la morale » Il cherche à déterminer la valeur de nos valeurs et prétend que la morale des forts a été remplacée de nos jours par une morale d’esclave . Contrairement à Kant ou Bentham, Nietzche place la question des valeurs comme première.
Nous pouvons maintenant mieux comprendre la thèse de Foessel, il considère qu’au niveau d’un Etat c’est une morale Kantienne, sans contenu et sans évaluation, qui doit s’appliquer et non une morale basée sur les valeurs puisque celles ci, à cause du « polythéisme des valeurs », ne peuvent qu’engendrer des oppositions irréductibles. Il choisit de prendre pour exemple la laïcité qui, à son avis, ne doit pas être considérée comme une valeur, mais comme un principe.
La laïcité est elle un principe ou une valeur ?
Fondée par des règles juridiques (Loi de 1905) qui ont pour but de définir les relations de l’État et des différents cultes elle est clairement un principe qui permet une définition des rôles et des actions. Elle garantit :
- la liberté de croire ou non ( liberté de conscience) et la liberté des cultes
- la séparation de l’église et de l’État au sens ou l’état n’intervient pas dans les affaires de l’église et réciproquement.
Principe, elle repose donc sur des valeurs : liberté de conscience, égalité, neutralité de l’état. Contrairement à un principe chimique ou mathématique un principe politique embarque obligatoirement avec lui un ensemble de valeurs sur lesquels il se fonde. La laïcité s’applique dans toute les administrations publiques mais l’école focalise les discussions. La laïcité a expurgé l’école publique des enseignements religieux de toute obédience. L’instruction n’est pas plus catholique que juive, bouddhique ou mulsulmane, c’est une instruction publique basée sur les connaissances délivrées par la méthode scientifique. Connaissances théoriques provenant de savants qui peuvent être remises en cause par les pairs, donc le contraire d’une connaissance révélée délivrée une fois pour toute.
Pour Weber le professeur doit faire preuve de probité intellectuelle, présenter des faits et « ne jamais se prononcer sur la valeur de la culture et de ses contenus particuliers ». Car il sera influencé, sera situé, parlera de quelque part, et ne conservera donc pas l’objectivité nécessaire à son enseignement. On peut ajouter que cette exigence à l’objectivité que nécessite la science doit également s’appliquer à celui qui apprend. Comment connaître les lois du monde objectif à partir seulement de ses sensations ou intuitions, en projetant son vécu subjectif, donc ses préjugés? La méthode scientifique a un seul préjugé : le monde est connaissable, il a des lois intelligibles. Mais toutes les théories doivent pouvoir être prouvées par l’expérience et la logique des démonstrations mathématiques. Celui qui arrive en cours doit être prêt à apprendre et à se conformer aux valeurs de la science : méthode , expérience, vérification, falsification. Contrairement à la religion qui impose des vérités révélées les vérités de la science sont sujettes à vérification et sont réfutables comme l’a expliqué Popper(4). Aucune religion révélée, par principe, ne peut remettre en cause la parole initiale, elles sont donc à l’opposé de la méthode nomologico-déductive de la science ( les faits sont déduits à partir de lois générales et doivent être vérifiés par l’expérience), héritée d’une longue tradition.
Platon avait crée son école philosophique, l’Académie, avec cette inscription sur le fronton :
« Nul ne rentre ici s’il n’est géomètre »
Il veut signifier par là que la connaissance doit avancer au moyen de démonstrations telles que celles qu’emploie la géométrie, qui tire des conclusions universelles indépendamment des passions de ceux qui créent les théorèmes.
Le temps de l’enseignement, l’élève laisse donc ses croyances au vestiaire pour pouvoir assimiler les connaissances scientifiques. Vestiaire dans lequel il doit aussi se débarrasser de tout vestige apparent de religiosité puisqu’à l’école il n’y a qu’une vérité : celle de la science. La laïcité à l’école doit garantir les conditions de possibilité d’un enseignement scientifique en vérifiant que l’élève est dans les même dispositions que le professeur : en s’efforçant d’abandonner tout discours sur les valeurs, l’apprenant doit donc arriver « nu » et en particulier sans arborer de signe religieux qui témoigne d’une vision préconçue, sans possession de l’outillage critique qui permet de décider de façon autonome d’adhérer à telle ou telle croyance .
La laïcité est un principe historiquement valide qui a permis de pacifier la société française en proie aux guerres d’influence des religions dans l’espace public. Elle neutralise à l’école tout prosélytisme et tout étalage de croyance religieuse pour les raisons évoquées plus haut.
Est-elle une valeur ?
Personne ne recherche la laïcité comme idéal de vie ou comme un bien. On s’accordera avec Foessel à la voir comme un principe au même titre que la démocratie. Qui pourrait dire que la démocratie ou le social sont des valeurs ?
Mais la définition qu’en donne Foessel est à moitié incomplète :
« Il s’agit de marquer dans l’espace public l’impartialité de l’État par rapport aux conflits religieux. »
Il oublie l’autre versant : la séparation implique également que la religion ne s’insinue pas dans les affaires de l’état par conséquent que les croyances religieuses n’interfèrent pas avec l’enseignement public.
L’éléphant dans la pièce
Pendant des années plus personne ne parlait de laïcité sans doute grâce à la sécularisation de plus en plus poussée de la société française. Mais en France la déclinaison littéraliste et intégriste de l’Islam, a rebattu les cartes (aux Etats Unis ce sont les évangélistes avec la théorie de « l’intelligent design »). Des élèves arrivent en classe la tête voilée ou avec un costume traditionnel qui manifeste une appartenance religieuse et une asymétrie entre les droits des hommes et des femmes. Les enseignants observent une recrudescence des contestations d’enseignements pour des motifs religieux(**), la moitié d’entre eux s’autocensurent. Deux professeurs ont été assassiné à cause du contenu de leur cours. L’assassin (islamiste Russe) de Dominique Bernard évoque les raisons qui l’ont conduit à ce crime :
« Le terroriste affirme également qu'il visait le professeur de français pour ce qu'il représentait, c'est-à-dire "l'attachement à la démocratie" et aux "droits de l'homme" qu'il qualifie de "droits mécréants" »(***)
La question des valeurs est donc bien présente, puisque les valeurs que défend l’école elle-même sont attaquées. Il n’est plus possible de parler de faits divers vu l’ampleur du problème. Deux attitudes sont possibles face à cette situation :
- reculer sur le principe de laïcité en censurant ou aménageant les enseignements qui choquent des principes religieux( Darwin, histoire, science naturelle, sexualité, caricatures, etc.) quitte à raviver les affrontements inter religieux ou la ségrégation scolaire. Quitte à abandonner les valeurs d’universalité, d’égalité homme-femme. Quitte à abandonner les vérités scientifiques etc.
- tenir bon sur ce principe qui garantit la cohésion, la vie en paix des différentes communautés religieuses et leur non immixion dans les affaires de l’état.
Sans considérer la laïcité comme une « valeur » mais comme un principe, il est tout à fait possible de tenir bon sur ce principe et sur la loi de 2004. Foessel explique que l’interdiction du voile ( ou foulard ou tchador etc.) dans la rue participerait de l’idée que « nous » avons nos valeurs qui ne sont pas les valeurs des autres, idées propagées par le RN qui poserait les valeurs avant les principes de la République. Le philosophe va même plus loin en écrivant que nous serions dans une «ère des valeurs » en opposition aux principes.
Démocratie et conflit
Dans une démocratie il n’y a jamais consensus, sauf sur les valeurs de la démocratie ( justice, équité, respect…). La société n’étant pas homogène elle est parcourue de conflits. Ces conflits sont toujours portés par un affrontement sur les valeurs. Nous avons vu que Foessel ou le RN sont d’accord sur le principe ( de laïcité) , mais que le philosophe désapprouve que l’on s’appuie sur les valeurs pour édicter de nouvelle norme ( par exemple vestimentaires). Il considère que cela n’indique qu’une ostracisation d’une partie de la population, d’autres parlent de « laïcité » de combat. Mais qui combat qui ? Ceux qui veulent conserver à la femme un statut d’infériorité ou bien la loi qui pose femme et homme comme égaux ? La France dans sa devise provenant de la révolution promeut trois valeurs au cœur de notre histoire : liberté, égalité, fraternité. S’habiller selon son choix est une liberté, mais personne ne s’habille en uniforme nazi avec croix gammée sous peine de tribunal, car la symbolique et l’idéologie sous-jacente font de ces symboles autre chose qu’un vêtement. Le voilement intégral de la femme dans l’espace public n’est pas qu’une manière de s’habiller, mais une pratique religieuse de domination des hommes sur les femmes, contre l’égalité, que sanctionne la loi de 2010 . La liberté s’exerce toujours dans un cadre : celui ne ne pas nuire à autrui. Il ne s’agit pas de « police du vêtement », de normer l’habillement qui reste libre, mais d’interdire une négation de la personne humaine jusqu’à lui dénier un visage.
Les valeurs politiques
Les combats entre gauche et droite sont depuis toujours des désaccords sur les ordres de valeur, puisqu’ils fondent leur différence. La gauche place en tête la justice et l’égalité ou la solidarité, alors que la droite leur préfère la liberté, l’enrichissement, l’effort, l’autonomie etc.
La justice est une valeur qui n’existe pas seulement dans le droit positif ( les lois), mais aussi dans la vie de tous les jours : couper et distribuer les parts d’un gâteau demande d’être juste. Il est maintenant considéré comme juste qu’une femme aie les même droits, dans tous les aspects de sa vie, que les hommes y compris dans sa vie amoureuse et sa sexualité, sans l’inscrire dans la loi. La justice humaine doit-elle seulement être normée par des principes coulés dans le bronze ou bien évolue-t-elle comme on l’a vu en fonction du temps et de l’espace ? Qu’est ce qui guide l’émergence de nouveaux principes sinon l’évolution des valeurs ? Le droit est souvent en retard par rapport à la société et vient sanctifier des évolutions et des demandes, comme pour le droit à l’avortement lié à la sécularisation. Comment aurait-on voté la loi qui autorise l’avortement si il fallait ignorer l’évolution des valeurs et s’arc-bouter sur les principes en cours ?
Lorsque la gauche s’offusque de l’échelle des salaires, de l’écart énorme de revenus entre riches et pauvres, elle ne revendique pas l’application d’un principe dans la loi qui limite les salaires des riches, mais plutôt de réduire ces écarts( par des impôts ou taxes) au nom d’une valeur : l’égalité. Lorsque la gauche toujours tance l’idée de quotas d’immigrants, ce n’est pas pour lui opposer l’application d’un principe ou d’une loi qui permettrait d’ouvrir totalement les frontières, mais bien plutôt parce qu’elle porte des valeurs de fraternité et d’humanisme. Lorsque la gauche proteste contre des attitudes xénophobes là aussi elle se réfère à la fraternité, à l’humanisme et à l’égalité.
Autrement dit c’est au nom des valeurs que gauche et droite peuvent être identifiées: les principes politiques n’arrivent chronologiquement qu’en second lieu et n’en sont que les conséquences.
L’ère des valeurs a toujours existé
Les hommes vivent au milieux de valeurs qui orientent leur vie. En sont déduits des principes sur lesquels s’appuient les institutions politiques ou les règles morales. Les principes politiques sont basés sur un syncrétisme de certaines valeurs. La démocratie est un système qui permet à une majorité d’affirmer son ordre de valeurs en tentant de respecter des principes de conciliation qui ont une durée plus longue que les alternances du pouvoir. Les principes peuvent être modifiés à la marge sans remettre en cause leur base, par exemple les tranches d’impôts peuvent évoluer, mais pas le principe de fiscalité qui répond à une valeur consensuelle : l’équité. Mais un principe ne peut être altéré que dans la mesure où les valeurs qui le constituent restent valident. Autrement dit nous ne sommes pas dans une nouvelle « ère de valeurs» opposée aux principes, mais dans une époque où le consensus sur certaines valeurs est contesté à la fois par la droite de l’échiquier politique et par un renouveau de l’intégrisme religieux ( pas seulement en France mais dans de nombreuses parties du monde), contestation qui met en cause certains de nos principes comme la laïcité. Il semble plutôt que nous soyons à l’ère du refus de nos principes au nom de valeurs qui sont minoritaires et néanmoins dangereuses. La laïcité n’est pas une valeur, mais comme principe elle a une valeur à conserver précieusement.
1 : science des valeurs
2 : J.S.Mill, trois essais sur la religion
3 : Max Weber, La profession et la vocation de savant, La profession et la vocation de politique.
4 : Karl R. Popper, La logique de la découverte scientifique.
5 : E. Kant, Critique de la raison pratique.
6 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-coup-de-gueule-du-philosophe-andre-comte-sponville-sur-l-apres-confinement-3745190
7) E.Kant, Critique de la faculté de juger.
8) Pascal, Les Pensées.
(*) Pour certain le travail n’est pas une valeur. il ne représente qu’une souffrance et n’est d’aucune valeur en soi, pour d’autre il est un moyen de se réaliser et représente donc une valeur pour ses capacités d’émancipation, d’autonomisation, de coopération. Mais si le travail est un moyen comment peut-il être aussi un but ? Aristote, dans « l’Ethique à Nicomaque » nous enseigne que l’activité humaine se décline en action pure, praxis, et en production finale, poièsis. La danse est pure praxis, la poterie est un résultat donc une poièsis. La notion de travail les regroupe : l’activité de réalisation en elle-même et la production créee par cette activité.
Une valeur peut résider aussi bien dans la praxis, moyen de la production, que dans la poièsis qui résulte de cet effort. La première sera idéalisée (ex : émancipation), la seconde plus concrète correspondra à une valeur d’échange et d’usage.
(**)https://www.huffingtonpost.fr/life/article/laicite-plus-de-la-moitie-des-enseignants-se-sont-deja-auto-censures_211220.html
(***)https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/pas-calais/arras/attentat-d-arras-l-assaillant-mohamed-mogouchkov-affirme-qu-il-visait-precisement-dominique-bernard-2919978.html