Il y a trois mamelles au complotisme. L’une sécrète une
causalité imaginaire, la seconde produit un raisonnement par
induction et la troisième alimente une pensée finaliste. Les
enfants nourris à ce lait inclinent à identifier des processus
occultes conduits par des cerveaux machiavéliques. Deux philosophes
ont développé une pensée originale sur la causalité, l’induction
et le finalisme : David Hume et Emmanuel Kant. Après un détour
pour les évoquer nous reviendrons sur ceux qui voient les complots
partout.
La
causalité fragile
Si telle action est suivie régulièrement de tel phénomène
identifiable il est aisé de penser qu'elle en est la cause. Cette
tendance se rencontre chez tout être humain et David Hume l'a très
bien décrite au XVIIIe dans son "Traité de l'entendement
humain" au chapitre V. Il imagine les réactions d’une
personne percevant le monde pour la première fois :
« il est sûr qu’elle
observerait immédiatement une succession continuelle d’objets et
verrait qu’un évènement vient après l’autre ; mais elle
serait incapable de rien découvrir de plus. Aucun raisonnement ne
serait en mesure de lui suggérer du premier coup l’idée de cause
et d’effet, puisque les forces particulières par lesquelles se
font toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais
aux sens et qu’il n’est pas raisonnable de conclure de cela qu’un
seul évènement, dans un cas, en précède un autre, que l’un est
la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire
et accidentelle. »
Il observe que bien que « sans la connaissance de la force
secrète par laquelle un objet en produit un autre » cette
personne, si des évènements se succèdent et sont « constamment »
joint ensemble , saura alors inférer « immédiatement
l’existence d’un objet à partir de l’existence de l’autre ».
Hume, de façon contre-intuitive, avance que ce mécanisme est à
l’origine de notre identification de la causalité, et qu’il est
essentiellement le produit de la « coutume », de
l’habitude. Mais aussi qu’il s’agit d’une opération qui
provient uniquement de l’esprit qui associe un effet à une
cause sur la base de leur succession habituelle. Il faut ajouter que
ce que nous nommons « cause » et « effet »
sont des partitions du monde, des extractions arbitraires de faits
sélectionnés qui nous intéressent parmi les milliers d’autres
que nous percevons. « Cause » est d’ailleurs
polysémique, il est employé aussi bien pour décrire les phénomènes
naturels à base d’objets inertes que les motivations des êtres
vivants, que l’on nomme aussi « raison ».
Si par exemple ma voisine d'en face ouvre ses volets tous les matin
de l'année juste après que les cloches ont sonné à 8h, je peux me
dire que son comportement est réglé par les cloches, et former une
théorie : Mme Bernot ouvre ses volets parce que les cloches sonnent.
La cause: les cloches, l’effet : l’ouverture des volets.
Quand Hume évoque « la force secrète » inconnue,
il vise juste. Rien en effet, en pure logique, ne justifie cette
causalité perçue, il peut
s’agit d’une coïncidence.
Rien ne prouve en effet que
Mme Bernot ouvre ses volets parce qu’elle a entendu les cloches,
que telle est la cause ou la
raison de son action. Il se
peut par exemple que son petit fils, qu’elle garde, arrive à 8h15
et qu’elle désire que l’appartement soit clair quand il arrive
et que pour cela elle mette le réveil. Peut
être est-elle sourde et que réveillée chaque jour à 8h elle jette
un coup d’oeil par la fenêtre pour vérifier que les éboueurs
sont passés, où tout
simplement elle veut voir le temps qu’il fait tous les jours à
heure fixe. Autrement dit la
régularité de la succession
ne nous donne aucun élément
logique sur la raison de cette contiguïté spatiale et temporelle.
Un feu génère de la fumée,
la flamme de la chaleur,
l’eau bout quand elle est
chauffée… Notre esprit rapproche ces faits et les range sous la
rubrique « causalité » sans que nous sachions ce qui se
passe réellement. Ce
principe est si naturel qu’il nous est caché et que seule la force
de la pensée permet de le décortiquer comme le fait le philosophe
écossais. Il faut être
franc et admettre que sans ce mécanisme de l’esprit nous ne
saurions pas évoluer dans le monde, mais aussi qu’il est un peu
hasardeux de croire que la simple répétition de deux phénomènes
successifs
puissent se renouveler ad vitam eternam. Pourtant
c’est ce principe, l’habitude, la coutume, qui nous détermine.
« cette
hypothèse semble même être la seule qui explique pourquoi nous
tirons de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de
tirer d’un cas unique, pourtant semblable à tous égards. La
raison est incapable d’une telle variation. »
observe justement Hume. Ce n’est pas la raison qui est à l’œuvre,
puisque le principe qui relie la cause et l’effet est inconnu,
seule la conjonction répétée nous conduit à associer la cause et
l’effet.
« toutes les inférences tirées de l’expérience
sont les effets de la coutume et non de la raison »
assène-t-il en dissociant deux aspects de notre esprit. Nous aurions
donc deux modes de pensée, l’un qui construit logiquement des
théories non directement issues de l’expérience(*): la raison
dotée de sa puissance logique. L’autre qui projette la causalité
et élabore des règles tirées de l’expérience sensorielle vécue,
qui n’est pas nommé par Hume mais que Kant appelle l’entendement.
Pour Kant la causalité évoquée
par Hume est incomplète. Car Kant la définit comme un schème « a
priori » de l’entendement , c’est à dire présent dans
notre esprit avant même toute expérience vécue. Sans la causalité
appliquée à notre perception des choses, le monde serait un chaos
sans nom, sans queue ni tête. Elle sert, ainsi
que le temps et l’espace qui forment notre sens interne,
à ordonner les évènements que nous percevons. Elle fournit un
schéma,
un cadre, à notre perception, elle
explicite le divers que nous captons.
L’induction
Par un mécanisme semblable à celui évoqué par Hume pour la
causalité (la succession répétée d’évènements que nous lions
ensemble), nous forgeons des généralités à partir de
singularités. Si un voyageur se rend en Angleterre et qu’en
descendant du train dans une petite gare il rencontre successivement
deux rousses il sera enclin à penser que toutes les anglaises sont
rousses. De même s’il aperçoit un cygne noir, puis deux , puis
trois il en conclura que tous les cygnes sont noirs. Cette inférence
se nomme induction : induire par extension une règle générale
à partir de quelques expériences de cas particuliers.
Hume voit dans ce raisonnement un problème fondamental : rien
ne prouve que le quatrième cygne qui va apparaître sera noir. La
série peut être interrompue par un cygne d’une autre couleur. Il
s’agit encore d’une règle extrapolant l’information captée
par les sens. La seule possibilité d’affirmer que tous les cygnes
portent une couleur unique serait de décortiquer le mécanisme qui
défini leur couleur et d’en déduire qu’elle peut changer, mais
pas de compter leurs apparitions. Autrement dit de raisonner
déductivement plutôt que de se baser sur l’induction.
Pourtant dans la vie courante l’induction est nécessaire et nous
garantit du danger : le chasseur cueilleur qui voit un lion
dévorer sa femme doit pouvoir inférer que tous les lions ont des
comportements dangereux. Mais la réalité est beaucoup plus
subtile, les lions ne sont dangereux que lorsqu’ils ont faim ou se
sentent menacés. Le raisonnement par induction écrase toute la
complexité de la réalité par une reproduction toujours à
l’identique du même. Le raisonnement déductif est alors le seul
raisonnement admis par la méthode scientifique : une théorie
est échafaudée logiquement à partir des connaissances et elle est
prouvée expérimentalement , méthode correspondant à l’explication
« déductive nomologique ». Elle ne reste vraie que tant
que l’expérience n’a pas présenté un exemple l’invalidant.
Mais il faut bien se rendre compte que cette méthode est aussi basée
sur la notion de causalité, celle des phénomènes naturels étudiés
par chaque science et qu’au final elle dépend des régularités
observées dans la nature que l’on espère constantes, nous
retombons sur la fragilité débusquée par Hume. Cependant il ne
faut pas confondre la causalité de la nature avec les raisons d’agir
que nous attribuons aux humains comme Mme Bernot. Une personne n’est
pas un caillou, ses possibilités d’actions sont incommensurables
et plus difficiles à cerner. Ainsi, contrairement au monde inerte,
un être vivant se fixe des objectifs à atteindre. La nature inerte
et végétale, comme les animaux, a-t-elle elle aussi des buts ?
Le finalisme
Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain ». Tout
objet est donc défini comme « ce en vu de quoi » il a
été conçu. Tout ce qui relie une cause et un effet appartient donc
à un fil global du devenir qui relie une intention et un résultat.
Alors que dans le monde scientifique tout processus n’est qu’un
enchaînement déterminé de causes et d’effets soumis à des lois,
pour Aristote et à sa suite pour les croyants il y a une première
cause originelle : Dieu, toute la création étant soumise à la
providence. Mais même chez les incrédules, à toute liaison
cause/effet identifiée, un penchant naturel associe une intention,
une finalité ( Kant dit une « fin »). Difficile de
croire que les épines de roses ne sont que le fait unique de
l’agencement des molécules et de ne pas imaginer que la rose se
« défend » ainsi des agressions. La « fin »
de l’épine serait donc la protection de la fleur. De même la
« fin » du gland sera le chêne, la pluie tombe « pour »
les plantes. Chacun apprend que le cœur a pour finalité de pomper
le sang et les poumons de l’oxygéner, il est difficile sortir de
cette définition fonctionnaliste et de s’appliquer à penser que
le sang pompé est simplement l’effet et le résultat de la
contraction/expansion du muscle cardiaque qui en est la cause. Une
vision téléologique de la nature est même indispensable à sa
compréhension nous dit Kant. Au contraire la science doit porter une
vision dépourvue de toute intentionnalité dans les phénomènes et
se contenter de les expliquer par un pur enchaînement causal dans le
cadre d’une théorie.
Le
complot
Lorsque le professeur Raoult, qui a défini l'hydroxychloroquine comme
traitement du Covid, a été démenti par ses pairs et que plusieurs
études ont prouvé au contraire sa nocivité, beaucoup ont jugé
qu’un complot des « bigpharma » était hourdi contre
lui. Qu’un professeur célèbre puisse se tromper leur paraissait
impossible. S’il était attaqué ce n’était qu’avec la pure
intention de nuire, cela ne pouvait être conçu par eux comme la
marche de la science normale qui élimine les théories fausses. Nous
ne sommes pas loin du finalisme : il faut donner du sens
à ce qui apparaît comme un effet incompréhensible, une intention
doit forcément guider cette causalité, cet effet doit pouvoir
s’apparenter à une finalité. Comme par ailleurs il y avait quasi
unanimité sur l’effet bénéfique des vaccins ARN qui allaient se
répandre sur la planète, les Bigpharma étaient forcément
coupables de cette attaque « providentielle » contre
Raoult. Tout est alors devenu bon, puisque seule l’hydroxychloroquine
permettait de guérir, pour trouver des effets secondaires, sinon
mortels ou monstrueux aux vaccins Pfizer ou Moderna. Un ou même
plusieurs cas de péricardites « prouvaient » leur
nocivité : illustration du raisonnement par induction :
prendre un ou quelques cas et généraliser. Or sur plusieurs
dizaines de millions d’injection les effets des vaccins ARN sont
restés dans les normes d’effets secondaires des vaccins
classiques. Les statistiques infirment donc ces billevesées.
Beaucoup aussi ont accusé la Chine, d’où venaient
géographiquement les premiers cas, d’avoir eu une volonté de
nuire sinon une intention malfaisante en manipulant le virus en
laboratoire. La cause de la pandémie était donc l’homme.
Cette causalité imaginaire, jamais prouvée puisqu’on a privilégié
un réservoir venu d’animaux, a permis encore une fois au finalisme
de se développer. Dans cette vision rousseauiste la nature n’était
pas coupable mais plutôt la société et un groupe de chercheurs
hostiles chinois, qui avait permis à une organisation de financiers
immoraux de se remplit les poches avec un vaccin qui allait tuer
toute l’humanité, tout en éliminant les gentils chercheurs comme
Raoult.
Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, les électeurs ont
incriminé le « deep state » qui dirige dans l’ombre
les états-unis. De nouveau le simple résultat d’élections, l’
effet induit par une cause très claire : des votes
démocrates supérieurs aux votes républicains, ne pouvait être
réel. Une intention devait avoir vicié les élections. L’échec
de Trump ne pouvait être réel, quelqu’un était à la manœuvre
pour nuire à ses électeurs et mener l’Amérique à sa perte. Le
finaliste ne peut se contenter de l’aléatoire des votes :
la providence devait donner la victoire à son gourou , une
organisation malfaisante lui a volé. La cause de l’échec
provenait donc du deep state qui avait truqué les résultats. Les
journaux mentaient, la télévision mentait, les réseaux sociaux
mentaient, le FBI, la CIA mentaient.
Quelque temps après son élection en 2024 Trump s’en est pris aux
migrants, « tous des criminels », etc. Il est bien
entendu possible de trouver un migrant irrégulier qui commet un
crime, mais là aussi l’induction joue à plein, puisqu’il
y a en un tous sont des criminels. «In Springfield they are
eating the dogs », a t-il déclaré sans ironie. Même s’il
existe des pays où les chiens servent de nourriture il est évident
que cette conduite ne peut être prétendue généralisée dans les
états US.
Au fond le complotiste n'est pas si éloigné du péquin moyen, prompt à trouver des causes, raisonner par induction et trouver partout des finalités. Mais le complot surgit toujours chez des gens qui ne se contentent pas
d’un simple enchaînement de causes et d’effets, ils cherchent
des causes cachées, troubles, inavouées. Loin de la contiguïté
temporelle et spatiale évoquée par Hume, ils pêchent très loin
les causes qui leur conviennent. Pire ils peuvent imaginer des
effets qui n’ont jamais eu lieu simplement pour pouvoir incriminer
les auteurs de leurs causes, tout aussi imaginaires. Les complotistes
sont les spécialistes du raisonnement par induction : un
journaliste est pourri , tous sont pourris, un politique ou un
policier est « ripou » et tous le deviennent. Enfin ils
sont les spécialistes pour attribuer un sens, une intention qui a
présidé aux phénomènes qui les dérangent, qu’ils ne
comprennent pas, empruntant en cela au raisonnement finaliste. Il y a
toujours quelque chose de caché, une force qui mène le monde à
notre issu. Mais contrairement à une nature "qui ne fait rien en vain" plutôt attachée à bien faire, le ressort caché que cherche le complotiste sera toujours du côté du mal, ce qui le rapproche du symptôme paranoïaque.
(*) On peut penser
aux mathématiques, totalement abstraites.