mardi 24 septembre 2024

Principes ou valeurs

Dans un article récent de Philosophie Magazine, https://www.philomag.com/articles/michael-foessel-est-entre-dans-lere-des-valeurs-par-opposition-aux-principes, le philosophe Michaël Foessel s’inquiète d’une transformation récente: «on est entré dans l’ère des valeurs, par opposition aux principes ».

Il déclare:


«Les principes servent justement à neutraliser les oppositions entre les valeurs, qui menacent toujours de dégénérer en violence. Par exemple, on peut concevoir la laïcité comme un principe ou comme une valeur. En tant que principe, inscrite dans la loi, elle neutralise dans le champ politique l’opposition des valeurs et des croyances religieuses. Il s’agit de marquer dans l’espace public l’impartialité de l’État par rapport aux conflits religieux. En revanche, comme on le fait depuis des années, si elle est considérée comme une valeur, une norme disciplinaire, cela donne l’interdiction du foulard non seulement à l’école mais aussi dans la rue. C’est de cette façon que le RN peut se revendiquer des valeurs. On stigmatise un mode de vie –vivre, c’est évaluer– au nom de valeurs qui seraient les «nôtres». Il y a ainsi un devenir-valeur de la République, peut-être même de la France, extrêmement préoccupant parce qu’il transforme des principes juridiques, certes abstraits mais efficients, en motifs d’adhésion à un type d’existence déterminé, par définition exclusif de tous les autres.»


Il est conseillé de lire l’article en référence en entier pour bien comprendre l’argumentation. Nous allons tenter de creuser cette opposition postulée entre principes et valeurs qui pose de nombreuses questions.

Quelle différence il y a-t-il entre un principe et une valeur ? La laïcité est elle un principe ou une valeur ? Sont ils exclusifs l’un de l’autre et il y a t-il un avantage à penser la laïcité sous ces deux angles ? Peut-on déterminer si l’échiquier politique se détermine par la préférence de l’un ou de l’autre, la gauche les principes et la droite les valeurs?

Nous examinerons tout d’abord la définition de ces deux concepts. Puis ils seront mis en rapport avec les différents systèmes moraux. Il seront enfin rapprochés de l’idée de laïcité.


La valeur


Le concept de valeur ne se laisse pas aisément appréhender à cause de sa polysémie. Lancelot est décrit comme « valeureux », ou « vaillant » dans sa recherche du Graal ( la valeur n’attend pas le nombre des années), objet sacré d’une « valeur » inestimable . « Valeureux » signifie que le preux chevalier a du courage, mais pour les chevaliers de la table ronde c’est la valeur du fameux vase qui motive sa quête éperdue. Ce Graal représente une valeur symbolique mais ne possède aucune valeur d’échange. Concepts de l’économie politique, valeur d’échange et valeur d’usage ont été décrites par Adam Smith puis par Marx. Un bien possède une « valeur » contre laquelle il peut être échangé c’est la valeur d’échange. La valeur « d’usage » représente le service rendu par son utilisation. Le mot « valeur » peut aussi être employé pour exprimer une nuance de couleur , la durée d’une note de musique, ou encore pour évoquer les qualités d’une personne « de grande valeur » . Il y a donc l’idée d’une mesure dans un ensemble discret ou continu: prix, couleur, note ou bien appréciation pour dire combien un être mérite l’estime ou l’honneur.

Il est également possible de parler de valeurs morales ou esthétiques. Plus généralement une civilisation ou un groupe humain se caractérisera par « les valeurs » qu’ils ont adoptées ou placées en avant au dépit d’autres, par exemple en France la liberté,l’égalité, la fraternité ou en Allemagne l’unité, le droit, la liberté. Ces valeurs, essentiellement relatives, représentent des idéaux à atteindre, des buts à réaliser, ce vers quoi il faut tendre, des tendances, car en réalité liberté ou égalité n’existent absolument qu’en droit et non en fait.

En résumé « valeur » représente soit une « évaluation » parmi des données, soit un objet désirable. Ce concept a donc deux versants : avoir et être, le concret et l’abstrait. Du coté de la mesure elle « a » une valeur ( la température a la valeur indiquée par le thermomètre), du côté du désir elle « est » une valeur ( la probité est une valeur morale). Dans ce second sens l’encyclopédie Universalis donne la définition suivante:

Les valeurs « désignent des idéaux ou principes régulateurs des meilleures fins humaines, susceptibles d'avoir la priorité sur toute autre considération »

ou encore :

« les valeurs sont des biens jugés dignes d'être recherchés »



Dans l’antiquité les philosophes évoquaient d’ailleurs le « Bien » et la vertu plutôt que le concept de valeur. A notre époque il n’y a pas de consensus sur ce qui peut être considéré comme un bien ou une valeur (récemment des débats ont eu lieu sur la valeur « travail »)*. Dans l’expression « ce ne sont pas mes valeurs », la valeur ne vaut pas pour elle-même, elle pointe sur autre chose. « on ne regarde pas la beauté d’un paysage mais le paysage lui-même » nous dit Ruyer.

Il s’agit par le concept de valeur d’évoquer un ensemble de biens, de comportements, de buts qui sont sélectionnés comme les plus recherchés. Si tout avait la même valeur, l’univers nous apparaîtrait comme uniforme, dénué d’attrait, mais il serait surtout dangereux (un serpent est plus dangereux qu’une racine tordue qui affleure). La notion de valeur est corrélée à celle de finalité, l’humanité orientant ses activités en fonction de valeurs. Raymond Ruyer dans «Néofinalisme» explique que les valeurs sont des êtres transcendants, des thèmes abstraits qui guident les humains. Qu’elles soient immanentes ou transcendantes il est aisé de remarquer que, tout comme nous, les animaux ne déterminent pas leur mouvements ou leurs actions au hasard, que l’os a plus de valeur pour le chien que du bois, que le tronc a plus de valeur pour les griffes du chat que le bitume. Même si, comme le prétend Heidegger, «l’animal est pauvre en monde» l’animal sait s’y orienter. Mais l’animal ne considère les valeurs que sur le versant de l’ « avoir », alors que l’humain civilisé conduit sa vie en fonction que ce « sont » ses valeurs qui déterminent la plupart de ses actions.



Qui définit les valeurs ?


Pour une part l’instinct nous dicte ce qui « vaut », ce qui est important pour l’espèce et sa reproduction. Si nous avions glorifié la lâcheté plutôt que le courage il y a longtemps que les animaux sauvages auraient eu raison de nous. C’est pourquoi sans doute nous admirons tous le courage. Il y a donc des valeurs qui proviennent de notre adaptation au monde, sur le mode qu’a décrit Darwin. Nietszche, dans « Généalogie de la morale » y voit plutôt un héritage du comportement des plus forts qui naturellement ont dominé et propagé certaines de leurs valeurs.

Il y a aussi celles que nous portons individuellement, par notre histoire personnelle singulière, notre expérience, notre profession. Elles désignent ce qui « compte » pour nous, verbe qui métaphorise ici une valeur numérique. Celui qui a été démuni et aidé accordera sans doute plus d’importance au partage et à la solidarité qui prendront la tête de sa hiérarchie de valeur. Le médecin, sur le modèle d’Hippocrate ( Primum non nocere : en premier ne pas nuire), prête serment et affirme qu’il ne fera pas de mal au patient et privilégie sa santé.

La société dans laquelle nous vivons porte une culture dans laquelle tous ses membres sont plongés sans le savoir, nous adoptons de manière transparente les valeurs qu’elle nous lègue. En occident le cannibalisme ou l’inceste nous horrifient, ce ne sont pas des comportements innés mais acquis, comme nombre de valeurs morales.

Le pays et son histoire imposent aussi nombre de valeurs, comme en France la devise Liberté, Egalité, Fraternité. Ils transmettent aussi des coutumes, une langue, des traditions qui imprègnent l’inconscient collectif.

Enfin des communautés religieuses, politiques, sportives etc. véhiculent également des hiérarchies de ce qui est considéré valable ou pas ( Haram/Halal , droite/gauche, Paris SG/ Marseille).

Société, individu , pays , communauté, religion sourcent nos valeurs qui sont donc essentiellement relatives. Nous sommes souvent inconscients à la fois des valeurs que nous portons et de leur provenance. La répulsion face au meurtre apparaît par exemple comme innée alors qu’ailleurs sacrifier des jeunes vierges est désirable. Mais cela peut être aussi vrai d’une idéologie politique : le communisme pour un Républicain américain du Texas c’est Satan, ou d’une idéologie sportive : le Paris SG pour un Marseillais c’est aussi le diable. Beaucoup de valeurs sont véhiculées par des préjugés à tel point que le sociologue ou l’ethnologue jugent nécessaire, pour analyser correctement les sociétés de pouvoir arriver, comme le dit Max Weber, à une neutralité axiologique(1) . La science, explique-t-il, doit porter un regard dénué de valeur sur son objet pour pouvoir l’étudier sans a priori.


Les valeurs changent

Puisque les valeurs hiérarchisent des concepts, des choses, des activités, des idées rien ne leur interdit de changer dans le temps ou l’espace. La justice par exemple, qui attribue des valeurs de gravité à chaque crime, varie beaucoup selon les époques et les lieux. Pascal l’avait évoqué dans ses pensées, alors que les tribunaux espagnols jugeaient différemment des français :



« Plaisante justice qu' une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. »


Longtemps l’avortement a été considéré comme un crime, parce que le fœtus avait la même valeur qu’un nouveau né. Ce n’est plus vrai, la liberté pour la femme de disposer de son corps est une valeur jugée plus importante que la vie d’un embryon.

La justice en elle-même peut perdre toute valeur dans des dictatures qui considèrent que l’adhésion aux décisions du pouvoir constitue la valeur primordiale.

Le communisme révolutionnaire est resté longtemps l’horizon de ceux qui voulaient changer la société. Aujourd’hui il a révélé son cortège de millions de morts en URSS ou au Cambodge. La valeur de l’idée de révolution en a pris un coup.

La cuisine française traditionnelle s’appuyait sur des plats lourds et copieux, alors que les valeurs que la nouvelle cuisine a apportées sont créativité et légèreté.

Ainsi toutes les valeurs vivent leur vie et évoluent dans une société donnée. Mais parce qu’ elles dirigent et conduisent nos vies et nos comportements, l’affrontement sur les valeurs peut avoir des conséquences considérables. Les effets du Covid et le confinement ont provoqué de nombreux conflits, jusqu’en Chine. La question : « La santé vaut-elle plus que la liberté? » n’a pas reçu une réponse unanime. Par exemple le philosophe Leconte-Sponville a exprimé son désaccord sur le confinement au nom de ses valeurs.(6)

Le simple changement de statut d’une valeur à l’intérieur d’une société a des conséquences considérables, en témoignent par exemple la guerre de sécession et la question de l’esclavage ou la guerre en Ukraine à propos des valeurs glorifiées par la Russie « éternelle » face au prétendu pourrissement des valeurs occidentales .



Le polythéisme des valeurs

Différents dieux, différentes valeurs. John Stuart Mill explique, dans un essai sur le théisme(2), que le polythéisme s’explique naturellement :



« Pour les esprits sans culture et pour tous les esprits dans les temps préscientifiques, les phénomènes de la nature semblent des résultats de forces tout à fait hétérogènes, exerçant chacune sa puissance indépendamment des autres : et bien qu'il soit éminemment naturel d'attribuer à ces forces, des volontés conscientes, la tendance naturelle portait à supposer autant de volontés indépendantes qu'il y a de forces susceptibles d'être distinguées d'une importance assez grande et d'un intérêt suffisant pour qu'elles aient été remarquées et qu'elles aient reçu un nom. »



Chacune de ces volontés étaient identifiée à un dieu et ce dieu se retrouvait responsable de gouverner seul son département ( la beauté, l’océan, le feu etc.). Max Weber dans sa conférence sur la profession de savant(3) aborde l’idée du « désenchantement » du monde par les progrès de la connaissance scientifique. Ce qui advient n’est plus le fait d’une volonté divine imprévisible mais le résultat du déterminisme naturel. Il fait référence à Mill et identifie cette antique partition du monde attribué à chaque dieu à celle, plus récente, entre les différents ordres de valeur. Tout comme chaque cité grecque avait ses dieux chaque pays ou culture possède aujourd’hui ses propres ordres de valeur. Pour Weber, qui parle de « polythéisme des valeurs », ces ordres sont irréconciliables car forgés indépendamment de la science :



« Les différents ordre du monde sont engagés les uns avec les autres dans une lutte sans issue [...]Je ne sais comment l’on peut faire pour trancher scientifiquement entre la valeur de la culture française et celle de la culture allemande, ici s’affrontent précisément aussi des dieux différents et cela pour toujours»(3)


Comme le polythéisme, les ordres de valeurs sont injustifiables car aucune explication rationnelle ne peut justifier l’un plus que l’autre.

Examinons maintenant le concept de « Principe ».



Le Principe


Principe vient de principium, combinaison de primus ( le premier) et de princeps(le premier qui commande) qui signifie commencement. Un principe peut-être une cause première ou, en logique, une proposition initiale ou fondamentale. Mais « principe » présente un autre sens que donne le petit Robert :




« Règle d'action s'appuyant sur un jugement de valeur et constituant un modèle ou un but.

Au pluriel : Les règles morales auxquelles une personne, un groupe est attaché. »




Un principe est aussi une règle d’action ou une loi, un précepte.

Le concept de principe tire donc du côté du commencement, de la base, du fondement mais aussi penche également du côté de la règle qui fonde l’action, en particulier dans le domaine moral. Règle qui s’appuie elle même sur des valeurs. Nous nous concentrerons ici sur les principes politiques et moraux et laisseront de côté les principes scientifiques.

A noter qu’on retrouve l’idée que le principe, dans cette définition, poursuit un but ( par exemple un principe connu : « chacun son tour » atteint un but d’égalité au moyen d’une règle de succession) .

La valeur possède un caractère céleste et supérieur, elle brille au firmament tandis que le principe ancre et plonge ses racines inamovibles dans l’inférieur, dans les fondements. Un principe, tout comme une plante pousse par photosynthèse, s’éleve grâce à la lumière des valeurs.

On désire atteindre une valeur qu’on vise, mais on s’appuie et se repose sur un principe. Souvent d’ailleurs le second est un moyen d’atteindre la première : par exemple avec le principe de se nourrir sainement il est plus facile de se maintenir en bonne santé.

Alors que les principes règlent la vie des individus ils opèrent de même pour des groupes sociaux ou même pour la société toute entière. Ainsi la République est basée sur certains principes rappelés dans l’article 1er de la Constitution:


« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »


A noter que si le principe démocratique ( le pouvoir du peuple) est un fondement de la République française, il n’évite pas que le peuple au pouvoir puisse tyranniser les minorités, principe ne signifie pas panacée. Les principes politiques doivent donc toujours être adossés à une morale, à des valeurs.

La séparation des pouvoirs : juridique, législatif, judiciaire peut aussi être considéré comme un principe qui évite la tyrannie et garantit que la justice n’est pas dans les mains de l’exécutif. Mais encore une fois le principe agit en fonction de valeurs visées.

Un principe est une règle formelle, une loi et comme telle ne s’applique pas au particulier mais au général. Une loi n’est pas une casuistique elle ne désigne pas les objets concrets auxquels elle s’applique. Le principe de séparation des pouvoirs ne désigne pas nommément les magistrats ou les policiers, il s’applique abstraitement, de même que le principe d’Archimède ne désigne tel ou tel objet précis plongé dans l’eau. Mais un principe implique un jugement.

Pour savoir appliquer un principe à partir d’une situation il est nécessaire de remonter du particulier au général : si je vois tomber, par dessus la haie, une balle dans mon jardin le principe de gravité universelle m’indique qu’elle a été lancée d’ailleurs. Si ce voleur devant moi est pris sur le fait je sais qu’il tombe sous le coup de la loi basée sur le principe de propriété qui interdit le vol en général. De même appliquer le principe de laïcité implique de reconnaître les faits particuliers comme étant conformes ou contraire à la loi générale. Kant nomme « subsumer » le process de remonter, à partir du particulier, sur la règle générale qui lui correspond et appelle ce jugement « le jugement déterminant ». Il s’oppose au jugement de goût qui par exemple reconnaît le beau, appelé jugement « réfléchissant », pour lequel aucune subsomption n’est possible, car aucune règle de n’applique a priori laissant libre cours à la réflexion. Les principes moraux sont du ressort du jugement déterminant, chacun n’ayant pas à invoquer son « goût » lors qu’il s’agit d’agir moralement, mais simplement d’appliquer la règle convenant à la situation. Les différents types de morales font appels à différents types de principes et de valeurs.



La morale



Pour Kant les principes ou préceptes moraux, les « maximes » sont des règles formelles qui s’appliquent indépendamment de leur contenu, a priori. C’est une morale déontologique.


« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle »


->Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas ce que les autres te fassent, quelque soit le contenu de ton action et quelque soit les personnes incriminées.


« agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité en toi-même et en autrui comme une fin et jamais comme un moyen »


->Peut importe à qui tu as affaire, et de qui il s’agit, ne te sers jamais d’un être humain (instrumentalisation) comme d’un moyen pour arriver à tes fins. La morale de Kant n'est pas fonction des conséquences d’une action  puisqu’elle s’applique impérativement a priori.

Au contraire la morale utilitariste initiée par John Bentham est conséquentialiste. Elle classe une action comme bonne ou mauvaise après coup, par un calcul, en évaluant le ratio avantages/inconvénients sur le plus grand nombre.

Pour Nietzsche la morale a une généalogie, elle s’est formée historiquement sur certaines valeurs. Dans « Généalogie de la morale » Il cherche à déterminer la valeur de nos valeurs et prétend que la morale des forts a été remplacée de nos jours par une morale d’esclave . Contrairement à Kant ou Bentham, Nietzche place la question des valeurs comme première.




Nous pouvons maintenant mieux comprendre la thèse de Foessel, il considère qu’au niveau d’un Etat c’est une morale Kantienne, sans contenu et sans évaluation, qui doit s’appliquer et non une morale basée sur les valeurs puisque celles ci, à cause du « polythéisme des valeurs », ne peuvent qu’engendrer des oppositions irréductibles. Il choisit de prendre pour exemple la laïcité qui, à son avis, ne doit pas être considérée comme une valeur, mais comme un principe.




La laïcité est elle un principe ou une valeur ?


Fondée par des règles juridiques (Loi de 1905) qui ont pour but de définir les relations de l’État et des différents cultes elle est clairement un principe qui permet une définition des rôles et des actions. Elle garantit :

- la liberté de croire ou non ( liberté de conscience) et la liberté des cultes

- la séparation de l’église et de l’État au sens ou l’état n’intervient pas dans les affaires de l’église et réciproquement.

Principe, elle repose donc sur des valeurs : liberté de conscience, égalité, neutralité de l’état. Contrairement à un principe chimique ou mathématique un principe politique embarque obligatoirement avec lui un ensemble de valeurs sur lesquels il se fonde. La laïcité s’applique dans toute les administrations publiques mais l’école focalise les discussions. La laïcité a expurgé l’école publique des enseignements religieux de toute obédience. L’instruction n’est pas plus catholique que juive, bouddhique ou mulsulmane, c’est une instruction publique basée sur les connaissances délivrées par la méthode scientifique. Connaissances théoriques provenant de savants qui peuvent être remises en cause par les pairs, donc le contraire d’une connaissance révélée délivrée une fois pour toute.

Pour Weber le professeur doit faire preuve de probité intellectuelle, présenter des faits et « ne jamais se prononcer sur la valeur de la culture et de ses contenus particuliers ». Car il sera influencé, sera situé, parlera de quelque part, et ne conservera donc pas l’objectivité nécessaire à son enseignement. On peut ajouter que cette exigence à l’objectivité que nécessite la science doit également s’appliquer à celui qui apprend. Comment connaître les lois du monde objectif à partir seulement de ses sensations ou intuitions, en projetant son vécu subjectif, donc ses préjugés? La méthode scientifique a un seul préjugé : le monde est connaissable, il a des lois intelligibles. Mais toutes les théories doivent pouvoir être prouvées par l’expérience et la logique des démonstrations mathématiques. Celui qui arrive en cours doit être prêt à apprendre et à se conformer aux valeurs de la science : méthode , expérience, vérification, falsification. Contrairement à la religion qui impose des vérités révélées les vérités de la science sont sujettes à vérification et sont réfutables comme l’a expliqué Popper(4). Aucune religion révélée, par principe, ne peut remettre en cause la parole initiale, elles sont donc à l’opposé de la méthode nomologico-déductive de la science ( les faits sont déduits à partir de lois générales et doivent être vérifiés par l’expérience), héritée d’une longue tradition.

Platon avait crée son école philosophique, l’Académie, avec cette inscription sur le fronton :



« Nul ne rentre ici s’il n’est géomètre »


Il veut signifier par là que la connaissance doit avancer au moyen de démonstrations telles que celles qu’emploie la géométrie, qui tire des conclusions universelles indépendamment des passions de ceux qui créent les théorèmes.

Le temps de l’enseignement, l’élève laisse donc ses croyances au vestiaire pour pouvoir assimiler les connaissances scientifiques. Vestiaire dans lequel il doit aussi se débarrasser de tout vestige apparent de religiosité puisqu’à l’école il n’y a qu’une vérité : celle de la science. La laïcité à l’école doit garantir les conditions de possibilité d’un enseignement scientifique en vérifiant que l’élève est dans les même dispositions que le professeur : en s’efforçant d’abandonner tout discours sur les valeurs, l’apprenant doit donc arriver « nu » et en particulier sans arborer de signe religieux qui témoigne d’une vision préconçue, sans possession de l’outillage critique qui permet de décider de façon autonome d’adhérer à telle ou telle croyance .

La laïcité est un principe historiquement valide qui a permis de pacifier la société française en proie aux guerres d’influence des religions dans l’espace public. Elle neutralise à l’école tout prosélytisme et tout étalage de croyance religieuse pour les raisons évoquées plus haut.


Est-elle une valeur ?



Personne ne recherche la laïcité comme idéal de vie ou comme un bien. On s’accordera avec Foessel à la voir comme un principe au même titre que la démocratie. Qui pourrait dire que la démocratie ou le social sont des valeurs ?

Mais la définition qu’en donne Foessel est à moitié incomplète :


« Il s’agit de marquer dans l’espace public l’impartialité de l’État par rapport aux conflits religieux. »


Il oublie l’autre versant : la séparation implique également que la religion ne s’insinue pas dans les affaires de l’état par conséquent que les croyances religieuses n’interfèrent pas avec l’enseignement public.


L’éléphant dans la pièce


Pendant des années plus personne ne parlait de laïcité sans doute grâce à la sécularisation de plus en plus poussée de la société française. Mais en France la déclinaison littéraliste et intégriste de l’Islam, a rebattu les cartes (aux Etats Unis ce sont les évangélistes avec la théorie de « l’intelligent design »). Des élèves arrivent en classe la tête voilée ou avec un costume traditionnel qui manifeste une appartenance religieuse et une asymétrie entre les droits des hommes et des femmes. Les enseignants observent une recrudescence des contestations d’enseignements pour des motifs religieux(**), la moitié d’entre eux s’autocensurent. Deux professeurs ont été assassiné à cause du contenu de leur cours. L’assassin (islamiste Russe) de Dominique Bernard évoque les raisons qui l’ont conduit à ce crime :



« Le terroriste affirme également qu'il visait le professeur de français pour ce qu'il représentait, c'est-à-dire "l'attachement à la démocratie" et aux "droits de l'homme" qu'il qualifie de "droits mécréants" »(***)

La question des valeurs est donc bien présente, puisque les valeurs que défend l’école elle-même sont attaquées. Il n’est plus possible de parler de faits divers vu l’ampleur du problème. Deux attitudes sont possibles face à cette situation :

- reculer sur le principe de laïcité en censurant ou aménageant les enseignements qui choquent des principes religieux( Darwin, histoire, science naturelle, sexualité, caricatures, etc.) quitte à raviver les affrontements inter religieux ou la ségrégation scolaire. Quitte à abandonner les valeurs d’universalité, d’égalité homme-femme. Quitte à abandonner les vérités scientifiques etc.

- tenir bon sur ce principe qui garantit la cohésion, la vie en paix des différentes communautés religieuses et leur non immixion dans les affaires de l’état.




Sans considérer la laïcité comme une « valeur » mais comme un principe, il est tout à fait possible de tenir bon sur ce principe et sur la loi de 2004. Foessel explique que l’interdiction du voile ( ou foulard ou tchador etc.) dans la rue participerait de l’idée que « nous » avons nos valeurs qui ne sont pas les valeurs des autres, idées propagées par le RN qui poserait les valeurs avant les principes de la République. Le philosophe va même plus loin en écrivant que nous serions dans une «ère des valeurs » en opposition aux principes.




Démocratie et conflit


Dans une démocratie il n’y a jamais consensus, sauf sur les valeurs de la démocratie ( justice, équité, respect…). La société n’étant pas homogène elle est parcourue de conflits. Ces conflits sont toujours portés par un affrontement sur les valeurs. Nous avons vu que Foessel ou le RN sont d’accord sur le principe ( de laïcité) , mais que le philosophe désapprouve que l’on s’appuie sur les valeurs pour édicter de nouvelle norme ( par exemple vestimentaires). Il considère que cela n’indique qu’une ostracisation d’une partie de la population, d’autres parlent de « laïcité » de combat. Mais qui combat qui ? Ceux qui veulent conserver à la femme un statut d’infériorité ou bien la loi qui pose femme et homme comme égaux ? La France dans sa devise provenant de la révolution promeut trois valeurs au cœur de notre histoire : liberté, égalité, fraternité. S’habiller selon son choix est une liberté, mais personne ne s’habille en uniforme nazi avec croix gammée sous peine de tribunal, car la symbolique et l’idéologie sous-jacente font de ces symboles autre chose qu’un vêtement. Le voilement intégral de la femme dans l’espace public n’est pas qu’une manière de s’habiller, mais une pratique religieuse de domination des hommes sur les femmes, contre l’égalité, que sanctionne la loi de 2010 . La liberté s’exerce toujours dans un cadre : celui ne ne pas nuire à autrui. Il ne s’agit pas de « police du vêtement », de normer l’habillement qui reste libre, mais d’interdire une négation de la personne humaine jusqu’à lui dénier un visage.




Les valeurs politiques


Les combats entre gauche et droite sont depuis toujours des désaccords sur les ordres de valeur, puisqu’ils fondent leur différence. La gauche place en tête la justice et l’égalité ou la solidarité, alors que la droite leur préfère la liberté, l’enrichissement, l’effort, l’autonomie etc.

La justice est une valeur qui n’existe pas seulement dans le droit positif ( les lois), mais aussi dans la vie de tous les jours : couper et distribuer les parts d’un gâteau demande d’être juste. Il est maintenant considéré comme juste qu’une femme aie les même droits, dans tous les aspects de sa vie, que les hommes y compris dans sa vie amoureuse et sa sexualité, sans l’inscrire dans la loi. La justice humaine doit-elle seulement être normée par des principes coulés dans le bronze ou bien évolue-t-elle comme on l’a vu en fonction du temps et de l’espace ? Qu’est ce qui guide l’émergence de nouveaux principes sinon l’évolution des valeurs ? Le droit est souvent en retard par rapport à la société et vient sanctifier des évolutions et des demandes, comme pour le droit à l’avortement lié à la sécularisation. Comment aurait-on voté la loi qui autorise l’avortement si il fallait ignorer l’évolution des valeurs et s’arc-bouter sur les principes en cours ?

Lorsque la gauche s’offusque de l’échelle des salaires, de l’écart énorme de revenus entre riches et pauvres, elle ne revendique pas l’application d’un principe dans la loi qui limite les salaires des riches, mais plutôt de réduire ces écarts( par des impôts ou taxes) au nom d’une valeur : l’égalité. Lorsque la gauche toujours tance l’idée de quotas d’immigrants, ce n’est pas pour lui opposer l’application d’un principe ou d’une loi qui permettrait d’ouvrir totalement les frontières, mais bien plutôt parce qu’elle porte des valeurs de fraternité et d’humanisme. Lorsque la gauche proteste contre des attitudes xénophobes là aussi elle se réfère à la fraternité, à l’humanisme et à l’égalité.

Autrement dit c’est au nom des valeurs que gauche et droite peuvent être identifiées: les principes politiques n’arrivent chronologiquement qu’en second lieu et n’en sont que les conséquences.


L’ère des valeurs a toujours existé


Les hommes vivent au milieux de valeurs qui orientent leur vie. En sont déduits des principes sur lesquels s’appuient les institutions politiques ou les règles morales. Les principes politiques sont basés sur un syncrétisme de certaines valeurs. La démocratie est un système qui permet à une majorité d’affirmer son ordre de valeurs en tentant de respecter des principes de conciliation qui ont une durée plus longue que les alternances du pouvoir. Les principes peuvent être modifiés à la marge sans remettre en cause leur base, par exemple les tranches d’impôts peuvent évoluer, mais pas le principe de fiscalité qui répond à une valeur consensuelle : l’équité. Mais un principe ne peut être altéré que dans la mesure où les valeurs qui le constituent restent valident. Autrement dit nous ne sommes pas dans une nouvelle « ère de valeurs» opposée aux principes, mais dans une époque où le consensus sur certaines valeurs est contesté à la fois par la droite de l’échiquier politique et par un renouveau de l’intégrisme religieux ( pas seulement en France mais dans de nombreuses parties du monde), contestation qui met en cause certains de nos principes comme la laïcité. Il semble plutôt que nous soyons à l’ère du refus de nos principes au nom de valeurs qui sont minoritaires et néanmoins dangereuses. La laïcité n’est pas une valeur, mais comme principe elle a une valeur à conserver précieusement.










1 : science des valeurs

2 : J.S.Mill, trois essais sur la religion

3 : Max Weber, La profession et la vocation de savant, La profession et la vocation de politique.

4 : Karl R. Popper, La logique de la découverte scientifique.

5 : E. Kant, Critique de la raison pratique.

6 : https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-coup-de-gueule-du-philosophe-andre-comte-sponville-sur-l-apres-confinement-3745190

7) E.Kant, Critique de la faculté de juger.

8) Pascal, Les Pensées.




(*) Pour certain le travail n’est pas une valeur. il ne représente qu’une souffrance et n’est d’aucune valeur en soi, pour d’autre il est un moyen de se réaliser et représente donc une valeur pour ses capacités d’émancipation, d’autonomisation, de coopération. Mais si le travail est un moyen comment peut-il être aussi un but ? Aristote, dans « l’Ethique à Nicomaque » nous enseigne que l’activité humaine se décline en action pure, praxis, et en production finale, poièsis. La danse est pure praxis, la poterie est un résultat donc une poièsis. La notion de travail les regroupe : l’activité de réalisation en elle-même et la production créee par cette activité.

Une valeur peut résider aussi bien dans la praxis, moyen de la production, que dans la poièsis qui résulte de cet effort. La première sera idéalisée (ex : émancipation), la seconde plus concrète correspondra à une valeur d’échange et d’usage.

(**)https://www.huffingtonpost.fr/life/article/laicite-plus-de-la-moitie-des-enseignants-se-sont-deja-auto-censures_211220.html

(***)https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/pas-calais/arras/attentat-d-arras-l-assaillant-mohamed-mogouchkov-affirme-qu-il-visait-precisement-dominique-bernard-2919978.html


vendredi 14 juin 2024

Le premier siècle

Résumé d’une partie de « La guerre des juifs » de Flavius Josèphe ( Oeuvres Complètes Editée par Mireille Hadas-Lebel Chez Bouquins), où l’on voit que la période du 1er siècle avant J.-C. n’était pas de tout repos.






Antipater l’Iduméen


Né au 1er siècle avant J.C. Antipater est le fils d’un gouverneur d’Idumée ( région au sud de la Judée appelée aussi Edom) et d’une princesse Nabatéenne nommée Cypros ( les Nabatéens sont des pasteurs arabes, leur capitale est Petra ville de l’actuelle Jordanie).

Il s’est converti au judaïsme comme beaucoup d’Iduméens et il va jouer un rôle très important dans l’histoire du royaume juif.

A l’époque les rois Juifs appartiennent à la dynastie hasmonéenne ( Hashmonaï en Hébreu) qui descend de Judas Matthatias ( surnommé Maccabée) et de son frère Simon . Le père, puis les fils prennent la tête d’une contestation, qui devient une guerre, de l’interdiction imposée par Antiochos IV, roi séleucide, des préceptes de leur religion ainsi qu’un mode vie grec qui ne correspond pas à leur culture. Antiochos pille le temple de Jerusalem, impose des sacrifices à base de porc, interdit la circoncision. La « révolte des Maccabées », qui a lieu en -160, leur permet de se libérer du joug des Séleucides et instaure la nouvelle dynastie, qui compte de nombreux rois sur des territoires changeant au gré des guerres mais dont le centre est Jerusalem.


En -76 le roi de Judée Alexandre Jannée ( nom hébreu Jonathan) hasmonéen donc, vient de mourir. Très cruel (il massacre 6000 Pharisiens puis fait crucifier huit cents prisonniers lors d’un banquet pendant qu’on égorgeait devant eux leur épouse et enfants), il est resté honni du peuple. Des luttes intestines opposent à cette époque plusieurs tendances dans le judaïsme: les Pharisiens, les Sadducéens et les Esseniens. Le roi laisse à sa mort un grand royaume qui va de la Galilée au nord jusqu’à Gaza au sud et inclut des territoires à l’Est du Jourdain. Après sa mort sa femme Salomé Alexandra devient reine. Lors de la succession de Salomé en -67 une guerre civile se déclenche entre les partisans de chacun des fils d’Alexandre/Jonathan : Aristobule qui défend les Pharisiens et Hyrcan qui prend le parti des Saduccéens. Finalement Aristobule gagne cette guerre, prend le titre de roi et son frère devient grand prêtre à Jerusalem.

Mais le nouveau gouverneur d’Idumée dont nous avons parlé, Antipater, est devenu conseil de Hyrcan et veut lui faire regagner le pouvoir. Il le persuade de fomenter une guerre contre Aristobule avec l’appui de Arétas IV, roi d’Arabie(1), dont il est proche par son épouse Cypros. Arétas fournit 50000 hommes qui depuis Petra, capitale d’Arabie, viennent combattre à Jerusalem. Aristobule fait alors alors appel aux Romains qui commencent à conquérir la Syrie en -63 sous les ordres de Pompée et font ressentir leur immense puissance.

Chaque frère veut s’allier les Romains, mais Pompée prend parti pour Hyrcan. Il assiège Jerusalem où est retranché Aristobule et dans laquelle les partisans de chaque faction se combattent : les uns pour ouvrir les portes aux Romains les autres pour leur résister. Beaucoup sont tués par la faction adverse, les Romains profanent le temple, mais replacent Hyrcan dans ses fonctions. Les Romains libèrent un certain nombre de villes sous la domination des Juifs telles Gaza, Jaffa etc.(2) qui sont rattachées à la Syrie dirigée par Scaurus ainsi que la Judée.

Aristobule est emprisonné à Rome mais un de ses fils, Alexandre, lève une armée pour combattre Hyrcan et ses alliés Romains et dévaste la Judée. Les troupes juives dirigées par Antipater, aidées par celles de Marc-Antoine alors jeune général, écrasent l’armée d’Alexandre. Marc-Antoine fait alors repeupler et coloniser les villes en ruines comme Jaffa, Gaza etc.

Cependant Aristobule s’échappe. Il combat de nouveau en Judée mais il est battu ainsi que son fils Antigonos, et se retrouve de nouveau emprisonné à Rome. Mais en -48 Pompée est battu par Julius César lors de la bataille d’Actium. César, alors dictateur, décide de libérer Aristobule qui est finalement empoisonné par les partisans de Pompée.

Antipater sent le vent tourner et courtise alors César qui le nomme procurateur de Judée, Hyrcan reste grand prêtre et ethnarque ( gouverneur) mais sans grand pouvoir. Antipater envoie son fils Hérode qui a 25 ans gouverner en Galilée. Celui-ci se fait bien voir des Romains en libérant la région des « brigands » ( terme employé par l’auteur mais qui peuvent être des opposants politiques). Hyrcan qui n’a plus qu’un vain titre jalouse ce nouveau gouverneur qui guerroie sans lui demander son avis. Hérode garde la confiance des Romains, il est nommé gouverneur de Samarie.

Puis César est assassiné en -44 par Cassius qui aussitôt réclame un impôt aux Juifs . Hérode et Antipater s’exécutent. Cassius, appréciant sa docilité, confie la Syrie à Hérode, alors qu’ Antipater son père est empoisonné par Malichos qui vise le pouvoir et veut délivrer la nation des Romains.


Hérode


Hérode se venge et fait assassiner Malichos. Mais la sédition reprend dans toute la Judée., Hérode se distingue encore par une répression terrible. Il s’attire la sympathie du camp opposé en se mariant avec Mariamne la fille d’Alexandre, fils d’Aristobule, qui le rallie à la dynastie hasmonéenne.

Marc-Antoine, qui reçoit de fortes sommes d’argent d’Hérode, le nomme ainsi que son frère Phasaël, tétrarque ( gouverneur d’1/4 du territoire). Mille députés juifs protestent contre cette mesure auprès d’Antoine mais en réponse il envoie contre eux son armée et les décime.

Le roi de Syrie, Lysanias, à l’aide des Parthes ( Iran actuel) arme alors Antigonos le fils d’Aristobule, pour qu’il reprenne le pouvoir à Jérusalem, d’où ses troupes sont repoussées par Phasaël. Mais une partie du peuple qui déteste Hérode et son frère Phasaël profite de l’attaque pour se soulever. Il sont sévèrement réprimés mais face aux Parthes Hérode est obligé de fuir. Jérusalem est pillée et Antigonos ramené sur le trône, la guerre civile reprend. Phasaël, parti négocier auprès des Parthes tombe dans un piège et meurt. Fuyant vers l’Arabie Hérode cherche du soutien mais constate le refus du roi de l’aider malgré les liens qui le liaient à son père Antipater. et s’embarque pour Rome.

A son arrivée Antoine persuade le Sénat romain de s’appuyer sur Hérode comme le meilleur soutien contre les Parthes plutôt qu’Antigonos qui s’est allié avec ces derniers. Hérode est nommé par les Romains roi des Juifs en -40 .De retour en Galilée avec une armée, Hérode marche alors vers Jaffa, puis vers Jérusalem rejoint par les troupe romaines de Silo. Mais Silo, vénal, prétend que les troupes manquent de vivre. Hérode parcours alors la Judée pour l’approvisionnement pendant le siège, mais doit combattre pendant des années ici et là les éléments hostiles dits « brigands des cavernes » en fait les juifs qui lui sont opposés. Après les avoir vaincu il doit repartir en Samarie pour combattre les troupes d’Antigonos puis en Galilée où éclatent d’autres séditions.

Pendant ce temps Joseph, un frère d’Hérode , pourtant aidé par des cohortes romaines est battu en Judée. Il est tué par les troupes d’Antigonos. Finalement après trois ans de guerre Hérode arrive sous les remparts de Jérusalem avec ses troupes et les onze légions de Sossius en -37. Le siège dure cinq mois. Après la victoire Hérode évite le pillage de la ville par les Romains en les payant sur sa fortune personnelle. En ville il extermine tous ceux qui lui étaient opposés.

En -31 a lieu la bataille d’Actium qui voit la défaite de Marc-Antoine, allié à Cléopâtre, face à Octave, fils de Julius caius César. Arrivé au pouvoir on le nommera Auguste( mais également César) Pendant ce temps Hérode combat les arabes et franchit le Jourdain, il est vainqueur à Philadelphie ( Amman). Opportuniste il retourne à Rome pour faire allégeance à Auguste ( Octave qui a vaincu Antoine), qui le confirme comme Roi. Après la mort d’Antoine et de Cléopâtre il lui attribue d’autres territoires : Gadara, Hippos et Samarie ainsi que Gaza, Anthédon Jaffa... en -20 il le nomme procurateur de toute la Syrie.

Grand bâtisseur, Hérode fait alors rebâtir le temple de Jerusalem et doubler la superficie de l’esplanade. Il érige de nombreux bâtiments sur le territoire en hommage à César. Il construit sur la côte un port plus grand que le Pirée et le nomme Césarée.

Mais dans la sphère domestique c’est un destructeur. Il met à mort Hyrcan le soupçonnant de complot, bannit un enfant d’un premier lit avec Doris: Antipater. Il fait assassiner sa femme Mariamne, la mère de celle-ci Alexandra, ainsi que son beau frère Joseph. Croyant que ses fils (Alexandre et Aristobule, fils de Mariamne) conspirent il fait revenir Antipater. Hérode les dénonce à César qui lui demande de leur faire un procès à Béryte ( Beyrouth, colonie romaine en -14) avec une cour présidée par des officiers romains. A la fin du procès il donne l’ordre d’étrangler ses deux fils. Il fait épouser la fille d’Aristobule, orpheline, à Antipater qui avait comploté contre ses deux frères. Hérode le déclare à Rome comme son successeur. Phéroras, frère d’Hérode exilé car ayant pris parti pour Alexandre, meurt. On soupçonne sa femme Cypros de l’avoir empoisonné. Hérode fait torturer de nombreuses servantes pour obtenir leurs aveux ainsi que l’intendant de son fils Antipater. Cypros avoue alors avoir reçu d’Antipater un poison, non pour tuer Phéroras, mais Hérode. Un nouveau procès accusant Antipater d’avoir voulu assassiner son père a lieu avec pour juge Varus, procureur de Syrie. On découvre qu’Antipater a aussi intrigué pour faire disparaître Salomé, sœur d’Hérode. Hérode tombe gravement malade pendant le procès, il change son testament et désigne pour roi Antipas, un autre de ses fils qu’il eu de Malthacé.

Pendant ce temps à Jerusalem les soulèvements populaires continuent à l’instigation de deux docteurs, experts des lois ancestrales, en rébellion contre les pratiques d’Hérode. Il les fait brûler vifs et tuer les autres rebelles. Sans doute atteint de la syphilis sa cruauté n’a plus de limites. Il fait rassembler de nombreux notables de Judée dans un stade et prévoit de les tuer pour qu’en retour la Judée pleure à l’évocation de son nom. Il reçoit alors une lettre de Rome avec la sentence du tribunal qui condamne Antipater à mort, sentence aussitôt exécutée. Hérode le Grand meurt en -4 après 37 ans de règne. Sa sœur libère les notables qui ont la vie sauve. Hérode ayant encore modifié son testament, c’est Archélaüs, le frère d’Antipas, qui est nommé Roi. Il est chargé de remettre tous les comptes du royaume à César, garant du testament et « maître de tout ».

Après les funérailles grandioses, Archélaüs doit partir à Rome pour recevoir l’investiture officielle de César. Mais en ville la foule veut venger les deux docteurs martyrs. Le roi envoie l’armée, la répression occasionne trois mille morts. Archélaüs parti, Sabinus le procurateur de Syrie, profite de la confusion pour envoyer ses troupes saisir les trésors du palais. Mais les Juifs défendent leurs biens et se révoltent, beaucoup accourent de Galilée, de Jericho, de Judée, de Pérée au-delà du Jourdain. Les troupes royales prennent le parti des rebelles pour assiéger le temple où se trouvent les pilleurs.


La révolte contre les Romains


Mais en Idumée et en Galilée des groupes se forment pour contester la succession d’Hérode. En Pérée, Simon un des esclaves royaux, aspire au trône et dirige la contestation.

Les romains le combattent et le font décapiter. D’autres prétendants émergent comme Athrongès qui alimente une « guerre de brigands » mais fini par être pris. Varus, appelé à l’aide par Sabinus en mauvaise position à Jerusalem, descend de Beryte avec deux légions et l’aide des arabes, ennemis de longue date d’Hérode. Il entre en Samarie où les arabes saccagent et pillent plusieurs bourgades. Emmaüs est incendiée. En arrivant à Jérusalem il disperse les juifs révoltés, et les autres l’accueillent avec gratitude. Sabinus, pilleur honteux, s’enfuie. La répression est sévère : 2000 sont mis en croix. Varus congédie ses alliés arabes qui maltraitent le pays plus qu’il ne l’aurait voulu. Il écrase les 10000 rebelles en Idumée, laisse une légion à Jerusalem, et repart à Antioche.

A Rome Archélaüs est contesté par la diaspora juive ( huit mille juifs vivent à Rome) et des députés juifs qui réclament l’autonomie. Un procès a lieu, où les députés accusent Hérode d’avoir été un tyran et ne veulent pas de leur fils. César ( Auguste/Octave) après avoir écouté, divise le royaume : Archélaüs est nommé ethnarque de la moitié du royaume( Idumée, Judée), et donne deux tétrarchies à Philippe (Batanée, Traconitide, Auranitide) et Antipas ( Pérée et Galilée), autres fils d’Hérode.

En Galilée, pendant le règne d’Antipas, un galiléen nommé Judas soulève ses compatriotes contre l’impôt romain. Il crée une secte adoptant les principes des Pharisiens mais avec un zèle ardent pour l’indépendance nationale ( plus tard appelée les zélotes ). A la même époque existe une autre secte, les Esséniens, dont les pratiques ressemblent beaucoup à celles de nos moines contemporains. Ils dédaignent le mariage, s’habillent en blanc , repoussent les passions, répudient les plaisirs comme des péchés, méprisent la richesse et la possession, mangent en silence, pratiquent des bains de purification à l’eau froide, partagent tous leurs biens, viennent au secours des justes, restent loyaux envers les autorités. Ils forment une communauté soudée. Ils déjeunent ensemble : le prêtre prononce une prière avant le repas et les adeptes rendent grâce à Dieu pour la nourriture. Il faut plus de deux ans pour être admis dans la communauté. Quiconque blasphème Moïse est puni de mort. Ils sourient au milieu des supplices et meurent plutôt que trahir leurs croyances, car ils pensent que l’âme est éternelle. Après la mort les âmes pures gagnent un lieu privilégié, les âmes impures tombent dans un abîme ténébreux.

En 6 ( après J.C.), Archélaüs revanchard, traite les juifs avec férocité, il est alors déposé par César et exilé à Vienne en Gaule. Le royaume de Judée devient une province réunie à la Syrie et gérée par un procurateur romain nommé Quirinius qui, dès son arrivée, effectue un recensement.

Après la mort de César/Auguste/Octave en 14, Tibère, le deuxième empereur romain monte sur le trône. Antipas et Philippe sont confirmés dans leurs tétrachies respectives. Antipas bâtit une ville près du lac de Génnésareth qu’il nomme « Tibériade » en l’honneur de l’empereur. Pilate est nommé en 26 procurateur en Judée. Gratus nomme Joseph comme nouveau grand pontife, appelé aussi « Caïphe ». Pilate prend des mesures qui révoltent les Juifs comme introduire des enseignes ( les images sont interdites dans leur tradition) ou capter des sources d’eau. Comme ils protestent violemment il réprime durement la foule laissant de nombreux morts et blessés.

Dans le récit historique de Flavius Joseph survient alors :

« Dans le même temps vint Jésus, homme sage, si toutefois il faut l’appeler ‘ un homme ‘ »


Entre guillemets se trouve le début d’un passage « Antiquités Juives »(3) connu sous le nom testimonium Flavianum, dont l’authenticité est toujours discutée !


Le récit reprend. Pilate massacre ensuite des samaritains et se voit rappelé à Rome.

Suite au prochain numéro...


(1) Flavius Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, LIV-VI-124

(2) --  LIV,VII,156

(3) LIV XVIII,63



mercredi 18 octobre 2023

La quête du sens

La condition humaine-Magritte

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont En quoi il n'est pas vraisemblable que tous se trompent: mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes" (1)


Pour Descartes le bon sens permet de bien juger, alors que de nos jours cette notion invoque plutôt l’évidence, la facilité, l’idée d’intelligence pratique minimale. Le bon sens permet à la fois de comprendre des situations , de trouver des solutions à de simples problèmes, d’ ordonner des tâches, etc. En creux il constitue une norme de compréhension et d'action. Être dépourvu de bon sens voisine aujourd’hui avec être stupide. Par exemple sortir sous l’orage et les éclairs en portant une grande tige métallique, puis s’abriter sous un arbre peut illustrer une conduite dénuée de bon sens. Pourquoi ? parce qu’elle contredit l’évidence, car chacun sait que la foudre est attirée par les objets hauts, métalliques et pointus. Comme le dit Spinoza chaque être vivant doit « persévérer dans son être » donc mettre en danger sa vie en ignorant l’évidence est à l’opposé du bon sens. Aller vers la vie c’est le « bon sens » , aller vers la mort par ignorance illustre la mauvaise direction, le « mauvais sens ». Connaître et respecter la réalité nous rapproche du bon sens, l’ignorer nous en éloigne.

Mais au fond qu’est ce que le sens, fût-il bon ou mauvais ? Comment déterminer le sens de sens ?

Une impossible définition

Si le « bon sens » apparaît comme une norme de vie pratique, le concept général de « sens » ne s’élucide pas facilement. Il est impossible de définir « sens » comme le remarque Raymond Ruyer(1) tout comme il est impossible de définir «être» comme en témoigne Pascal puisque toute définition implique l’emploi de ce même verbe ( ie: « rouge » est une couleur , être est un verbe...). Définir sens c’est expliquer le sens de sens et, tout comme pour « être », nous fait tomber dans une récursivité sans fin. Nous sommes donc condamnés, pour comprendre le mot « sens », à tourner autour et capter ses usages dans la langue.

Malgré cet écueil définitionnel chacun comprend parfaitement lorsqu’on lui demande le sens d’une phrase, d’un signe, d’une attitude ou d’un film. Nombreux sont ceux, après le confinement, qui ont estimé que leur travail apparaissait vide de sens après cette période hors norme. Leur vie même devait « retrouver un sens » en changeant de métier, de région, ou même de conjoint. Cyrille Dion, le cinéaste écologiste, déclarait ce matin à la radio : « nous devons chacun décider ce qui donne sens à notre vie ». Il est cependant difficile d’expliquer au fond pourquoi une vie a du sens. Mais « sens » possède justement plusieurs sens. Une vie peut avoir du sens, mais pas le même « sens » qu’un discours, un livre, un film, une attitude, un panneau sur la route ou même nos cinq sens. Mais avant de tenter de répondre à cette question « qu’est ce que le sens ? » il nous faut aborder les conditions de sa possibilité. A quelles conditions le monde offre-t-il un sens quelconque aux êtres vivants ? Comment le monde fait-il sens ?


Le sens interne et le sens externe


Notre perception et son interprétation sont pour une grande part conditionnées par notre espèce et sa biologie. En effet, qu’est ce qui empêche nos cinq sens de ne nous renvoyer qu’un simple chaos de perceptions sans liaisons, sans rapports entre elles et sans aucun sens?

C’est une question que Kant se pose dans sa « Critique de la raison pure »(5). Dans sa réponse il évoque le classement que nous opérons sur nos sensations grâce à nos capacités innées, possibilité qui existe « a priori » c’est à dire avant même toute expérience du monde. Au contraire, ce que nous apprenons à la suite d’une expérience est nommé « a posteriori ». Par exemple si nous n’avions pas en nous de façon innée la capacité de reconnaître un objet proche d’un objet lointain, il nous serait impossible de posséder l’idée de distance. Nous pouvons ainsi d’emblée ( a priori dit -il) ordonner le divers des sensations. En particulier tout ce que nous percevons est situé dans le temps. Pour tout ce que nous ressentons il y a un « avant », un « après » et un « simultanément », temps que Kant nomme « la forme a priori du sens interne ». Pour lui le temps n’est pas une donnée objective du monde mais appartient à notre perception, nous « ressentons » le temps même les yeux fermés et sans aucune information externe. Bien sûr nous constatons que la nature « passe », que les vivants vieillissent, que les montagnes s’érodent, mais il s’agit tout d’abord de modifications, de changements dont nous pouvons témoigner objectivement. Le temps lui reste insaisissable de façon objective, seul l’est le mouvement de l’aiguille de la montre ou de la vibration du quartz.

Mais nous possédons aussi une forme a priori du « sens externe », l’espace, qui consiste à placer tout ce que nous percevons dans un arrangement à trois dimensions. Comme pour le temps il est difficile de témoigner de l’espace de façon objective, on ne mesure jamais l’espace mais ce qui est dans l’espace. Ces deux sens a priori, qui existent en nous indépendamment et avant toute expérience du monde sont nommés des « formes pures » de la représentation, des intuitions « pures ». Le temps et l’espace servent de fondement à toutes les intuitions, c’est à dire à toutes les connaissance immédiates que nous tirons du monde par les sensations.

Pour revenir à notre enquête sur le sens, il faut donc considérer que pour Kant nous ne pourrions donner un quelconque sens aux phénomènes de ce monde si nous ne possédions pas en nous a priori les concepts de temps et d’espace. Sans la sensation du temps pas de perception de mouvements et pas de changements, et sans l’espace non plus. Autrement dit la représentation du temps et de l’espace sont les conditions de possibilité du sens tout court. Il décrit également des formes de jugement que notre esprit possède de façon innées, ou jugement « pur » ( possibilité, nécessité, affirmation etc.) sans lesquels  nous ne pourrions pas qualifier nos expériences et en tirer un sens quelconque. Autrement dit lorsque nous voulons connaître un objet du monde nous projetons sur lui nos propres catégories internes, notre connaissance est réglée par nos capacités d’humains et ne nous dit rien au fond sur ce qu’est cet objet « en soi ».


« [...] on ne comprend pas encore alors comment l’intuition d’une chose présente doit me la faire connaître telle qu’elle est en soi, puisque les propriétés de cette chose ne peuvent passer dans ma faculté représentative » (7)


Si comprendre le monde nécessite de porter des jugements a posteriori tiré de nos expériences ( « c’est long», « c’est loin » , « c’est impossible » etc.), agir implique aussi de raisonner, d’utiliser notre raison en combinant nos jugements. Raisonner fait appel à la logique.


La logique et le sens


Arranger une suite de jugements ou de propositions qui s’enchaînent de manière nécessaire pour notre esprit s’appelle raisonner logiquement. Ce que nous nommons raison, ou rationalité témoigne de la capacité à nous adapter au réel, à former des représentations du monde qui nous permettent d’agir sur lui. La logique précède le langage puisqu’elle sous-tend le bon sens qui n’a pas besoin pour s’exprimer de former des mots. Mais le langage repose lui sur la logique pour former des propositions compréhensibles. Ces notions sont tellement intriquées que le mot « logos » en grec ancien signifie à la fois « discours » et « raison ». Nous n’avons pas besoin de langage pour être logiques mais ce dernier est nécessaire pour communiquer. Communiquer de manière illogique de permet pas d’être compris, la communication impose du sens qui repose sur des règles non seulement syntaxiques mais aussi sémantiques. Le premier principe logique que pose notre esprit de façon innée se nomme le principe de « non contradiction » affirmé par Aristote : une proposition ne peut être à la fois vraie et fausse en même temps . « Je suis assis et debout, il fait jour et il fait nuit » énoncent des contradictions qui heurtent naturellement notre raison. Aristote l’a formulé ainsi :


« Il est impossible qu'un même attribut appartienne et n'appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose »


Ce premier principe posé, la Raison, que Hobbes décrivait comme un calcul, articule des suites de proposition logiques qui permettent d’arriver à des conclusions, le langage construit ces propositions de façon à pouvoir les communiquer. Mais le langage et la raison permettent aussi de former des propositions logiques qui ont un sens apparent alors qu’elle ne correspondent à rien dans le monde :


«Tous les poissons ont des écailles/ une raie est un poisson / donc une raie a des écailles ».


Cette proposition présente un sens certain, elle est logiquement et syntaxiquement correcte ( « bien formée ») mais elle est fausse. Autrement dit la notion de sens est corrélée à celle de vérité. La proposition « tous les poissons ont des écailles » est une prémisse fausse, la conclusion « une raie a des écailles » est alors également fausse. Mais qu’est ce qu’est la vérité ? Tout comme pour le sens on ne peut connaître la vérité sur la vérité sans posséder a priori l’idée de vérité.

Le concept de vérité est globalement soumis à deux définitions différentes : elle est d’abord la correspondance jugée exacte entre nos représentation et les choses. Pour Descartes il existe naturellement des idées « claires et distinctes » , une conformité entre l’idée et son objet que nous ressentons naturellement « vraie », Thomas d’Aquin la reformule en « adequatio rei et intellectus », conformité entre l’intellect et la chose. Kant ajoute à cette correspondance la nécessité d’un jugement qui représente une connaissance du monde, par conséquent objective ( « la raie n’a pas d’écailles »). Ce serait donc la définition « idéaliste » de la vérité. La deuxième définition nous est fournie par l’école du Pragmatisme américain dont William James ou Charles Peirce sont les représentants les plus fameux. Pour ceux ces derniers la vérité est une croyance qui doit être vérifiée par l’expérience, elle est donc fonction de l’utilité pratique.



Un signe plein de sens

Charles Sanders Peirce a théorisé l’expérience humaine dans une philosophie ternaire, la sémiotique. En particulier il décrit un signe comme un rapport triadique entre un representamen ( ce qui représente quelque chose) , un objet ( ce qui est représenté), un interprétant ( ce qui relie les deux premiers). La mise en rapport de ces trois éléments est appelée processus sémiotique. Un signe « fait sens » parce qu’il pointe vers quelque chose pour quelqu’un. Mais toute association ne constitue pas un signe. La madeleine de Proust lui fait signe et son enfance resurgit subitement. Elle renvoie à un souvenir, à des sensations. La madeleine est vécue subjectivement par l’auteur de « la Recherche » comme un miraculeux anéantissement du temps, un retour à Combray. L’association de la madeleine et de la scène passée est chargée d’une intense émotion que ne ressentirait pas le chaland dans la rue à qui on distribuerait le même biscuit même si on lui projetait la scène sur écran. Il s’agit donc d’un signe « privé », propre à Proust. Le signe, tel qu’on l’entend habituellement propose un « représentamen » codifié, normé, doté d’une signification rigide, un sens obligé, tel que tous les interprétants y associent le même objet, comme une lettre de l’alphabet , un mot, un panneau « céder le passage ». Il harponne notre conscience et la pose sur les rails du signifié. Il possède donc un sens appris, apprentissage nécessaire puisque le signifiant, en particulier le signifiant linguistique, présente une forme d’arbitraire comme l’a énoncé Saussure dans son « Cours de Linguistique Générale »:


« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l'association d'un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire. »


Un panneau routier « virage dangereux » représente bien une forme de virage mais le mot « virage » et sa représentation sonore n’a absolument rien à voir avec la réalité qu’il référence, le nombre des langues sur terre d’ailleurs en témoigne ( « turn » en anglais , « drehen » en allemand...). Un son ou une forme scripturale quelconque ont donc la capacité de véhiculer une signification partagée par une communauté de locuteur par l’intermédiaire d’un signifiant arbitraire. Mais le sens n’est pas seulement véhiculé par les signes. La langue ou les panneaux sont destinés à véhiculer un sens partagé, donc quasi «objectif », qui survit même à une société, une époque. En revanche lorsque nous percevons un évènement ou nous rappelons un souvenir, le sens que nous y trouvons dépend uniquement de nous même.


Un regard lourd de sens


On parle par exemple d’un « regard lourd de sens » sous entendant qu’il est facile de deviner les pensées de la personne à qui appartient ce regard. Dans ce cas, conformément à la sémiotique de Peirce, le « représentamen » est donc le regard, « l’objet » est identifié à la pensée et « l’interprétant » celui qui parle. Mais rien n’est clair dans ce sens « lourd », tout au plus s’accorde-t-on sur le fait qu’un regard « lourd de sens » invoque une intention suffisamment puissante pour être comprise sans nécessiter l’apport du langage.


Trouver du sens consiste donc aussi à deviner les intentions, compétence absolument nécessaire au maintien en vie de tous les animaux. Si vous ne savez pas détecter les intentions hostiles autour de vous votre vie risque d’être brève, surtout dans une savane peuplée de fauves. Or même dans les sociétés modernes interpréter les volontés d’autrui reste un besoin primaire, mais aussi une nécessité dans la vie sociale et familiale. Nous devons comprendre les corps, les postures, les mimiques, les gestes et en définitives les actions pour appréhender les intentions qui souvent ne s’accordent pas avec les discours.


Alors quel sens pouvons nous donner à tel ou tel geste, tel ou tel sourire, telle ou telle action ? Et surtout que signifie cette question « donner du sens » ? ici donner signifie faire correspondre à, attribuer, renvoyer à quelque chose, en l’occurrence à ce qui pourrait se passer, car prévoir le futur est une nécessité de la vie ( sinon peu de rendez vous seraient honorés et peu de proies survivraient). Heidegger, qui a tenté de décrire les caractéristiques fondamentales de l’Etre (2) , a identifié le « renvoi » comme une structure essentielle de l’être humain et le « comprendre » comme un mode d’Être, c’est un dire comme un constituant de l’existence humaine, un « existential » dira-t-il dans son jargon.


Le sens comme renvoi


Pour Heidegger, qui ne s’intéresse pas beaucoup aux rapports humains, le rapport aux choses est dominé par l’action, la « praxis » des grecs anciens, et l’usage. Le mode d’être des choses sera donc caractérisé par l’ustensilité, c’est à dire que tout apparaît comme « outil », le loquet pour ouvrir la porte, la porte pour passer d’un espace à l’autre, l’encre pour écrire, la lampe pour éclairer… Or, dit-il, « l’outil est quelque chose pour … […] dans la structure du ‘pour’ est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. » Ainsi tout ce qui nous entoure, et le monde dans lequel nous sommes, propose cette structure de renvoi. L’outil lui-même est inséré dans cette chaîne de renvoi qui forme une totalité imbriquée. Un marteau sert à marteler un clou qui sert à fixer une planche qui sert d’étagère pour poser des livres qui ...etc. L’être de ces objets pour Heidegger se nomme « zuhandensein » ( « l’être-à-portée-de-main »). L’être immédiat apparent du marteau c’est de marteler, celui du clou de clouer, le regard que nous portons sur les choses et leur être est conduit à une structure de renvoi, autrement dit il est là « pour » quelque chose qui nous est utile, qui résume le sens que nous lui donnons. Même la spatialité est redéfinie par ce rapport d’usage, un objet dans une pièce semblera d’autant plus proche qu’il conviendra à notre but, contrairement à d’autres dont la distance est inférieure.

Heidegger distingue la « Vorhandenheit » de la « Zuhandenheit », ( les choses qui se trouvent simplement là versus celles qui apparaissent avoir un usage ). Un déménageur qui porte un piano le considère dans le premier mode, alors que le concertiste appréhende le même piano dans le second mode. Autrement dit ils n’y attachent pas le même sens, mais pour chacun il y a renvoi : comme chose à porter ou comme chose à émettre de la musique.

La finalité flotte donc autour de nous, immanquablement, auréolée de sens. Il n’y a peut-être que quelque moments dans la vie ou le monde perd tout sens : le réveil d’un somme ou d’un évanouissement. Ils provoquent un étonnement total sur ce qui nous entoure, notre propre être a disparu avec la conscience et il faut un certain temps pour réaliser qui on est, pour retrouver une familiarité avec soi-même, pour identifier l’environnement et les choses alentour et leur attribuer du sens. Dans ce court laps de temps finalité et volonté ont disparu, ne subsistent que les sens qui ne reconnaissent, par définition, rien que des sensations. Curieusement en français cela constitue un paradoxe : lorsque le sens disparaît les sens sont aux aguets. Nous n’avons conscience, et sens, que par un renvoi vers nous même.

Nous constatons donc que le sens n’existe pas dans les choses mais dans nous même, dans « l’interprétamen » de Pierce. Un monde sans être vivant serait donc littéralement « insensé », pire il n’existerait pas puisqu’aucun sujet ne pourrait ni le sentir ni en témoigner. Au moment où le dernier homme disparaîtrait le monde s’engouffrerait dans le même abîme dénué de sens.


L’absence de sens


Qu’est ce qu’une conduite insensée ou absurde ? Une action comme celle de Sisyphe, qui se répète sans aboutissement, l’est-elle comme le prétend Camus dans « le mythe de Sisyphe » ? Sisyphe puni par les dieux est condamné à rouler et monter un rocher en haut d’une colline au sommet de laquelle il ne parvient jamais. La finalité, atteindre le sommet, n’est jamais atteinte mais elle est présente. En revanche une autre finalité est à l’œuvre, couronnée de succès : celle des dieux qui ont pour but de punir Sisyphe en l’empêchant d’arriver en haut de la colline et en le forçant à recommencer. Les dieux auraient pu choisir de porter sur terrain plat la même punition : elle consisterait à transférer un rocher à un autre emplacement, à repartir , à ramener un autre rocher et ainsi de suite. Autrement dit un travail de forçat. Mais la colline offre un supplice bien pire, répéter un échec, celui de ne jamais atteindre le somment. Celui de ne jamais réussir une action tout en ne pouvant jamais modifier les conditions et les moyens, une anti-éducation en somme.

Car la vie consiste en un jeu d’essais et d’erreurs qui doivent être corrigées, au contraire d’une machine qui réitère mécaniquement et inlassablement les mêmes mouvements. Or la machine par sa répétition perpétuelle est totalement étanche à la notion de sens et d’adaptation. Une machine, une mécanique, contrairement à un être vivant, ne sait pas adapter ni varier les moyens à sa finalité. Mais pire : une machine ne peut choisir ses buts, sa finalité vient de l’extérieur par l’intermédiaire d’une pensée conceptrice qui se fossilise, comme dit Ruyer, dans la matière. Une conduite sensée consiste donc à non seulement définir des buts mais aussi choisir des moyens adéquats ( on dira rationnels) qui permettent de les attendre à moindres efforts. Si je veux me rendre de Brest à Strasbourg, je peux faire le tour du globe en passant par l’Ouest et en traversant l’océan Atlantique, le but sera un jour atteint. Mais la débauche d’effort et le temps passé en feront une conduite insensée car irrationnelle surtout si je vais chercher un sandwich à Strasbourg parce que j’ai faim à Brest.


Sens et espèce


Un être vivant, à la différence d’une machine, interprète son environnement, y décèle des choses utiles et définit des buts qui lui permettent de poursuivre sa vie dans une optique de moindre danger. Il emploie les meilleurs moyens pour arriver aux fins qu’il a déterminées, ce qui détermine une conduite rationnelle c’est à dire dirigée par la raison ou tout au moins par son intérêt ou celui de son espèce. Chaque animal évolue dans un monde propre à son espèce comme l’a évoqué Jacob Von Uexküll (3) . La même réalité sera interprétée de manière toute différente selon que l’on soit insecte, herbivore ou humain. Le sens revêtu par un brin d’herbe pour une vache n’est pas celui qu’y reconnaît la fourmi parce que les déterminations biologiques ne sont pas les mêmes. Chacun connaît l’expression « il est comme une poule devant un couteau » qui exprime l’idée que l’absence de sens crée la perplexité. Les productions d’une espèce n’ont souvent aucun sens pour une autre. Cela même peut initier la définition moderne de la « nature » : sera nature pour l’espèce humaine tout ce qui ne sera pas de son fait.

Le concept de sens s’articule au niveau de l’espèce, où il est peu apparent car instinctif ( aucun humain n’est conscient qu’il doit se nourrir de lait maternel ou se reproduire ) , au niveau social ( un signe ou une langue s’utilise au niveau d’un groupe ou d’une société) et au niveau individuel ( chacun doit comprendre les intentions des autres ) . Les espèces sociables se doivent , en plus d’interpréter la nature, de produire du sens à l’intention de leur semblables. Malgré une communication normée il y a une grande latitude dans l’interprétation des messages échangés entre deux individus, individus locuteurs dans le cas de l’espèce humaine.


Sens et communication : L’herméneutique


Le fait qu’un message émis puisse renvoyer à des interprétations différentes selon le sujet récepteur a donné lieu à une science : l’herméneutique. Recevoir utilement le sens émis par l’auteur implique de mettre en jeu attention et compréhension. Sens et compréhension forment un couple inséparable. Mais la compréhension du lecteur ne s’accorde pas obligatoirement avec ce qu’a pensé transmettre l’auteur, d’autant plus avec les effets d’éloignement culturel et temporel. Pour comprendre un texte ancien il faut connaître la civilisation auquel il appartient, la tradition qui a présidé à sa conception, la culture à laquelle appartient l’auteur, etc. Il faut aussi résoudre le fameux paradoxe du cercle de l’herméneutique mis en évidence par Schleiermacher : comprendre un texte suppose d’avoir compris l’œuvre et sa signification, mais comprendre l’œuvre implique d’avoir compris le texte. La compréhension implique un mécanisme à double détente. Cet échange entre Mostovskoï et Ikonnikov dans « Vie et Destin »(4) de Grossman en témoigne :


« Je comprends tout ce que vous dites, je ne comprends pas seulement pourquoi vous le dites »


Le bonheur que vise le militant communiste Mostovskoï ne signifie que l’ enfer pour le fou de dieu Ikonnikov. C’est à dire qu’il est possible de comprendre un raisonnement sans pouvoir saisir pourquoi l’auteur utilise ce même raisonnement, autrement dit le but de la communication revient pour le récepteur à assimiler un message mais aussi à capter l’intention de l’émetteur. Or, pour qu’un lecteur interprète correctement un auteur il faut qu’ils possèdent un horizon commun, ou tout au moins quelque chose en commun, pour ne pas être comme la poule devant le couteau. Nous ne pouvons nous comprendre qu’à partir du moment où nous partageons quelques valeurs ou instincts.

L’herméneutique, après l’étude des textes, a pris ensuite un virage plus philosophique. Dilthey a distingué l’explication, propre aux sciences de la nature et basée sur des causes et des d’effets, de la compréhension qui est elle propre aux sciences humaines dans lesquelles le déterminisme n’est pas seul en jeu puisque la liberté et l’histoire ( individuelle et collective) s’insèrent dans la mécanique causale des corps. Cela revient à ne pas seulement chercher des causes au comportement humain mais aussi des raisons, des motifs, ne pas s’arrêter au comment mais poser la question du pourquoi. Ainsi la causalité naturelle, vue comme mécanique par la science depuis Descartes, n’engendre pas de sens pour un athée, alors qu’elle en est saturée, pour un croyant qui aperçoit derrière chaque phénomène naturel l’action de la providence. La science a précipité l’abandon des croyances dans les fées, les elfes, les sorts et, comme dira Max Weber, « désenchanté le monde ». Que l’eau bouille à 90 degrés celcius cela constitue un fait scientifique, la chaleur est une cause et l’agitation des molécules un effet. Mais il n’y a aucun sens dans cet enchaînement, ni aucune finalité dans la nature en général, juste des faits répétitifs, nécessaires, que nous constatons. Au contraire l’étude des relations humaines implique de rechercher et de comprendre le sens, les intentions, les buts embusqués derrière chaque échange. Mais qu’est ce au juste que la compréhension  sur laquelle insiste Dilthey?


Comprendre


Comprendre n’est pas sentir, c’est pourquoi il peut être impropre de « comprendre » un poème ( qui pourtant est exprimé dans un langage « normé ») ou une peinture car leur réception relève du simple ressenti, ce qui ne retire rien à leur valeur. Comprendre une démonstration mathématique revient en revanche à saisir activement chaque enchaînement et pourquoi il est suivi de tel autre. Comprendre l’action de quelqu’un revient à identifier ses motivations et permet un coup plus loin de prédire ce qu’il va faire. Comprendre est une activité alors que ressentir c’est pâtir, cependant les deux sont bien des constituants vitaux. La compréhension a pour but de capter du sens, du sens « objectif » ou plutôt inter-subjectif, lorsqu’il s’agit des signes linguistiques, mais aussi du sens purement « subjectif » lorsqu’il ne tient qu’à moi d’interpréter telle ou telle séquence de vie. Un cantonnier qui toute sa vie sera au bord des routes à manipuler des cailloux peut très bien considérer sa vie pleine de sens ( autrement qui entretiendra la route ? pensera-t-il). Alors qu’un ingénieur de haut niveau en systèmes d’armes pourra estimer que sa vie ne vaut pas la peine d’être vécue et changera de métier ( tant de connaissances pour au final travailler à ôter des vie ! pensera-t-il). Le premier optera pour des valeurs d’utilité sociale et de coopération, le second pour des valeurs de paix et de concorde. Capter le sens de sa propre vie revient à se comprendre soi-même, ce que Socrate estimait être un des buts de la philosophie, en particulier à connaître si ses actions sont en accord avec une éthique individuelle.


Le sens et les valeurs


Autrement dit une vie qui a du sens s’accordera avec des valeurs. Valeurs de partage ou de réussite, mais en général des valeurs fondées par une culture spécifique. Évaluer une vie ne reviendra donc pas à un processus purement subjectif car apprécier si la vie est « bonne » , au sens où cette expression était utilisée par les grecs classiques, implique de faire appel à des critères de réussite. Pour les philosophes anciens la vie bonne impliquait la recherche de la vertu, en particulier des valeurs cardinales : courage ou force d’âme, tempérance, prudence, justice. Aujourd’hui ce serait plutôt récolter beaucoup de « like ». Le « sens » d’une vie dépend donc de son adéquation avec l’éthique d’une époque, d’une société ou d’une classe d’âge. Et il se résume alors à des capacités mimétiques : se conduire avec courage revient à reproduire la conduite du courageux. Pourtant il nous semble que le courage mérite plus d’admiration que la faculté de copier, voilà où se loge différentiellement la valeur. Mais si l’admiration reste une conduite sociale, la perception reste individuelle.

Sens et idéologie


Nous l’avons vu, le signe représente un « sens obligé », alors que le langage n’offre pas d’emblée une compréhension dénuée d’ambiguïté ou de difficulté. Le concept d’ idéologie représente un moyen terme entre ces deux figures: via une idéologie les évènements du monde sont interprétés par l’intermédiaire d’une grille prédéfinie, un sens prédigéré. Cela rappelle ces jouets éducatifs pour petits enfants : une boîtes trouée de cercles, triangles ou carrés dans laquelle la petite main doit faire rentrer des volumes de forme prédéfinies, cubes, prismes ou cylindres. Dans cette métaphore les évènements du monde figurent les volumes et l’idéologie la boîte. Ainsi tous les évènements sociaux peuvent être interprétés par exemple en terme de « domination » en éliminant toutes les causes qui ne sont pas prévus par la boîte « domination », comme la liberté individuelle, la responsabilité, l’atavisme qui seraient des losanges, des étoiles ou toute autre forme qui ne rentre pas dans les trous de la boîte. Il s’agit en quelque sorte d’un développement hypertrophié de ce que Kant décrit comme les catégories a priori des jugements ( cf plus haut). L’idéologie fournit une intuition, une compréhension immédiate qui exclut tous les autres modes de pensée. Bourdieu dans sa définition de « l’habitus » décrit de même une pensée ou une attitude corporelle d’abord extérieure, apprise, qui devient naturelle, propre à soi et forme un corps « socialisé ». Pour un bourgeois le « marcel » prend le sens de vulgaire ainsi que l’accordéon ou la belote, puisque dans son monde de nantis il faut mettre des costumes, jouer du violon ou au bridge. Il faut noter que Sartre au contraire défend , dans « l’Être et le Néant », que le garçon de café, alors qu’il a intégré une intonation, une démarche, des gestes de garçon de café ( qu’on pourrait considérer comme un habitus) en réalité « joue un rôle » de garçon de café, démontrant alors sa « mauvaise foi ». Il conserve au fond de lui, malgré les déterminations sociales, la liberté de briser ses chaînes et de trouver un autre métier, « garçon de café » n’est pas une essence mais une existence. Souvent d’ailleurs le concept de « métier » embarque de nombreux aspects liés à la question du sens.


Avoir le sens de...


Un opérateur de services funéraires décrit ainsi son activité : « offre des métiers riches de sens à des collaborateurs ...». Par ailleurs pour ces mêmes métiers il exige des qualités spécifiques : « Il doit avoir le sens de la diplomatie, de l’organisation, et de la discrétion. »

Dans ces deux extraits « sens » est employé dans deux significations différentes. « riche de sens » veut au fond dire que la finalité de ces métiers s’accorde avec des valeurs reconnues : utilité sociale, amour du prochain. Mais « avoir le sens de ... » s’identifierait plutôt avec démontrer des qualités, posséder des compétences, autrement dit démontrer les moyens en accord avec la finalité de cette profession. Avoir le sens de la diplomatie revient à être diplomate, avoir le sens de la discrétion à être discret, ou tout au moins n’y être pas étranger. Cette qualité doit être chez le candidat comme un supplément aux cinq sens que la nature lui a fourni. Ou bien dans la version sartrienne un «savoir faire » d’imitation. Car la diplomatie par exemple s’apprend ou se développe. Elle renvoie à une méthode qui permet d’arriver à ses fins sans brusquer l’interlocuteur. Transformer la diplomatie en « sens » permet de placer cette qualité du côté des sensations, de l’être ( mais quid du «sens de l’organisation » ? car l’organisation a peu à voir avec les sensations, beaucoup plus avec la raison). Il faut donc noter dans la rédaction de cette fiche d’emploi qu’on ne demande pas à l’impétrant les compétences d’un métier, des diplômes, mais un caractère, une nature, un sens, définissant un être particulier.


La flèche du temps, la flèche du sens


Dans les « métiers qui ont du sens » se trouvent en bonne place les professions du soin : humanitaires, médicales et funéraires, qui tendent à éviter la mort ou bien qui l’accompagnent. Le « sens » de ces métier surligne cette flèche dessinée entre un début et une fin, qui indique une direction et le chemin d’un être entre le moment de sa naissance et celui de sa disparition. Illustrant la « solidarité organique » décrite par Durkheim entre les différentes activités de coopération sociale, ces métiers du soin sont valorisés à la fois par leur utilité sociale et leur prise en compte de la souffrance, sentiment vécu par chacun un jour ou l’autre. La raison qui pousse à les exercer saute aux yeux et de nouveau l’évidence est du côté du « sens ».


Sens et causalité


Nous cherchons désespérément à donner du sens à vie car nous comprenons qu’au fond il n’y a aucune finalité dans la nature, ce qui conduit à conclure que « tout ça n’a aucun sens » . Il nous faut par conséquent pour chaque évènement lui « donner un sens », le charger et l’insérer dans une chaîne, lui assurer un ancrage sous peine d’évanescence et d’incompréhension du réel. Les maillons de cette chaîne articulent chaque cause avec chaque effet. « Donner un sens » revient à l’associer à une cause ou à une raison, à la nature ou à Dieu. A contrario un évènement qui n’a aucun sens n’autorise aucune explication, aucun rattachement à un autre fait qui pourrait l’expliquer, autrement dit ne renvoie à rien d’autre que lui. Si la science, par construction, nécessite l’accord de tous les pairs pour rattacher un fait à une cause il n’en est pas de même dans la vie courante ou chacun détermine la raison pour laquelle un fait a eu lieu, par raisonnement individuel ou conformité idéologique. Bien que nous soyons tous équipés de manière innée de la même logique formelle, nous sommes libre du sens que nous donnons à nos propositions logiques et des faits que nous déterminons comme « vrai ». Voilà en grande partie pourquoi surviennent les guerres, parce que le sens donné à une réalité diverge selon les individus, les familles, les groupes, les cultures, les pays.




(1) Néo Finalisme, Raymond Ruyer

(2) Être et temps, Martin Heidegger

(3)  Mondes animaux, monde humain, Jacob Von UexKüll

(4) Vie et Destin, Vassili Grossman

(5) Critique de la raison pure, Emmanuel Kant

(7) Prolégomène à toute métaphysique future, Emmanuel Kant, première partie, IX.