lundi 29 décembre 2025

au temps pour moi

« Il faut laisser faire le temps », « le temps a fait son œuvre », « le temps a laissé son empreinte », ou bien comme disait Virgile : « le temps emporte tout, l’esprit comme le reste ». La langue est riche d’expressions qui présentent le temps comme un acteur du changement, un sujet à part entière qui agit sur tous les objets du monde. Or toute action ou modification du monde physique implique au moins quelque chose qui puisse agir et autre chose pâtir. En y regardant de plus près, ce n’est pas le temps qui dégrade une pierre ou une berge, mais l’érosion. L’érosion est provoquée par des acteurs naturels tels le vent ou les vagues qui agissent répétitivement un grand nombre de fois. Lorsqu’elle décrit le temps comme agissant la langue nous abuse, ce sont les corps qui sont en jeu.


La physique stoïcienne dénie au temps le statut d’un acteur. Elle partitionne le monde entre les corps d’un côté, qui peuvent agir et pâtir, telle une pierre ou un bâton et les incorporels de l’autre qui n’ont aucun moyen d’agir. Du côté des incorporels nous trouvons les expressions de la langue parlée, nommés « dicibles » ( lekta en grec ancien), qui décrivent des états de fait de la réalité ou de la fiction. Ces dicibles, incorporels, sont composés de sons qui n’ont aucune action sur les corps. Le temps lui aussi est catégorisé comme « incorporel ». Dans cette physique stoïcienne toute modification d’un corps implique un autre corps par conséquent un incorporel tel le temps n’y est pour rien.


Mais, dira-t-on, plus le temps passe plus les monuments s’effritent et s’abîment, plus les vagues érodent la plage, il y a donc bien un paramètre temps dans ces lentes destructions? Un Stoïcien répondrait que ce sont les assauts réitérés des agressions climatiques et chimiques qui détériorent les pierres des cathédrales. De même l’érosion de la plage évolue en fonction du nombre de vagues et de leur ampleur, et ce n’est pas le temps ( nous ne parlons pas du temps météorologique ici) qui les cause.


Le temps « s’écoule » dit-on alors que ces modifications s’opèrent, mais il n’en est pas responsable. Le temps permet de mesurer le mouvement du monde qui se transforme, mais il n’est pas à l’origine de ce mouvement, il en est l’effet.


Car nous comptons le temps à l’aide et en fonction du mouvement : mouvement des astres, du balancier de l’horloge, de l’aiguille ou de la montre, vibration du quartz, etc. ainsi le temps se révèle non comme une cause mais comme une conséquence du mouvement.


« Il est donc bien vrai que le temps se mesure par l’intermédiaire du mouvement »(14)

nous dit Bergson. Pas de mouvement, pas de changement, pas de temps. La causalité appartient au monde des corps ainsi que l’effectivité, le temps n’est jamais une cause physique, il n’est qu’une mesure du mouvement à l’aide d’un mouvement.


Pour Aristote tout est mouvement. La physique, selon lui est l’étude des être naturels c’est à dire « des êtres qui portent en eux-mêmes le principe de leur mouvement ». Voici sa définition du temps dans « La Physique » Livre III, §4 :


En effet, voici bien ce qu'est le temps : le nombre du mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur. Ainsi donc, le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. Et la preuve, c'est que c'est par le nombre que nous jugeons du plus et du moins, et que c'est par le temps que nous jugeons que le mouvement est plus grand ou plus petit. Donc, le temps est une sorte de nombre.


Bergson décrit encore plus précisément la mesure du temps. Sur une horloge elle nécessite la simultanéité entre un phénomène ( un coureur qui sort des starting block) et la position de l’aiguille sur le cadran qui constitue le départ du comptage. Puis une autre simultanéité entre un autre état du phénomène ( un coureur qui franchit la ligne) et une autre position de l’aiguille. Bergson conclut : 

 
« Mesurer du temps consiste à nombrer des spontanéités »(13)

Mesurer le temps permet de mieux étudier les causes et les effets dans la nature, donc à constater le déterminisme omniprésent sous les phénomènes.


Le déterminisme et le temps


Les Stoïciens décrivent un monde ultra déterminé qui ne laisse que peu de place à la liberté et aux actions humaines. Le monde évolue jusqu’à l’explosion finale ( ekpurosis) puis recommence ( palingénésie) et se répète de façon exactement identique sur la même durée. Lorsque Virgile décrit le temps comme emportant l’esprit, que veut-il dire ? Certainement que nos facultés intellectuelles décroissent avec la vieillesse. Mais là encore ce n’est pas le temps qui modifie les connexions neuronales, il y a un déterminisme dans le fonctionnement des cellules qui les conduit vers la mort et la désagrégation. 

A propos de cette désagrégation Aristote évoque la « corruption ». Dans son traité «De la génération et de la corruption » , il décrit la croissance, la décroissance et l’altération comme des mouvements. Il explique que les choses s’altèrent par modification de leurs propriétés. Mais pourquoi ces propriétés s’altèrent-elles se questionne-t-il? En ce qui concerne les vivants donc la biologie, nous pouvons répondre aujourd’hui que le plan et le comportement de nos cellules proviennent de l’ADN, ainsi ce n’est pas le temps ni l’âge qui nous conduit à la mort mais la programmation des éléments infinitésimaux qui nous constituent. Cette programmation, ce déterminisme, ce mouvement, conduisent tous les êtres à la perte de l’équilibre vital et finalement à la dissolution de leurs éléments dans l’univers.  


Le temps comme sens interne

Cependant il y a un temps moins objectif et saisissable que le temps décrit par Virgile: le temps intérieur, le temps subjectif que nous ressentons les yeux fermés. Le temps comme «forme du sens interne » comme l’appelle Kant dans sa « Critique de la raison pure » au chapitre sur l’Esthétique transcendantale. Il se résume par une sensation de quelque chose qui « se passe » que nous ne pouvons justement pas mesurer : « c’est long » ou « c’est court » résument les vagues descriptions de ce sentiment. Il permet de ressentir aussi ce que signifie « avant », « après » ou « simultanément ».


Ce sens interne ordonne la réalité et lui donne un cadre sans quoi elle serait pour nous un chaos explique Kant. Grâce à ce sens nous rangeons les évènements sur une ligne fléchée que nous appelons « temps », d’un côté le passé et de l’autre l’avenir, remplis respectivement par la mémoire et l’imagination, qui nous permet aussi de distinguer les causes et les effets, les premiers étant succédés par les seconds. Car il ne peut y avoir de causalité hors du cadre du temps (et hors de notre esprit, puisque la causalité est une catégorie « a priori » ou innée de l’entendement explique Kant). Cependant le temps lui-même n’est pas une cause, il en est une condition de possibilité. Pour Bergson, ce temps « interne » est nommé durée. 


La durée



« Il n’est pas douteux que le temps se confonde d’abord pour nous avec la continuité de notre vie intérieure. Qu’est ce que cette continuité ? Celle d’un écoulement ou d’un passage qui se suffisent à eux-mêmes, l’écoulement n’impliquant pas une chose qui coule et le passage ne présupposant pas des états par lesquels on passe : la chose et l’état ne sont que des instantanés artificiellement pris sur la transition ; et cette transition, seule naturellement expérimentée, est la durée même. » (15)



Bergson dans « La pensée et le mouvant » se concentre sur la « durée ». La durée c’est la vie elle-même se déployant et résistant à toute nos tentatives intellectuelles de la découper en tranche. L’intellect et la science, donc la physique depuis Descartes, n’analysent les objets du monde que comme composés de matière «étendue ». Matière extension dotée de longueur ou largeur d’un côté et temps comme suite d’« instants » de l’autre. Dans cette physique le mouvement est réduit à des mesures et perd tout sens profond, la croissance des vivants devient des millimètres ou des centimètres, le temps des secondes ou des minutes . Pour Bergson l’esprit c’est autre chose, il n’est pas seulement matière et mécanique, mais capable d’intuition et de création, c’est à dire qu’il est lui aussi mouvement, mouvement de sensations et de compréhensions.


« L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir ».


Comprendre vraiment le changement en tant que dynamique reste difficile pour la science physique. Il oppose l’intuition ( ie : la connaissance immédiate) à l’intelligence :


« [...] le changement pur, la durée réelle, est chose spirituelle ou imprégnée de spiritualité. L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur […] penser intuitivement est penser en durée. […] quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. »


En effet contempler le bruissement des feuilles du tremble sous le vent implique d’accorder la mélodie intérieure de notre conscience et notre compréhension immédiate avec ce mouvement extérieur. Tandis qu’étudier une « chose » au moyen de l’intelligence nécessite de détacher une partie d’un ensemble, réaliser à la fois une coupe dans la nature et dans le temps de son évolution.


Le temps comme espace


Tout évènement se situe dans l’espace et dans le temps. Il est facile de dessiner ou de visualiser quelque objet matériel dans l’espace, beaucoup plus difficile d’imaginer un objet dans le temps. Il est coutumier d’esquisser le temps comme une ligne ou une flèche, mais cela nous ramène dans l’espace et non dans le temps qui reste essentiellement non figurable car appartenant au domaine de la sensation pure. Le temps, lorsqu’il évoque un « avant » ou un « après », emprunte aussi au vocabulaire spatial. Pour nous orienter dans l’espace nous indiquons « avant le magasin sur la droite», ou « juste après la poste » dominés par ce besoin de tout ordonner autour de nous pour communiquer ou donner du sens à nos actions. Dire « tu fais tes devoirs avant de jouer » revient à créer un itinéraire imaginaire dans lequel il faut d’abord passer par l’étape « devoir » avant d’arriver plus loin à l’étape « jouet ». Le temps, outre son expression spatiale, est souvent relié au concept de finalité. Figurer le temps avec une ligne fléchée permet ainsi d’indiquer spatialement la direction de l’étape finale (dans notre exemple « jouer »), qui spécifie le « ce en vue de quoi » aristotélicien pour lequel nous agissons (le télos) la fin, le but.


Tant d’expressions


La langue regorge de métaphores qui jouent avec le mot « temps ».

« Avoir du temps devant soi » nous ramène à l’espace, au corps et à un vide qui s’offre « devant » lui. Cet espace, ce vide, nous le possédons comme l’indique le verbe avoir, nous en somme même propriétaire : usus, abusus, fructus. Nous pouvons en faire ce que nous voulons. Cet locution énonce implicitement qu’il nous est loisible de choisir nos actions, contrairement à « je n’ai pas le temps » qui rejette une action possible faute de « posséder » le temps.

La langue nous permet aussi de « gagner du temps ». Lorsqu’une fin ( un but) est visée, par exemple se rendre au moyen d’une voiture à une destination X ou Y, « Waze » ou « Maps » proposent plusieurs itinéraires alternatifs. Si nous choisissons le plus court nous « gagnons » du temps. Qu’est ce que cela signifie ? Que nous pourrons lors des étapes, à l’arrivée ou avant le départ exécuter plus d’actions. En fait nous « gagnons » du possible, des actions, du mouvement, de la liberté recouverts par le vocable « temps ». Il faut entendre ici « action » au sens large : ainsi nous pouvons considérer que réfléchir ou dormir constituent aussi des actes.

« Perdre du temps », qui signifie l’inverse, implique aussi une finalité. Toute action qui ne s’ordonne pas parfaitement dans la recherche du but fait échouer la rationalité qui s’y rattache impérativement. Si lors d’un marathon le coureur musarde et regarde le paysage nous dirons qu’il « perd » du temps, cela signifie que son mouvement est stoppé relativement aux autres coureurs. En réalité ce n’est pas du temps qu’il perd mais des mètres, il n’effectue pas la distance qu’il aurait pu parcourir relativement aux autres. Il perd du terrain, donc la course et des places, alors qu’il s’arrête pour sa béate contemplation.

« Le temps c’est de l’argent » file encore plus loin la métaphore. Nous savons maintenant que « temps » est employé dans la langue en guise de « mouvement » ou « action ». L’ identification entre temps et argent nous plonge ici dans un monde de cupidité et signifie que tous nos mouvements et nos actions sont circonscrits virtuellement dans la sphère de l’enrichissement, ils vont nous permettre de nous remplir les poches. Le temps a bon dos, lorsque la langue véhicule l’idéologie. Il y a d’ailleurs un air de famille entre ces deux termes « temps » et « argent », ou « monnaie », car les deux sont des truchements. En effet la monnaie « vaut pour » quelque chose qu’elle permet d’échanger. Il en est de même pour le temps qui dans ces locution « vaut pour » les mouvements ou actions possibles qu’il recouvre. Tous les deux sont en somme, pour la langue, des jokers, des possibilités d’échange.

Le temps passe

Parmi ces tropes il en est un qui résume bien une conception du temps erronée, celui du « temps qui passe ». En réalité, c’est la nature qui passe et comme le dit Alfred North Whitehead dans « Le concept de nature » :


« Je crois être en cette doctrine en plein accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot temps pour le fait fondamental que j’appelle le passage de la nature »(1)


C’est bien ce que nous constatons, la nature passe et puisque nous durons en elle nous en percevons quelques aspects. Il y a un mouvement général du monde dont nous captons quelques évènements discernables dans une certaine durée que nous appelons le présent.

Bergson énonce la même idée :

« Oui c’est nous qui passons quand nous disons que le temps passe »(12)

Notre sensibilité ne sépare pas, contrairement à la science, abstraitement l’espace et le temps. Autant Bergson que Whitehead plaident pour appréhender  le monde sans détacher le temps de la nature qui passe. On trouve chez ce dernier des échos à la pensée stoïcienne de l’insertion de l’homme dans un tout cosmique : 


« Un évènement isolé n’est pas un évènement, parce que chaque évènement est un facteur d’un tout plus large et signifie ce tout. Il ne peut y avoir nul temps en dehors de l’espace ; et nul espace en dehors du temps ; et ni espace ni temps en dehors du passage des évènements de la nature . »

Aussi si nous voulons conserver une réflexion au-delà de la physique, donc une métaphysique, il nous faut appréhender la durée, c’est à dire une nature évènementielle chargée de relations entre les entités que nous percevons et entre celles que nous ne percevons pas. Pour Whitehead la science physique a réussi à modéliser et à prédire, mais elle est restée longtemps engoncée dans la réflexion aristotélicienne initiale qui confère à la matière la base de sa réflexion. En modifiant la notion d’espace et de temps la théorie de la relativité d’Einstein a révolutionné la vision du monde héritée d’Aristote ou de Newton. Aujourd’hui la physique quantique arrive aux limites de notre conception du réel. Elle est capable de prévoir sans erreurs des résultats sous forme de probabilités, donc elle est donc essentielle et fondamentalement utile. Mais nous sommes incapable de comprendre et de se figurer les phénomènes inouïs qu’elle découvre ( cf par exemple l’intrication qui permet une action à distance – quelque soit cette distance – cf https://www.unige.ch/sciences/physique/actualites/mesurer-distance-des-particules-grace-lintrication-quantique , ou l’expérience des fentes de Young, cf https://www.youtube.com/watch?v=zPolTp0ddRg ), hors de notre vision habituelle du monde, qui surviennent à l’échelle des ondes/corpuscules. Physique et philosophie retrouvent une proximité abandonnée depuis l’époque classique(16).










* scolastique : « l'enseignement philosophique plus ou moins asservi à la théologie et à l'autorité d'Aristote qui fut donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, pendant le moyen âge et principalement du douzième au quinzième »



(1) Le Concept de Nature, Alfred North Whitehead, 1920 ,VRIN, bibliothèque des textes philosophiques.

(2) Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont, 1988 , La pléiade,Gallimard, p.236, VII

(3) Ibid. p.252 XLIX

(4) La Physique, VRIN, 2008, Livre II, Chap. 1, 192b10

(5) Le Timée, Platon, 1992, GF Flammarion, 45b-46a

(6) De la sensation et des choses sensible, Aristote, Opuscules, Dumont,1847, p2

(7) Vie et doctrine des philosophes illustres, Diogène Laërce, LGF, 1999, Livre VII, 49

(8) Traité de l’âme, Aristote, Pocket, 2009, Livre II, chap.I. 412a

(9) Somme théologique, St Thomas d’Aquin, IA-IIAE-Q.85, Art.6

(10) Aristote, Pierre-Marie Morel, GF Flammarion, 2003, p109.

(11) Spinoza, Éthique, Gallimard, 1954, I, proposition XXIX, scolie)

(12) Bergson, Durée et simultanéité, 1922, J.M.Levy-Leblond, p134

(13) Ibid, p129

(14) Ibid, p120

(15) Ibid, p112

(16) Bernard d’Espagnat, Dunod, A la recherche du réel




bifurcation




Le concept de « bifurcation » qui séduit aujourd’hui beaucoup les écologistes est par exemple ainsi énoncé par une association :


« L’indispensable bifurcation écologique est corrélée à un changement de cap, une bifurcation systémique, qu’elle soit économique, sociale, démocratique et in fine… politique ! »
(cf https://www.associations-citoyennes.net/travaux/bifurcation-ecologique/)


Pourtant il suffit de remonter un peu dans l’ histoire de la pensée de la nature pour s’apercevoir que la notion de « bifurcation de la nature » remonte à Whitehead et qu’il est très différent de l’usage d’aujourd’hui. Tentons ici d’en expliciter le concept original .

Alfred North Whitehead est un mathématicien du XXe mais aussi un philosophe des sciences. Il est l’auteur, avec Bertrand Russel des « Principia Mathematica » en 1913, décrit comme « l’une des œuvres les plus importantes du XXe en logique mathématique ». Il conduit à une réflexion très originale sur « le concept de nature », titre d’une de ses œuvres(1). Souvent récupéré par les écologistes le mot de « bifurcation » est utilisé aujourd’hui à tort et à travers, très loin de la signification originale de Whitehead:


« Une autre manière de formuler cette théorie, à laquelle je m’oppose, consiste à bifurquer la nature en deux subdivisions c’est à dire la nature appréhendée par la conscience et la nature qui est la cause de cette conscience. La nature qui est le fait appréhendé par la conscience, contient en elle-même le vert des arbres, le chant des oiseaux, la chaleur du soleil, la dureté des sièges, la sensation du velours. La nature qui est la cause de cette conscience est le système conjectural des molécules et des électrons qui affectent l’esprit de manière à produire la conscience de la nature apparente. L’esprit est le point de rencontre de ces deux natures, la nature causale ou influente et la nature apparente ou effluente. »




Il faut rappeler ici la définition que donne Whitehead de la nature : « la nature est ce que nous observons dans la perception par les sens ». Loin de l’emprunt dévoyé du concept par nos contemporains, il considère comme un problème pour la science naturelle de créer une division nature ressentie/nature causale. Whitehead énonce un présupposé : il existe une réalité autonome indépendante de nos pensées, condition à l’objectivation de la nature, que la science de la nature doit étudier. Mais doit on dans cette science introduire une théorie des « additions psychiques » du sujet observant ouvrant la porte à considérer une nature « rêvée » et une nature « réelle »? Ou bien considérer que le sujet observant et son ressenti sont tout aussi réels que ce qu’il observe?

Faire appel à la réflexion des penseurs de l’antiquité permettra d’ approfondir cette question. Aussi passerons nous en revue (en raccourcis) quelques théories physiques des philosophes, des plus anciens aux plus récents, sur la nature et la vision, qui ont conduit à la pensée moderne de la nature. Nous reviendrons ensuite exposer plus précisément la pensée de Whitehead.


Un peu d’histoire 


Les premiers philosophes « pré-socratiques » (comme leur nom l’indique historiquement situés avant Socrate), Pythagore, Leucippe, Démocrite, Anaxagore, Héraclite, Parménide, Empédocle, Thalès etc. avaient pour sujet d’étude prioritaire la nature. Il étaient d’ailleurs nommés « physiciens » de « phusys », nature en grec ancien. A cette époque la physique consiste à étudier les éléments de base qui fondent le monde et à comprendre son évolution.

Théophraste dans « Les philosophes de la nature » citant Parménide disait ceci: 


« [...]Il admet que l’univers est un, inengendré, sphérique ; mais, du point de vue de l’opinion du plus grand nombre , afin de rendre compte de la génération des phénomènes, il prend deux principes, le feu et la terre, celle-ci comme matière, celui-là comme cause et agent. »(2)


Parménide, qui a vécu au Ve siècle avant J-C, réfléchissait déjà en des termes qui mettaient en scène les «phénomènes » (de phénestai, φαίνεσθαι: apparence en grec ancien, ce qui apparaît aux êtres vivants), et distinguait dans la nature certains principes comme causes et d’autres comme substrat. Il perpétue par ailleurs une longue tradition philosophique qui se méfiera des sensations, car trompeuses, et instituera la raison comme seule autorisée à élaborer de nouvelles connaissances (avec au sommet de cette tradition le doute « hyperbolique » de Descartes dans ses méditations métaphysiques) : 


« Pythagore, Empédocle, Xénophane, Parménide disaient que les sens sont trompeurs »(3)

nous rappelle Aétius. Platon va accentuer cette réflexion des physiciens et mépriser le monde sensible, celui défini par Whitehead comme nature, au profit de l’intellect et du firmament des Idées. Pour Platon le monde sensible n’est qu’apparence, il « participe » seulement des Idées. La table vue n’est pas la véritable table mais « participe » de l’idée de table qui est sa véritable essence. La vérité et la réalité sont dans les idées, les essences, non dans ce qu’on perçoit. Pour Platon la vision sensible s’explique de la façon suivante :

« le feu intérieur qui s’échappe (des globes oculaires) […] se constitue en un seul corps ayant les mêmes propriétés tout le long de la droite issue des yeux, quelque soit l’endroit où le feu qui jaillit de l’intérieur rentre en contact avec le feu qui provient des objets extérieurs » (5)


C’est ce rayon qui sort des yeux, intercepte des objets en chemin puis « en transmet les mouvements à travers tout le corps jusqu’à l’âme, et nous procure cette sensation grâce à laquelle précisément nous disons que nous voyons» 

Aristote, un temps élève de l’Académie de Platon, plus tard critique cette analyse et celles d’ Empédocle ou Démocrite qui imaginent la vue comme un rayon sorti de l’œil. Pourtant sa théorie n’est pas plus convaincante:




« Au vrai, la vision n'est causée que par le mouvement du milieu qui est interposé entre l'œil et l'objet […] Il n'est pas possible d'ailleurs de prétendre, comme l'ont fait quelques anciens, que les couleurs soient des émanations des corps.»(6)




Aristote mettra fin à la séparation platonicienne entre essences et monde ici-bas et en quelque sorte réhabilitera la nature sensible: elle est tout entière mouvement : astres, feuilles tourbillonnantes ou plantes qui poussent. Tout est mouvement, croissance, décroissance, déplacement. Il introduit l’idée des quatre causes qui président à chaque création dans le monde: cause matérielle, formelle, motrice, finale. Dans sa recherche sur les causes des étants (ceux qui ont pour fonction d’être) il estime que sont « par nature » ( phusys, φύσις):




« les animaux et leur parties, les plantes et les corps simples comme le feu, la terre, et l’eau[…] Car les étants par nature paraissent posséder en eux-même un principe de mouvement et de stabilité[...] »(4).



La physique sera l’étude de tels êtres, qui possèdent « une nature » caractérisée par leur principe de mouvement et leur fin ( télos). Chez Aristote la Nature est donc composée des êtres qui ont une nature. Les animaux ou les plantes ont une nature mais tout aussi bien la pierre qui tombe et se dirigera toujours vers le centre de la terre, ou le feu qui naturellement s’élève vers les cieux. Nous les humains sommes inclus dans cette nature, mais les productions de l’art ( de l’artisan) n’obéissent pas aux mêmes règles : un lit en bois ne grandira pas et n’aura pas de fruit ni de feuilles, si on l’enterre il ne créera pas de racines, nous disons aujourd’hui qu’il est « artificiel » pour l’opposer à « naturel ». Le monde physique obéit à deux principes : matière et forme ( hylémorphisme). Toute objet est reconnaissable à une forme, mais cette forme n’est pas seulement géométrique, la forme est un principe de détermination, une essence. Aussi la forme du corps humain c’est l’âme(8) : elle meut le corps, dicte ses mouvements, détermine ses actions.


Epicure, empruntant à Démocrite, développe une physique atomiste, l’univers est constitué de particules minuscules insécables qui s’assemblent par le hasard. Dans sa théorie des simulacres, il évoque l’idée que les corps perdent en continu des flux d’atomes qui circulent « à une vitesse insurpassable » et qui forment exactement l’empreinte des corps dont ils sont issus. A l’inverse de Platon et d’Aristote avec lesquels il s’inscrit en faux, il décrit la vision par ce flux d’atomes provenant de l’extérieur vers l’intérieur:


« Il faut admettre également que c’est parce que quelque chose provenant de l’extérieur pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Les choses extérieures, en effet, ne sauraient imprimer la couleur et la forme qui leur sont naturellement propres par le moyen de l’air intermédiaire qui les sépare de nous, ni par le moyen de rayons ou de quelque flux que ce soit allant de nous à elles. »(7)


A partir de cette explication il en déduit que l’image reçue ne peut être que l’exacte image du corps, ce qu’on généralise un peu vite en résumant que chez Epicure la sensation est toujours vraie. Il faudrait ajouter qu’il mentionne que le jugement que nous portons sur la sensation peut lui même apporter une erreur. Il n’en reste pas moins qu’il est classé parmi les « sensualistes », qui considèrent que nous saisissons la vérité par l’intermédiaire des sensations. Pour Epicure voir une rose rouge prouve effectivement qu’elle est rouge( il n’était pas daltonien...).


Chez les Stoïciens ce ne sont pas les atomes qui forment le monde mais un souffre vital, ou encore Dieu ou la nature ( qui sont équivalent), agissant sur un substrat qui engendre la cohésion des choses et leurs mouvements de manière totalement rationnelle. La vertu, qui est le bien le plus précieux, hisse donc la raison au plus haut puisque notre nature est conforme à la nature globale qui est toute entière rationnelle. Nous formons des représentations qui laissent des empreintes dans l’âme. Mais c’est l’âme qui envoie son souffle jusqu’aux sens ceux ci n’étant que les « outils » terminaux de l’appréhension, constitutive de la sensation. 
La vérité de ces représentations est soumise en dernier lieu à l’assentiment de la raison.


« Les Stoïciens considèrent qu’il faut mettre en premier lieu la théorie relative à la représentation et à la sensation, dans la mesure où le critère, par lequel la vérité est connue, est génériquement une représentation, et dans la mesure où la théorie de l’assentiment – et celle de l’appréhension et de l’intellection-, qui vient avant les autres, ne peut exister sans la représentation . »(7)

Un Stoïcien peut bien voir une rose rouge, mais telle ne sera la réalité pour lui que si sa raison donne son assentiment (par exemple il peut aussi considérer qu’il s’agit d’une illusion et refuser d’assentir à ce qu’il voit).


Le sceptique Sextus Empiricus au IIe siècle dans ses « Esquisses Pyrrhonniennes » s’interroge sur la nature de la pomme:


« Chacune des choses apparentes qui nous tombent sous les sens nous paraît diverse, par exemple la pomme est lisse, odorante, douce et jaune ; a-t-elle donc, dans sa réalité, toutes ces qualités, ou a-t-elle une seule qualité mais apparaît-elle diverse suivant la constitution des organes sensoriels, ou encore a-t-elle plus de qualités que celles qui apparaissent, certaines d’entre elles ne tombant pas sous nos sens ? C’est un point obscur.»


L’école sceptique nous apprend qu’il faut « suspendre son jugement »( épochè, ἐποχή) sur les questions troubles plutôt que prendre parti et affirmer des connaissances fragiles susceptibles de varier. La réflexion profonde de Sextus Empiricus, ci-dessus, introduit le sujet dans la question de la connaissance et pose la question de nos moyens de connaître, il met en scène la relativité de la connaissance. Nous nous approchons ici du problème posé par Whitehead.


Thomas d’Aquin dans sa « Somme Théologique » réintroduit l’idée d’une nature double. En effet il distingue la « natura naturans » ( nature naturante) de la « natura naturae » ( nature naturée). L’une est Dieu ou principe de création, l’autre sont les créatures ou la nature crée.

« La nature universelle au contraire est la vertu active qui réside en quelque grand principe de l’univers, par exemple dans l’un des corps célestes ou dans l’une des substances supérieures ; c’est ainsi que Dieu est appelé par certains “ la nature naturante ”. »(9)


Ici encore il y a scission, pour ne pas dire bifurcation, entre une nature causale ( Dieu ou un principe englobant) et une nature résultant de l’action de la première. Nous retrouvons cette même séparation plus tard chez Spinoza qui reprend la notion de substance aristotélicienne :


« [...]par Nature naturante, il faut entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu, en tant qu'il est considéré comme cause libre. Par Nature naturée, j'entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de la nécessité de chacun des attributs de Dieu, c'est-à-dire tous les modes des attributs de Dieu en tant qu'ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu, et qui ne peuvent ni être, ni être conçues sans Dieu »


Locke dans son «Essai sur l’entendement humain » se rapproche de la réflexion de Sextus Empiricus. Alors que Descartes, rationaliste, réduit la matière à n’être qu’étendue et mouvement Locke, empiriste, réfléchit aux qualités des corps. Il admet certes que longueur ou profondeur ( ce que Descartes nomme l’étendue) en font partie, mais il introduit l’idée de qualités secondes, qui sont produites « en nous »:


« Il y a, en second lieu des qualités qui dans les corps ne sont effectivement autre chose que la puissance de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs premières qualités, c’est à dire par la grosseur, figure, contexture et mouvement de leur partie insensibles, comme sont les couleurs, les sons, les goûts, etc. Je donne à ces qualités le nom de seconde qualités ».


Locke ajoute une qualité spéciale, celle de la puissance qui se trouve dans les corps enflammés, puissance de produire la chaleur en nous. Le raisonnement pourtant est le même : pour lui le rouge n’est pas dans le coquelicot, la chaleur n’est pas dans le feu, mais tout est dans nos sensations.


Jacob Von Uexküll, biologiste, éthologue, poursuit cette réflexion mais généralise le propos avec son ouvrage « Mondes animaux, monde humain » dans lequel il explique que nous vivons dans des univers où les perceptions induisent des significations. Ces ensembles forment un monde spécifique pour chaque espèce. L’abeille ne voit pas les mêmes couleurs que nous. Le monde de la tique, ultra minimaliste, n’est pas celui du chien ni de l’humain. Il ne contient qu’une perception et une signification. L’odeur de transpiration signifie pour elle tomber et aspirer du sang, se reproduire puis mourir. Son temps n’est pas le nôtre, elle peut attendre plusieurs années qu’un animal passe.

Si nous vivons dans des mondes perçus différents et dans des univers de signification divers nous faisons pourtant le pari que la réalité est une et unique. Tel est aussi l’axiome de Whitehead. 



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En Grèce antique, philosophie et science ne faisaient qu’un. Au cours des siècles, chaque science s’est spécialisée. Il faut bien considérer que Whitehead pense en philosophe des sciences et tente de délimiter les sciences de la nature, par rapport à d’autres sciences. La science de la nature pour Whitehead doit uniquement étudier la réalité qui tombe sous nos sens et déclenche nos significations (à nous les humains). Il conteste la bifurcation qui partagerait la nature en deux, conséquence d’introduire l’esprit dans la science naturelle. Car la science pour Whitehead doit considérer la connaissance comme ultime et ne pas introduire l’esprit dans cette réflexion:


« il ne peut y avoir une explication du pourquoi de la connaissance, nous ne pouvons seulement décrire ce qu’est la connaissance »


La science naturelle doit expliquer pourquoi il y a du rouge dans la nature, pourquoi le coquelicot est rouge et non vert, mais non pourquoi nous voyons du rouge et comment est fabriqué le rouge dans notre esprit. Car sinon le rouge devient alors une propriété de notre esprit et non un caractère naturel, une sorte d’illusion alors que la réalité serait composée d’électrons et de longueurs d’onde. Il n’y a pas la nature romantique des poètes qui évoquent la brume se lever sur les étangs et la nature austère des scientifiques qui mesurent la densité du brouillard en comptant les molécules d’eau dans l’air. La bifurcation c’est de considérer scientifiquement que la seconde existe réellement et que la première ne serait que son apparence. Pourquoi les molécules seraient-elle plus vraies que les volutes blanches qu’elles constituent ?

Ce que nous devons étudier c’est la nature indépendante de nous, pas notre dépendance à elle. Pour Whitehead les germes de la bifurcation ont été semés il y a longtemps. Ils proviennent de l’idée de substance. 


La substance



Les penseurs antiques posaient la question « de quoi la nature est-elle faite ? ». Nous avons passé en revue un certain nombre de réponses. Parmi celles ci la conception d’Aristote a fait école jusqu’à aujourd’hui. Sa recherche métaphysique « qu’est ce que l’Etre ?» et le fait que « l’être se dit en plusieurs sens » va le conduire à déterminer des catégories communes à tous les êtres. A savoir qu’ils ont en commun d’être dans un lieu, dans le temps, un certain nombre, etc. » Lieu, temps, nombre forment donc des catégories. Mais il faut aussi répondre à la question « quel est le critère qui permet de reconnaître qu’il y un être ? » Aristote répond: par sa substance, qui sera donc la première catégorie de l’être.

Sa logique découlera de cette analyse. La logique des prédicats, constituée de syllogismes prend pour éléments des sujets auxquels on attribue des attributs ou des propriétés au moyen de prédicats, par exemple la proposition « Socrate est mortel » ou « l’herbe est verte ». Cette logique tend à ne considérer les choses que sous cette décomposition, à savoir tout d’abord une « substance » qui forme le noyau de la chose dépouillée de tous ses attribut ou propriétés. La substance est première et essentielle, les attributs sont secondaires.


« L’ontologie devra donc distinguer entre ce qui existe par soi et ce qui s’y rapporte et en dépend.»(10) 


Et cette substance chez Aristote sera très souvent la matière nue. Autrement dit toute entité du monde perçu sera a priori une substance matérielle dont il faut analyser la forme et les attributs.

Le but du scientifique qui aujourd’hui analyse la nature, hérité de cette conception, sera alors de « dépouiller » tout sujet d’étude de son apparence pour savoir ce qu’il est « au fond », pour connaître la matière qui le constitue. La substance de l’herbe n’est alors pas le vert de sa couleur, mais sa composition matérielle, le vert étant relégué au rang d’attribut.

Whitehead présente une toute autre conception, qui nécessite de se départir autant que possible de notre capacité langagière lorsque nous percevons notre environnement. Un bruit, survient, l’aiguille de l’horloge bouge, les nuages défilent, le cœur bat, etc. C’est une expérience passionnante et enrichissante de se fondre dans l’environnement sans penser à rien. Nous ne percevons pas des substances, mais des évènements. L’analyse de Whitehead commence par celle du langage, et se poursuit par une phénoménologie orientée vers la nature. 



Le langage : processus, facteur, fait


La difficulté pour saisir la pensée de Whitehead vient de son vocabulaire assez déstabilisant mais riche de nouvelles conceptions. En préambule il nous faut définir trois mots qu’il mobilise souvent dans sa pensée : processus, facteur, fait.

La nature est un processus dont nous sommes conscient grâce à notre perception : appelons cette capacité « conscience sensible ».

Le terme processus selon le Larousse définit « un ensemble de phénomènes, conçu comme actif et organisé dans le temps ». Comme chez Aristote, la nature est donc mouvement, processus à l’œuvre et en devenir.

Le « fait », de manière très générale, est ce qui arrive devant nous.

Le Larousse définit « facteur » ainsi : « agent, élément qui concours à un résultat ». On dit par exemple couramment : le facteur prix ou le facteur temps. Or la conscience sensible repère dans le processus de la nature des « facteurs » : 


« Le fait immédiat pour la conscience sensible est l’occurrence entière de la nature, c’est la nature comme évènement présent pour la conscience sensible, et dont l’essence est de passer. La nature ne peut être rendue immobile et ensuite regardée. Le fait ultime pour la conscience sensible est un évènement.[…] nous avons conscience d’un évènement qui est notre vie corporelle, d’un évènement qui est le cours de la nature dans cette pièce, et d’un agrégat d’autres évènements partiels, perçus confusément. […] la conscience sensible nous présente aussi d’autres facteurs dans la nature , qui ne sont pas des évènements. [...]Par exemple le bleu du ciel est vu comme situé dans un certain évènement […] sans être lui-même un évènement.»

Ainsi, loin de repérer des substances matérielles, la conscience sensible détecte des évènements, et d’autres facteurs sensibles comme des couleurs. Mais cette conscience purement sensible n’est pas communicable. Il faut donc trouver via le langage un moyen de faire entrer quelque chose de cette expérience dans des mots. Pour Whitehead notre capacité à discourir et à communiquer implique de découper le monde en entités sous peine de n’en pouvoir rien dire. Mais la philosophie grecque a influencé la science avec sa métaphysique de la substance :


« l’entité a été séparée du facteur qui est le terminus de la conscience sensible. Elle est devenue le substrat du facteur, et le facteur a été dégradé en attribut de l’entité ».


Si nous prenons l’ évènement « brin d’herbe qui pousse dans le caniveau », le facteur c’est la couleur verte qui se détache sur un fond gris, ou sa flexibilité dans le vent, ainsi que les relations entre cette couleur et cette flexibilité. Or :

« ce que nous trouvons ce sont des relations entre les attributs des « substances » ».

Mais pour la scolastique* il y a une substance pour l’ herbe, qui n’est pas sa couleur, cette dernière étant réduite à un attribut pour la substance. Pour Whitehead cette séparation due à la philosophie aristotélicienne a été favorisée par les mécanismes langagiers mais elle est purement factice. Il y a une autre séparation qui pose problème et que va évoquer Whitehead dans le cadre de sa philosophie événementielle. 



L’espace et le temps 


«[...]En outre cette séparation des idées d’espace et de temps n’a été adoptée que par soucis de gagner en simplicité en se conformant au langage courant. Ce que nous discernons est le caractère d’un lieu à travers une période de temps »

La encore Whitehead constate que le langage exerce un formatage de la pensée en constituant une abstraction admise comme un fait, le temps d’un côté l’espace de l’autre, qui n’existe pas dans la réalité. Il peut être utile de créer des concepts abstraits, comme « substance » ou « espace/temps séparé »pour développer des théories, mais sans oublier qu’ils sont des abstractions et donc sans les réinsérer comme entités dans le monde concret.


« Ce n’est pas la substance qui est dans l’espace mais les attributs, ce que nous trouvons dans l’espace ce sont le rouge de la rose et le parfum du jasmin et le bruit du canon. Nous avons tous dit à notre dentiste où se trouvait notre mal de dent. Ainsi l’espace n’est pas une relation entre substances mais entre attributs . » (p58)

Le mal de dent ne constitue pas une substance mais mais est perçu comme l’événement d’une douleur ressentie, à savoir l’équivalent d’un attribut dans le langage aristotélicien, pour notre personne. Dans le vocabulaire de Whitehead le mal de dent serait un « facteur ». ( la difficulté est qu’il passe alternativement d’un vocabulaire à l’autre, celui d’Aristote ou le sien au gré des exemples, ce qui ne facilite pas la compréhension).

(Suite au prochain numéro : le temps stoïcien )




* scolastique : « l'enseignement philosophique plus ou moins asservi à la théologie et à l'autorité d'Aristote qui fut donné aux clercs dans les écoles monastiques et dans les universités, notamment celle de Paris, pendant le moyen âge et principalement du douzième au quinzième »










(1) Le Concept de Nature, Alfred North Whitehead, 1920 ,VRIN, bibliothèque des textes philosophiques.

(2) Les Présocratiques, Jean-Paul Dumont, 1988 , La pléiade,Gallimard, p.236, VII

(3) Ibid. p.252 XLIX

(4) La Physique, VRIN, 2008, Livre II, Chap. 1, 192b10

(5) Le Timée, Platon, 1992, GF Flammation, 45b-46a

(6) De la sensation et des choses sensible, Aristote, Opuscules, Dumont,1847, p2

(7) Vie et doctrine des philosophes illustres, Diogène Laërce, LGF, 1999, Livre VII, 49

(8) Traité de l’âme, Aristote, Pocket, 2009, Livre II, chap.I. 412a

(9) Somme théologique, St Thomas d’Aquin, IA-IIAE-Q.85, Art.6

(10) Aristote, Pierre-Marie Morel, GF Flammarion, 2003, p109.

(11) Spinoza, Éthique, Gallimard, 1954, I, proposition XXIX, scolie)




mardi 2 septembre 2025

Corps interne et corps externe






Le cerveau, ou l’âme, ou encore notre hêgemonicon ( partie directrice de l’âme pour les Stoïciens) reçoit les informations du corps. Elles proviennent principalement des cinq sens qui rapportent chacun des données différentes sur que nous voyons, touchons, sentons etc. Il s’agit d’informations essentielles sur l’environnement extérieur, qui nous permettent de nous orienter dans le monde. La peau, surface du corps, est immergée dans cet univers et en ressent le chaud, le froid, le piquant, le doux etc. Elle sert d’enveloppe pour tout le reste. L’identité passe par elle, sa forme sa couleur, sa taille : un être humain est d’abord une peau, pour les autres mais aussi pour soi-même. De soi, lorsqu’on regarde son propre corps n’apparaît que la peau, étendue sur un sous-ensemble du corps : le torse, le ventre et les membres, impossible d’en voir plus sans un miroir. Le regard porté sur les autres s’enrichit en revanche d’éléments supplémentaires: d’autrui peut-on apercevoir les cheveux, les yeux, le nez, les oreilles, la forme des épaules, du visage, du crâne, éventuellement le dos, autant de caractéristiques qui permettent de les reconnaître.

Pourtant la peau ne constitue qu’une minuscule partie du corps humain. Pensez à ces réseaux de sang, de lymphe, de nerfs, à ces muscles, tendons, cartilages, à ces organes qui entretiennent la vie comme le cœur, les poumons, le foie, l’estomac, les reins, la vessie, les intestins, à toutes ces humeurs qui nous traversent, la bile, la salive, les sucs de digestions. Tout cela est ignoré le plus clair du temps. Les humains s’identifient par leur apparence, par leur corps externe, par leur peau et non par leur corps interne. Et pour cause puisqu’il est invisible. Il faut ajouter qu’il maintient un fonctionnement vital silencieux la plupart du temps.

Aucune information ne remonte au cerveau, aucun bruit ne sourd du sang parcourant les artères et les veines, de la vessie qui se remplit, du rein qui filtre, de la rate qui engrange les globules, du foie qui fabrique le cholestérol, du pancréas qui produit des enzymes etc. Seuls, battements de cœur, borborygmes intestinaux ou poitrine qui se soulève au rythme de la respiration nous rappellent le corps intérieur. Il faut y ajouter la pensée, reflet de l'activité du cerveau, que l'on peut assimiler à une perception.
Familier mais malgré tout étranger, inconnu, non maîtrisé, le corps interne reste cantonné dans une pseudo altérité. Pourtant il commande des besoins impérieux: faim, sommeil, excrétion, etc. Il se manifeste également par des douleurs internes imprécises : courbature, migraine, inflammations, contusions dont la localisation reste floue à l’image de la considération que nous lui portons.

Nous lui faisons confiance à cette machinerie intérieure, elle est censée exécuter toute ses tâches parfaitement, sans que nous en ayons conscience, car en fait la conscience provient de lui, de cette infrastructure qui la pilote. Le « Je » ou le « nous » n’est que le sommet, qui s’illusionne de son pouvoir, de cette pyramide cellulaire.

Pourtant ce corps interne primordial, essentiel, auquel elle doit tout, l'ingrate conscience  le méprise. Dans la société les viscères ne font pas non plus recettes: dans les tabloïds, seules comptent les apparences, le corps externe.

Descartes illustre bien ce déni total, lui qui en fermant les yeux devant un poële médite et s’imagine n’avoir aucun corps, alors que c’est son corps qui lui dicte ses pensées.

Tout le dualisme est établi sur la dichotomie corps externe / corps interne. Descartes ne se croit esprit que parce qu’il ne reconnaît pas la pensée comme une sensation du corps.



« Je n’admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai : je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue.

Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. »


René Descartes. Méditations métaphysiques. Méditation seconde.





Ayant supposé que le corps est une illusion Descartes s’acharne à croire que seul l’esprit subsiste, établissant un dualisme radical, une séparation, une sorte d'occlusion . Nous ne sommes pourtant que des corps, avec viscères et cerveau, mais sans esprit. D’ailleurs même les viscères ont des neurones(1) . 




(1) https://www.inserm.fr/c-est-quoi/une-info-a-digerer-cest-quoi-le-systeme-nerveux-enterique/ 
(*)  Photo d'intestin grêle

vendredi 4 juillet 2025





Bac 2025 : La vérité est-elle toujours convaincante ?


Convaincre, qui inclut « vaincre », implique de remporter une petite victoire sur l’auditoire ou l’interlocuteur et de surmonter une sorte de résistance. Le convaincu n’a pas le sentiment d’être vaincu à proprement parler mais de fait il donne son assentiment au message qui lui parvient. Il y a mille et une façon d’être convaincu et le langage en porte la trace : « j’ai été vraiment convaincu par ce film … par ce livre », ou l’inverse : « cette pièce … cette improvisation ne m’a pas convaincu ». Ainsi ce verbe implique une relation. Relation entre un réalisateur, un auteur, un interprète et ses spectateurs, lecteurs ou auditeurs, qui porte une finalité. Elle peut consister à porter un message, proposer un voyage virtuel, ou de simplement de donner du plaisir. Mais la fin de l’art a peu à voir avec la recherche de la vérité. En revanche dans les domaines politique, scientifique ou en amour la vérité devient essentielle. Pour un homme politique ou un parti dire ce qu’il s’engage à faire engage sa crédibilité et surtout la vie future de ses concitoyens s’il parvient au pouvoir. Les théories scientifiques décrivent les lois du monde tel qu’il est , s’imposent de dire vrai et leurs théories sous le joug et le couperet de l’expérience. La passion amoureuse exige aussi la vérité : celle des sentiments. Et dans les relations établies dans ces domaines il s’agit souvent de convaincre : ses concitoyens, ses pairs, ou sa dulcinée.

Ainsi ce n’est pas la vérité par elle-même qui est convaincante ou non mais le couple qu’elle forme avec la personne, le discours, l’institution ou l’œuvre par lequel elle est médiatisée. La vérité, tout comme la justice, n’existent pas dans la nature : elles sont des créations humaines. «Aletheia », vérité en grec, signifie littéralement dévoilement, car celle-ci souvent n’apparaît pas facilement (sauf face à la sensation, toujours vraie, comme le note Epicure). Communiquer cette vérité cachée, la dévoiler, l’élucider, implique de s’efforcer de convaincre ceux pour qui elle est opaque ou mal reflétée comme l’imagine Platon dans l’allégorie de la caverne dans « La République ». Le sujet de la vérité étant très large à traiter nous allons maintenant resserrer la question par deux remarques.

Notons tout d’abord que la langue et tout particulièrement la philosophie distingue convaincre de persuader. « Convaincre » nécessite l’utilisation d’ une raison qui argumente et d’une raison qui écoute, tandis que « persuader » mobilise les sentiments ou tout autre moyen pour arriver à ses fins y compris le mensonge. Aussi nous nous limiterons à étudier « convaincre » comme signifiant une argumentation conduite par la raison, ce qui place l’information et la science comme domaines de choix pour notre réflexion et élimine par exemple la politique ou la passion que nous avons évoquées plus haut qui souvent se contentent d’utiliser la persuasion.

Ensuite observons qu’ il y a deux sortes de vérités, d’une essence différente. En effet Leibniz a distingué les vérités de raison et les vérités de fait. Les premières sont nécessaires c’est-à-dire qu’elle ne peuvent pas ne pas être, comme deux fois deux égale quatre. Les secondes sont contingentes. Il n’est pas possible de démontrer logiquement une vérité de fait dans une réalité contingente affirme Leibniz, puisque qu’il s’agit d’une vérité qui peut être contredite : tel fait a eu lieu ou n’a pas eu lieu. Si un réseau social affirme : Paris FC a gagné contre Inter de Milan, ce n’est pas une vérité nécessaire (provenant du destin) puisque l’Inter pouvait aussi gagner et Paris perdre. Alors que la logique permet de démontrer une vérité de raison, comme dans un théorème mathématique, géométrique, ou de logique formelle, elle n’autorise pas par raisonnement à démontrer un fait qui, étant contingent, pourrait ne pas être. Les vérités de fait appartiennent au domaine ontologique ( de l’existence) alors que les vérités de raison font partie du domaine logique. Dès lors convaincre une personne qu’un fait, hors de portée de ses sens,  a réellement eu lieu n’est pas possible par une démonstration de logique formelle, mais repose sur la crédibilité et la confiance.




Les vérités de fait peuvent ou non être convaincantes, suivant la probabilité d’un évènement et selon la confiance qu’inspire le medium et l’informateur, ainsi que sa compétence et la cohérence de son récit.

Mais si les vérités nécessaires, celles de l’esprit, sont démontrables logiquement, elles devraient toujours être convaincantes. Est ce vraiment le cas ? Demandons-nous si la logique, la raison, la démonstration ou la confiance suffisent à elles seules à convaincre d’une vérité scientifiquement établie? Derrière la raison n’y a-t-il pas des processus sous-jacents qui influent sur elle et la dominent? Nous examinerons par exemple dans l’histoire des sciences quel a été le sort réservé aux nouvelles grandes théories.

Par ailleurs la raison suffit-elle pour rendre acceptables les vérités de faits lorsqu’elles heurtent le sens commun, la tradition ou les habitudes? 

                                        **** 

Le discours de la science


La philosophie si elle est l’amie de la sagesse en Grèce antique, se caractérise aussi par la recherche de la vérité.

Socrate, pour conduire son interlocuteur à découvrir de lui-même une nouvelle idée ou un nouveau concept, procédait par une suite de questions auxquelles son vis-à-vis répondait. Le dialogue, dirigé par le philosophe, construisait un raisonnement souvent mené par l’absurde et se terminait par la réponse attendue donnée par celui même qui en doutait. Cette méthode, comparée à un accouchement dans lequel la progéniture serait la vérité, fut nommée maïeutique. Platon de même a fondé sa dialectique sur des dialogues ayant pour but d’aller plus loin que l’apparence des choses ici-bas pour atteindre le vrai des Idées par un échange d’arguments. Aristote, fut le premier à défini les règles de la logique formelle, mais a aussi mis l’accent sur la forme du langage. Il remarqua que le discours ( logos qui signifie en grec ancien à la fois discours et raison) pouvait être plus convaincant encore grâce à une technique d’élocution qu’il déclina dans son ouvrage « La Rhétorique ».

Pourtant faire appel à la logique pour convaincre n’est pas non plus toujours gage d’atteindre la vérité, une démonstration peut être mal menée ou bien un axiome ou une prémisse peuvent être erronés. Et dans toute théorie scientifique les prémisses supposent un rapport à la réalité des faits, qui sont contingents comme l’a vu Leibniz, et par conséquent indémontrables et sujets à erreur.

Mais même  lorsque le raisonnement ou la démonstration sont bien conduits l’interlocuteur ou les auditeurs peuvent refuser de donner leur assentiment, à cause de leurs croyances, de leurs préjugés ou bien par ignorance et peur du sujet.


Lorsque Galilée, par une suite d’expériences réelles ou de pensée, mit à mal la physique d’Aristote, ce fut une révolution. Lorsqu’il vit les taches de la Lune avec le télescope qu’il avait inventé, il put prouver qu’elle était un astre sphérique imparfait tout comme la terre, ruinant l’idée du ciel parfait éternel et géométrique qu’évoquait Aristote. Puis quand l’Italien vint à avancer la théorie d’une Terre qui tourne autour de son centre et autour du soleil, il fut considéré comme un hérétique. Il disait la vérité, apportait des arguments valables à l’appui de sa thèse, mais entrait en opposition avec le dogme et les physiciens de son temps. Avant lui Copernic qui réfuta l’idée d’un univers géocentrique lui aussi ne put convaincre ses pairs qu’il disait la vérité. Mais Galilée comme Copernic faisaient face à deux difficultés : l’une a été vue, ce sont les résistances de l’époque, l’autre vient du fait que leur théorie naissante n’avait pas encore réponse à toutes les objections. Il fallut attendre Newton et une nouvelle physique complète sur l’attraction des masses pour éclaircir toutes les question restées dans l’ombre. Comme l’a écrit Thomas Kuhn dans « La structure des révolutions scientifiques » la science évolue aussi par de petits pas mais aussi de grands bonds en avant, qui impliquent des théories imparfaites et des changements de paradigmes qui sont longs à opérer. Notons qu’aujourd’hui encore les « platistes » nient que la terre soit un globe. A part les astronautes et les navigateurs du Vendée Globe il est vrai qu’il est difficile d’en faire l’expérience soi-même, et en ce qui concerne la démonstration de la rotondité de notre planète beaucoup de platistes n’ont pas le niveau scolaire pour la comprendre. Le principe d’inertie découvert par Galilée, qui énonce qu’un objet en mouvement rectiligne uniforme continue sa trajectoire  sans aucune force nécessaire, est tout à fait contre-intuitif. Il donne pourtant les bases pour comprendre pourquoi les objets célestes sont en rotation. Voilà une théorie physique, une vérité, qui n’est pourtant pas convaincante car elle contredit l’intuition qui donne à penser que le soleil « se couche » plutôt qu’imaginer que c’est la Terre qui tourne.

L’histoire de Galilée a servi de base en philosophie des sciences pour invalider le popperisme. Alors que Karl Popper, inventeur du falsificationnisme, déclarait qu’il suffisait qu’un élément d’une théorie soit faux, ou d’une expérience non concluante, pour invalider l’ensemble, l’histoire de Galilée montre que malgré l’incomplétude de ce qu’il expliquait et certaines erreurs sa théorie était valide. Ainsi la vérité de Galilée n’apparaissait pas du tout convaincante à son époque, ni à ses pairs, ni aux dignitaires religieux, parce que qu’elle entrait en contradiction avec leurs croyances. Popper l’aurait donc rejetée, commentant une erreur.

La croyance est un phénomène très profond de la psychologie humaine, qui met en jeu des sentiments très forts. Elle est une sorte d’auto-persuasion. Lorsqu’elle se heurte avec une réalité qui ne s’accorde pas avec elle, soit elle finit par succomber avec beaucoup de souffrance et cette croyance disparaît, soit elle subsiste et refuse la réalité malgré toutes les preuves dont elle dispose. C’est le mécanisme du déni. La raison fait alors peu de poids face cette résistance à la réalité et à la vérité. Les contemporains de Galilée et Copernic et toute la scolastique avaient enseigné la physique d’Aristote depuis des années, ils n’étaient pas prêts à entendre que la Terre tournait sur elle-même et autour du soleil, ce qui remettait en cause toute leur vision du monde et celle de dieu. Il en est de même pour le changement de climat.


Alors que les centaines de scientifiques du GIEC ont depuis des années conclu que le changement du climat a une origine anthropologique, il se trouve toujours beaucoup de citoyens qui campent sur leur opinion elle même basée sur leur expérience personnelle et leur ressenti. Pour certains le fait du réchauffement global n’existe pas, pour d’autres il y a effectivement un réchauffement mais il n’est pas d’origine humaine.

Ici encore l’expérience individuelle est déterminante. Il est impossible pour tout un chacun de mesurer l’évolution du climat qui dépasse de beaucoup le temps d’une vie et concerne la surface du globe entier. Les statistiques du GIEC sont difficiles à trouver ou à lire, il nous faut donc faire confiance au discours de la science même lorsque notre expérience directe ne le confirme pas. Mais la vérité scientifique dérange et implique de profondes remises en question. Le déni permet alors de refuser une vérité aux conséquences politiques et individuelles terribles. Pourtant le déni conduit parfois à la mort.

En effet, tandis que la mortalité a considérablement diminué depuis l’apport des vaccins, beaucoup ne sont toujours pas convaincus de la réalité des théories vaccinales et des faits. La peur est mauvaise conseillère et toute nouvelle technologie, comme les vaccins à ARN lors du Covid, engendre des attitudes irrationnelles comme préférer risquer la maladie plutôt que l’injection salvatrice. La vérité scientifique, qui dans ce cas est hors de portée des non initiés, doit alors s’imposer en partie par la confiance dans les autorités de santé. Car une argumentation détaillée et savante des processus de blocage du SARS-CoV-2 par le vaccin ne peut convaincre des novices en biologie. En revanche l’argumentation des chiffres sur l’histoire des vaccins et sur les résultats positifs des essais en double aveugle devrait rationnellement emporter la conviction. Ce qui pour beaucoup n’a pas été le cas, ils ont préféré jouer aux dés et compter sur le hasard pour espérer ne pas attraper la maladie. Rappelons aussi que les statistiques sur la réussite des vaccins, et toute l’épidémiologie, se rapportent à des faits et comme nous l’avons vu il est impossible de démontrer logiquement des vérités de fait.

                                             ****

Des faits hors de la sensation


Nous affrontons donc d’un côté des théories scientifiques pointues qui restent incompréhensibles au commun des mortels, de l’autre des faits qui portent sur des nombres, des durées, des lieux hors de portée de l’expérience individuelle. Ces théories pour être utiles débouchent sur des prédictions dans la réalité, donc sur des faits.

Or, nous l’avons vu, les vérités de faits ne sont pas adoptées grâce un raisonnement, mais reposent pour partie sur la confiance en une parole reconnue comme fiable, et pour partie sur l’expérience individuelle, sur la sensation. Même si beaucoup de philosophes ont décrit les sensations comme trompeuses ( le bâton brisé dans l’eau, la tour circulaire qui paraît rectangulaire au loin, etc), nous croyons d’ordinaire ce que nous voyons, sentons, touchons.

Lorsqu’un évènement qui nous est rapporté se produit hors de notre présence donc de nos sensations et qu’il est tellement extraordinaire qu’on peine à y croire, le doute s’installe. Seule une voix qui porte un discours de raison, comme une institution, un gouvernement, un organe de presse fiable peuvent convaincre d’un tel fait. La majorité de nos connaissances ne sont pas l’objet de notre expérience personnelle mais proviennent de la confiance que nous portons aux sources qui nous les révèlent parce que nous les jugeons compétentes.

Malheureusement certains reportent leur confiance dans des relais dépourvus de compétence, dans lesquels règne l’opinion plutôt que le savoir. Ainsi plutôt qu’être convaincus par le discours officiel sur une vérité surprenante, désagréable, gênante, et dépassés par le discours scientifique ou explicatif des médias ils préféreront adopter une opinion imaginant un mensonge volontaire du pouvoir, un complot. Par ailleurs aujourd’hui les outils modernes de l’informatique, liés à la présence toute puissante de l’image et du son dans les réseaux sociaux, permettent de rendre plus convaincants des faits inventés de toutes pièces que des évènements réels rapportés par les agence de presse officielles. Car les sens ne sont plus suffisants pour discriminer une video réelle d’un montage virtuel.

                                               ****

Ces exemples rappellent qu’il n’y a pas unanimité face à la vérité et qu’elle peut parfois n’être pas convaincante. Il y a trois raisons à cela.

Premièrement certaines pseudo vérités sont enkystées et fossilisées dans notre esprit et sont le soubassement de notre personnalité. Ôtez les et tout s’écroule, alors le déni s’installe refusant le rationnel quelle que soit la force de conviction qu’on leur oppose y compris des théories scientifiques implacables. Nietzsche l’avait déjà énoncé mais Freud a prouvé que l’esprit humain ne se résumait pas à une raison libre capable de distinguer ce qui est, mais reste l’objet de passions inconscientes ou de traditions et de préjugés qui viennent obscurcir sa vue et orienter sa vie. Beaucoup  n'acceptent pas la vérité simplement parce qu’elle provient d’un pouvoir qu’ils honnissent, s’opposant à sa domination ils refusent d’être « vaincus » et par conséquent convaincus.

Deuxièmement la vérité paraît de plus en plus souvent non-intuitive et non convaincante parce que loin de notre expertise, or plus la science progresse et plus la distance à la vérité des théories scientifiques pour le plus grand nombre augmente sans possibilité de convaincre, c’est-à-dire de démontrer techniquement.

Troisièmement la vérité des évènements de ce monde rapportée par les organes d’information, indémontrable logiquement parce que portant sur des faits contingents, entre en compétition avec une réalité virtuelle plus facile à accepter, plus convaincante car flattant l’opinion regroupée en tribus plutôt qu’appelant à l’intelligence ou au raisonnement individuel.

Mais dans notre « monde désenchanté » par la science, comme le décrit Max Weber, il est beaucoup plus sûr pour guider sa vie de se baser sur les avis des experts officiels que sur son expérience personnelle ou celle de gourous ou de complotiste. Le futur de l’humanité en dépend.













vendredi 9 mai 2025

La démocratie menacée par le peuple

Nombreux dans l’histoire sont ceux qui ont décrit les dangers de la démocratie. Platon y voit un système dans lequel la liberté, qui la mène à sa perte, l’emporte sur toute autre considération alors que Tocqueville constate que c’est l’exigence d’égalité qui prime dans l’Amérique révolutionnaire et la met en péril. Aujourd’hui avons raison de croire que tous ces dangers sont écartés ?




Les Athéniens




A Athènes, la « constitution démocratique », le pouvoir donné au peuple (demos/peuple, cratos/pouvoir), est fortement critiquée en particulier par Platon. Dans « La République » au chapitre VIII [562] il décrit la tyrannie comme suite naturelle de la démocratie, car les citoyens rendus fous d’égalité et de liberté ne peuvent que rendre finalement la cité ingouvernable. La survenue d’un tyran paraît alors la seule issue possible pour le retour à l’ordre :


« -eh bien, n’est ce pas justement l’appétit insatiable de ce que la démocratie considère son bien qui va la conduire à sa perte ?
-qu’est ce qu’elle considère à ton avis comme son bien ?
- la liberté répondis-je
[…]
- Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons et s’enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s’il ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.
[…]
- Vois, par exemple, quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’égard de ses parents.
[…]
et nous allions presque oublier de mentionner l’égalité de droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les hommes et les femmes. »



Pour Platon la société toute entière et même un type d’homme « l’homme démocratique » sont responsables de cette anarchie, de ce délitement moral, cette fuite de toutes contraintes. C’est bien parce que cet homme place la liberté plus haut que tout qu’il désire un régime qui lui correspond et lui accorde la vie la plus libre possible. Le philosophe vilipende ce mode de pensée car pour lui la liberté n’est pas une vertu, comme le sont prudence, tempérance, justice et force, les quatre vertus cardinales. Si gouverner c’est viser le Bien pour la cité l’objectif ne peut être atteint s’il se résume à la liberté et à l’absence de maître, au contraire cela conduit à ne plus respecter les lois et rendre la cité ingérable. Le retour de bâton est donc inévitable.


« Il est dès lors vraisemblable, repris je, que la tyrannie, ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus extrême. »


Le lecteur d’aujourd’hui trouvera les propos de Platon tellement décalés avec la pensée moderne, en particulier sur le droit des femmes, qu’il aura la tentation d’invalider l’ensemble du discours. Pourtant il reste qu’un mode de gouvernement ne peut être totalement détaché des mœurs des gouvernés et que ces derniers souhaitent toujours qu’il reflète leurs désirs et mode de vie. Or si la liberté continue d’être la valeur phare, au moins en occident, il est vrai qu’elle pose un problème si elle se veut infinie. Toute société nécessite des projets et efforts communs. Nous poserions de nos jours le problème autrement, sous l’angle de la critique de l’individualisme: si l’individu met sa personne et ses désirs au centre qu’en est-il du projet collectif et de la société dans laquelle il vit ? Que sera le gouvernement si le politique évite toute forme d’horizon commun, de projet contraignant, de discours sur l’effort ou le courage, et ne reflète que les désirs immédiats du peuple : un gouvernement « démocratique » populiste qui brosse le peuple dans le sens du poil. Un problème de nos jours reflète cette difficulté, et l’affrontement entre les exigences de liberté et d’égalité : les déserts médicaux. Les étudiants en médecine réclament la liberté de s’installer où ils veulent alors que le gouvernement planche sur une loi qui répartirait mieux les nouveaux médecins sur le territoire en leur imposant une affectation.

Il est beaucoup plus facile et admis de nos jours de critiquer l’individualisme que la liberté, il s’agit pourtant bien du même problème que celui qu’évoque Platon : une impossibilité de se fondre dans une cité en plaçant ses propres désirs comme horizon ultime face à tout intérêt collectif qui apparaîtrait supérieur. Or parmi ces désirs et avec la liberté, l’égalité arrive en très bonne place chez les modernes en particulier depuis la révolution américaine.







L’Amérique de Tocqueville




En 1830, cinquante-cinq ans après la révolution américaine Tocqueville voyage en Amérique et écrit le premier chapitre de sa « Démocratie en Amérique ». Il y narre, page 104, la passion des américains pour l’égalité :




« Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsions rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre ».




Nous sommes loin de « l’homme démocratique » de Platon qui place la liberté au dessus de tout. Tocqueville au contraire craint que cette passion égalitaire des migrants européens ne fasse disparaître toute liberté. Il est vrai que la société américaine formée de protestants provenant de pays différents a peu de chose à voir avec la cité antique perpétuellement en guerre dans laquelle les esclaves et les femmes n’avaient pas de rôle politique. Pourtant Tocqueville arrive à la même conclusion que Platon dans le dernier chapitre du deuxième tome, page 439, là où Platon prédisait le danger de la tyrannie, Tocqueville redoute le despotisme :




« Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques. »



Tocqueville comprend bien que l’exigence d’égalité s’imposera dans les siècles à venir, mais il veut sauver la liberté qu’il considère menacée. Il remarque que le pouvoir démocratique, afin d’y garantir l’égalité, s’insère dans les moindres aspects de la vie des citoyens et par la même réduit leur libre arbitre. Ils prennent l’habitude d’une vie réglée au millimètre réduite au noyau familial d’où disparaît l’initiative, l’originalité et l’enthousiasme.




« Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étant ses bras sur la société toute entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point , il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »




Toute ressemblance de cette description avec l’Union Soviétique ou l’Union Européenne ne serait que le fruit du hasard... ou pas. De fait le citoyen européen est bien plus libre que son cousin sous le joug bolchevique mais l’omniprésence administrative et réglementaire de l’Europe lui est reprochée régulièrement et elle ronge les libertés individuelles mais aussi les autonomies nationales.




Adieu la vertu




Il faut remarquer que Tocqueville ou Platon n’évaluent pas la démocratie en fonction d’un mode de scrutin ou de la représentativité du peuple dans les organes de pouvoir, ce qui nos jours nous préoccupe principalement, mais jugent plutôt d’un état d’esprit, ou même de la psychologie des citoyens. Il est notable de constater qu’aujourd’hui, contrairement à la cité antique, il n’est absolument plus question de vertu ( au sens de qualité) en ce qui concerne ces derniers. Il est juste exigé du citoyen lambda qu’il se rende aux urnes, et il lui est éventuellement conseiller de militer dans un parti ou un syndicat. Mais de ses qualités propres il n’en est jamais fait mention, ce sujet n’est plus à l’ordre du jour. Seules trois sphères : sportive, religieuse et professionnelle, assignent au compétiteur, au fidèle et au travailleur des objectifs d’amélioration. Il faut travailler à sa vitesse et à son VO2Max, à être meilleur croyant pour atteindre le paradis et à se plonger dans le développement personnel pour mieux réussir professionnellement. Mais devenir meilleur au sens des vertus cardinales : plus courageux, plus tempérant, plus prudent, plus juste et ajoutons plus éduqué et donc meilleur citoyen il n’en est guère question. Personne ne recommande d’étudier l’histoire ou l’économie pour que le vote soit éclairé par un minimum de connaissances.

Or Platon le disait déjà dans la République, l’homme qui vise la vertu doit parfaire son éducation pour espérer progresser au moyen d’exercices pour le corps et pour l’esprit. Il est facile de concevoir qu’un peuple ignare qui ne vise aucune perfection ne pourra choisir que des mauvais dirigeants, ou en d’autres termes, comme l’exprime cette citation attribuée à Condorcet :


« La démocratie sans l’éducation, c’est la dictature des imbéciles ».


Les Etats-Unis, et plus précisément le camp Maga, ont fait la preuve qu’ils recueillaient le plus grand nombre de complotistes, de climato-sceptiques, ou de votants non diplômés crédules. Que le président élu soit le plus stupide jamais arrivé au pouvoir n’est donc pas une surprise, ni que ses premières attaques soient dirigées vers le monde scientifique, le seul qui décrit le monde réel indépendamment des opinions. La haine des élites qui s’est propagée avec Trump aux Etats-Unis ou précédemment en Union Soviétique fait résonner aujourd’hui la phrase de Tocqueville citée plus haut.



« mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté »


La dictature de la majorité





Les Etats-Unis en sont la preuve : rien n’empêche une démocratie d’être injuste et de prendre des mauvaises décisions pour le genre humain. Démocratie n’est pas synonyme de vertu. Telle qu’elle est conçue aujourd’hui, une fois les élections terminées, la volonté majoritaire s’impose pour plusieurs années. La séparations des pouvoirs n’est pas suffisante pour interdire au pouvoir un comportement immoral : Trump était condamné et il est devenu président. Il a libéré des émeutiers qui ont attaqué le capitole. Il a fait expulser un migrant alors que la justice avait interdit la mesure. Dans la guerre Russie-Ukraine il a pris parti pour l’agresseur. Il est sorti de l’accord de Paris pour limiter le réchauffement climatique, etc.

Autrement dit le peuple souverain, celui qui définit la démocratie, peut très bien conduire un pays vers la catastrophe, tout en conservant un état de droit, la liberté et l’égalité. Le peuple n’épargne pas ses critiques à la classe politique en lui reprochant immoralité, corruption et bien d’autres défauts, mais ne se regarde jamais dans le miroir. Alors que Rousseau invoquait l’idée, dans le contrat social, de prise en compte de l’intérêt général comme d’une nécessité pour chacun, il faut bien constater qu’une majorité aujourd’hui ne songe qu’à son intérêt propre ou à celui de sa famille ou de sa corporation. La vie politique française n’est qu’une suite ininterrompue de conflits corporatistes dans lesquels non seulement les répercutions sur la population ne sont pas ignorées mais plutôt recherchées : grève de la SNCF, des contrôleurs aériens, des taxis, des VTC etc. au moment où la population part en congé. Les grèves dans les raffineries ou le RER sont des mouvements sociaux déclenchés par quelques centaines de travailleurs qui en affectent des millions. La prise d’otage devient le modus operandi du conflit social et « après moi le déluge » définit la règle appliquée par tous. Le vote aux législatives, conçu comme un vote national (avec des représentants régionaux), devient une foire aux enchères locales avec sélection du mieux-disant sur les avantages qu’il obtiendra pour le département. Le vote à la présidentielle revient à choisir le candidat qui représente le mieux MES intérêts. Les paysans choisissent sur la même base, ainsi que les retraités, les chasseurs, les chômeurs, les immigrés, les jeunes, les actifs, etc. Très peu se soucient de l’intérêt général. Les démocraties deviennent des archipels.




Le problème




Le problème de la démocratie ne se trouverait donc pas dans ses modalités, dans son personnel politique, mais dans le peuple lui-même qui considère la démocratie uniquement comme un guichet, un endroit où l’on exerce ses droits, où l’on vient chercher son dû et non un avenir à construire, un projet, un effort sur soi-même, un horizon collectif partagé dans lequel il faut rechercher la tempérance, le courage, la justice et la prudence, au sens aristotélicien d’une vertu organisatrice qui choisit au mieux les moyens pour aboutir à ses fins, une sagesse pratique qui tire parti de la contingence. Chacun sait se battre pour la liberté ou l’égalité mais ce faisant oublie le cadre dans lequel elles s’exercent : le pays et ses intérêts. Le votant, et encore moins l’abstentionniste, ne se sent pas obligé d’acquérir un vrai statut de citoyen éduqué apte à faire des choix éclairés pour tous et non seulement pour lui-même. La carte d’électeur lui suffit et le plus souvent l’esprit critique reste au vestiaire. La sécularisation a abandonné à la religion l’idée d’un homme qui progresse, qui s’améliore. Pourtant Rousseau, dans le «Discours sur les origines et les fondements des inégalités parmi les hommes» témoigne d’une des caractéristiques de l’être humain, qui lui a permis de progresser au fil des siècles, qu’aucun animal ne possède : la perfectibilité.




"Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelque mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans."




Le plus gros danger pour la démocratie, outre l'extrême droite, pourrait bien être le peuple, composé de citoyens du monde sans racines qui ne regardent que leurs doigts de pied et leurs propres affaires. Un citoyen détaché de toute attache qui vit dans son pays comme un locataire dans un appartement dont il n’a cure et non comme un copropriétaire dans un immeuble dont il cherche à améliorer les parties communes pour le bien de chacun en se formant si nécessaire pour comprendre comment les entretenir au mieux. Un citoyen qui déteste les lois et réclame de pouvoir faire tout ce qu’il veut à l’intérieur de sa location jusqu’à haïr et traiter de menteur les ingénieurs et architectes qui estiment que l’immeuble est en péril. Bien entendu il préférera croire le bonimenteur qui affirme que la rénovation ne nécessite que quelques coups de pinceau.

mercredi 19 février 2025

Induction et complotisme


 Il y a trois mamelles au complotisme. L’une sécrète une causalité imaginaire, la seconde produit un raisonnement par induction et la troisième alimente une pensée finaliste. Les enfants nourris à ce lait inclinent à identifier des processus occultes conduits par des cerveaux machiavéliques. Deux philosophes ont développé une pensée originale sur la causalité, l’induction et le finalisme : David Hume et Emmanuel Kant. Après un détour pour les évoquer nous reviendrons sur ceux qui voient les complots partout.


La causalité fragile


Si  telle action est suivie régulièrement de tel phénomène identifiable il est aisé de penser qu'elle en est la cause. Cette tendance se rencontre chez tout être humain et David Hume l'a très bien décrite au XVIIIe dans son "Traité de l'entendement humain" au chapitre V. Il imagine les réactions d’une personne percevant le monde pour la première fois :


« il est sûr qu’elle observerait immédiatement une succession continuelle d’objets et verrait qu’un évènement vient après l’autre ; mais elle serait incapable de rien découvrir de plus. Aucun raisonnement ne serait en mesure de lui suggérer du premier coup l’idée de cause et d’effet, puisque les forces particulières par lesquelles se font toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais aux sens et qu’il n’est pas raisonnable de conclure de cela qu’un seul évènement, dans un cas, en précède un autre, que l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. »


Il observe que bien que « sans la connaissance de la force secrète par laquelle un objet en produit un autre » cette personne, si des évènements se succèdent et sont « constamment » joint ensemble , saura alors inférer « immédiatement l’existence d’un objet à partir de l’existence de l’autre ».

Hume, de façon contre-intuitive, avance que ce mécanisme est à l’origine de notre identification de la causalité, et qu’il est essentiellement le produit de la « coutume », de l’habitude. Mais aussi qu’il s’agit d’une opération qui provient uniquement de l’esprit qui associe un effet à une cause sur la base de leur succession habituelle. Il faut ajouter que ce que nous nommons « cause » et « effet » sont des partitions du monde, des extractions arbitraires de faits sélectionnés qui nous intéressent parmi les milliers d’autres que nous percevons. « Cause » est d’ailleurs polysémique, il est employé aussi bien pour décrire les phénomènes naturels à base d’objets inertes que les motivations des êtres vivants, que l’on nomme aussi « raison ».

Si par exemple ma voisine d'en face ouvre ses volets tous les matin de l'année juste après que les cloches ont sonné à 8h, je peux me dire que son comportement est réglé par les cloches, et former une théorie : Mme Bernot ouvre ses volets parce que les cloches sonnent. La cause: les cloches, l’effet : l’ouverture des volets. Quand Hume évoque « la force secrète » inconnue, il vise juste. Rien en effet, en pure logique, ne justifie cette causalité perçue, il peut s’agit d’une coïncidence. Rien ne prouve en effet que Mme Bernot ouvre ses volets parce qu’elle a entendu les cloches, que telle est la cause ou la raison de son action. Il se peut par exemple que son petit fils, qu’elle garde, arrive à 8h15 et qu’elle désire que l’appartement soit clair quand il arrive et que pour cela elle mette le réveil. Peut être est-elle sourde et que réveillée chaque jour à 8h elle jette un coup d’oeil par la fenêtre pour vérifier que les éboueurs sont passés, où tout simplement elle veut voir le temps qu’il fait tous les jours à heure fixe. Autrement dit la régularité de la succession ne nous donne aucun élément logique sur la raison de cette contiguïté spatiale et temporelle. Un feu génère de la fumée, la flamme de la chaleur, l’eau bout quand elle est chauffée… Notre esprit rapproche ces faits et les range sous la rubrique « causalité » sans que nous sachions ce qui se passe réellement. Ce principe est si naturel qu’il nous est caché et que seule la force de la pensée permet de le décortiquer comme le fait le philosophe écossais. Il faut être franc et admettre que sans ce mécanisme de l’esprit nous ne saurions pas évoluer dans le monde, mais aussi qu’il est un peu hasardeux de croire que la simple répétition de deux phénomènes successifs puissent se renouveler ad vitam eternam. Pourtant c’est ce principe, l’habitude, la coutume, qui nous détermine.


« cette hypothèse semble même être la seule qui explique pourquoi nous tirons de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d’un cas unique, pourtant semblable à tous égards. La raison est incapable d’une telle variation. »


observe justement Hume. Ce n’est pas la raison qui est à l’œuvre, puisque le principe qui relie la cause et l’effet est inconnu, seule la conjonction répétée nous conduit à associer la cause et l’effet.


« toutes les inférences tirées de l’expérience sont les effets de la coutume et non de la raison »


assène-t-il en dissociant deux aspects de notre esprit. Nous aurions donc deux modes de pensée, l’un qui construit logiquement des théories non directement issues de l’expérience(*): la raison dotée de sa puissance logique. L’autre qui projette la causalité et élabore des règles tirées de l’expérience sensorielle vécue, qui n’est pas nommé par Hume mais que Kant appelle l’entendement. Pour Kant la causalité évoquée par Hume est incomplète. Car Kant la définit comme un schème « a priori » de l’entendement , c’est à dire présent dans notre esprit avant même toute expérience vécue. Sans la causalité appliquée à notre perception des choses, le monde serait un chaos sans nom, sans queue ni tête. Elle sert, ainsi que le temps et l’espace qui forment notre sens interne, à ordonner les évènements que nous percevons. Elle fournit un schéma, un cadre, à notre perception, elle explicite le divers que nous captons.


L’induction


Par un mécanisme semblable à celui évoqué par Hume pour la causalité (la succession répétée d’évènements que nous lions ensemble), nous forgeons des généralités à partir de singularités. Si un voyageur se rend en Angleterre et qu’en descendant du train dans une petite gare il rencontre successivement deux rousses il sera enclin à penser que toutes les anglaises sont rousses. De même s’il aperçoit un cygne noir, puis deux , puis trois il en conclura que tous les cygnes sont noirs. Cette inférence se nomme induction : induire par extension une règle générale à partir de quelques expériences de cas particuliers.

Hume voit dans ce raisonnement un problème fondamental : rien ne prouve que le quatrième cygne qui va apparaître sera noir. La série peut être interrompue par un cygne d’une autre couleur. Il s’agit encore d’une règle extrapolant l’information captée par les sens. La seule possibilité d’affirmer que tous les cygnes portent une couleur unique serait de décortiquer le mécanisme qui défini leur couleur et d’en déduire qu’elle peut changer, mais pas de compter leurs apparitions. Autrement dit de raisonner déductivement plutôt que de se baser sur l’induction.

Pourtant dans la vie courante l’induction est nécessaire et nous garantit du danger : le chasseur cueilleur qui voit un lion dévorer sa femme doit pouvoir inférer que tous les lions ont des comportements dangereux. Mais la réalité est beaucoup plus subtile, les lions ne sont dangereux que lorsqu’ils ont faim ou se sentent menacés. Le raisonnement par induction écrase toute la complexité de la réalité par une reproduction toujours à l’identique du même. Le raisonnement déductif est alors le seul raisonnement admis par la méthode scientifique : une théorie est échafaudée logiquement à partir des connaissances et elle est prouvée expérimentalement , méthode correspondant à l’explication « déductive nomologique ». Elle ne reste vraie que tant que l’expérience n’a pas présenté un exemple l’invalidant. Mais il faut bien se rendre compte que cette méthode est aussi basée sur la notion de causalité, celle des phénomènes naturels étudiés par chaque science et qu’au final elle dépend des régularités observées dans la nature que l’on espère constantes, nous retombons sur la fragilité débusquée par Hume. Cependant il ne faut pas confondre la causalité de la nature avec les raisons d’agir que nous attribuons aux humains comme Mme Bernot. Une personne n’est pas un caillou, ses possibilités d’actions sont incommensurables et plus difficiles à cerner. Ainsi, contrairement au monde inerte, un être vivant se fixe des objectifs à atteindre. La nature inerte et végétale, comme les animaux, a-t-elle elle aussi des buts ?



Le finalisme


Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain ». Tout objet est donc défini comme « ce en vu de quoi » il a été conçu. Tout ce qui relie une cause et un effet appartient donc à un fil global du devenir qui relie une intention et un résultat. Alors que dans le monde scientifique tout processus n’est qu’un enchaînement déterminé de causes et d’effets soumis à des lois, pour Aristote et à sa suite pour les croyants il y a une première cause originelle : Dieu, toute la création étant soumise à la providence. Mais même chez les incrédules, à toute liaison cause/effet identifiée, un penchant naturel associe une intention, une finalité ( Kant dit une « fin »). Difficile de croire que les épines de roses ne sont que le fait unique de l’agencement des molécules et de ne pas imaginer que la rose se « défend » ainsi des agressions. La « fin » de l’épine serait donc la protection de la fleur. De même la « fin » du gland sera le chêne, la pluie tombe « pour » les plantes. Chacun apprend que le cœur a pour finalité de pomper le sang et les poumons de l’oxygéner, il est difficile sortir de cette définition fonctionnaliste et de s’appliquer à penser que le sang pompé est simplement l’effet et le résultat de la contraction/expansion du muscle cardiaque qui en est la cause. Une vision téléologique de la nature est même indispensable à sa compréhension nous dit Kant. Au contraire la science doit porter une vision dépourvue de toute intentionnalité dans les phénomènes et se contenter de les expliquer par un pur enchaînement causal dans le cadre d’une théorie.



Le complot


Lorsque le professeur Raoult, qui a défini l'hydroxychloroquine comme traitement du Covid, a été démenti par ses pairs et que plusieurs études ont prouvé au contraire sa nocivité, beaucoup ont jugé qu’un complot des « bigpharma » était hourdi contre lui. Qu’un professeur célèbre puisse se tromper leur paraissait impossible. S’il était attaqué ce n’était qu’avec la pure intention de nuire, cela ne pouvait être conçu par eux comme la marche de la science normale qui élimine les théories fausses. Nous ne sommes pas loin du finalisme : il faut donner du sens à ce qui apparaît comme un effet incompréhensible, une intention doit forcément guider cette causalité, cet effet doit pouvoir s’apparenter à une finalité. Comme par ailleurs il y avait quasi unanimité sur l’effet bénéfique des vaccins ARN qui allaient se répandre sur la planète, les Bigpharma étaient forcément coupables de cette attaque « providentielle » contre Raoult. Tout est alors devenu bon, puisque seule l’hydroxychloroquine permettait de guérir, pour trouver des effets secondaires, sinon mortels ou monstrueux aux vaccins Pfizer ou Moderna. Un ou même plusieurs cas de péricardites « prouvaient » leur nocivité : illustration du raisonnement par induction : prendre un ou quelques cas et généraliser. Or sur plusieurs dizaines de millions d’injection les effets des vaccins ARN sont restés dans les normes d’effets secondaires des vaccins classiques. Les statistiques infirment donc ces billevesées. Beaucoup aussi ont accusé la Chine, d’où venaient géographiquement les premiers cas, d’avoir eu une volonté de nuire sinon une intention malfaisante en manipulant le virus en laboratoire. La cause de la pandémie était donc l’homme. Cette causalité imaginaire, jamais prouvée puisqu’on a privilégié un réservoir venu d’animaux, a permis encore une fois au finalisme de se développer. Dans cette vision rousseauiste la nature n’était pas coupable mais plutôt la société et un groupe de chercheurs hostiles chinois, qui avait permis à une organisation de financiers immoraux de se remplit les poches avec un vaccin qui allait tuer toute l’humanité, tout en éliminant les gentils chercheurs comme Raoult.

Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, les électeurs ont incriminé le « deep state » qui dirige dans l’ombre les états-unis. De nouveau le simple résultat d’élections, l’ effet induit par une cause très claire : des votes démocrates supérieurs aux votes républicains, ne pouvait être réel. Une intention devait avoir vicié les élections. L’échec de Trump ne pouvait être réel, quelqu’un était à la manœuvre pour nuire à ses électeurs et mener l’Amérique à sa perte. Le finaliste ne peut se contenter de l’aléatoire des votes : la providence devait donner la victoire à son gourou , une organisation malfaisante lui a volé. La cause de l’échec provenait donc du deep state qui avait truqué les résultats. Les journaux mentaient, la télévision mentait, les réseaux sociaux mentaient, le FBI, la CIA mentaient.

Quelque temps après son élection en 2024 Trump s’en est pris aux migrants, « tous des criminels », etc. Il est bien entendu possible de trouver un migrant irrégulier qui commet un crime, mais là aussi l’induction joue à plein, puisqu’il y a en un tous sont des criminels. «In Springfield they are eating the dogs », a t-il déclaré sans ironie. Même s’il existe des pays où les chiens servent de nourriture il est évident que cette conduite ne peut être prétendue généralisée dans les états US.

Au fond le complotiste n'est pas si éloigné du péquin moyen, prompt à trouver des causes, raisonner par induction et trouver partout des finalités. Mais le complot surgit toujours chez des gens qui ne se contentent pas d’un simple enchaînement de causes et d’effets, ils cherchent des causes cachées, troubles, inavouées. Loin de la contiguïté temporelle et spatiale évoquée par Hume, ils pêchent très loin les causes qui leur conviennent. Pire ils peuvent imaginer des effets qui n’ont jamais eu lieu simplement pour pouvoir incriminer les auteurs de leurs causes, tout aussi imaginaires. Les complotistes sont les spécialistes du raisonnement par induction : un journaliste est pourri , tous sont pourris, un politique ou un policier est « ripou » et tous le deviennent. Enfin ils sont les spécialistes pour attribuer un sens, une intention qui a présidé aux phénomènes qui les dérangent, qu’ils ne comprennent pas, empruntant en cela au raisonnement finaliste. Il y a toujours quelque chose de caché, une force qui mène le monde à notre issu. Mais contrairement à une nature "qui ne fait rien en vain" plutôt attachée à bien faire, le ressort caché que cherche le complotiste sera toujours du côté du mal, ce qui le rapproche du symptôme paranoïaque.


(*) On peut penser aux mathématiques, totalement abstraites.