vendredi 4 juillet 2025





Bac 2025 : La vérité est-elle toujours convaincante ?


Convaincre, qui inclut « vaincre », implique de remporter une petite victoire sur l’auditoire ou l’interlocuteur et de surmonter une sorte de résistance. Le convaincu n’a pas le sentiment d’être vaincu à proprement parler mais de fait il donne son assentiment au message qui lui parvient. Il y a mille et une façon d’être convaincu et le langage en porte la trace : « j’ai été vraiment convaincu par ce film … par ce livre », ou l’inverse : « cette pièce … cette improvisation ne m’a pas convaincu ». Ainsi ce verbe implique une relation. Relation entre un réalisateur, un auteur, un interprète et ses spectateurs, lecteurs ou auditeurs, qui porte une finalité. Elle peut consister à porter un message, proposer un voyage virtuel, ou de simplement de donner du plaisir. Mais la fin de l’art a peu à voir avec la recherche de la vérité. En revanche dans les domaines politique, scientifique ou en amour la vérité devient essentielle. Pour un homme politique ou un parti dire ce qu’il s’engage à faire engage sa crédibilité et surtout la vie future de ses concitoyens s’il parvient au pouvoir. Les théories scientifiques décrivent les lois du monde tel qu’il est , s’imposent de dire vrai et leurs théories sous le joug et le couperet de l’expérience. La passion amoureuse exige aussi la vérité : celle des sentiments. Et dans les relations établies dans ces domaines il s’agit souvent de convaincre : ses concitoyens, ses pairs, ou sa dulcinée.

Ainsi ce n’est pas la vérité par elle-même qui est convaincante ou non mais le couple qu’elle forme avec la personne, le discours, l’institution ou l’œuvre par lequel elle est médiatisée. La vérité, tout comme la justice, n’existent pas dans la nature : elles sont des créations humaines. «Aletheia », vérité en grec, signifie littéralement dévoilement, car celle-ci souvent n’apparaît pas facilement (sauf face à la sensation, toujours vraie, comme le note Epicure). Communiquer cette vérité cachée, la dévoiler, l’élucider, implique de s’efforcer de convaincre ceux pour qui elle est opaque ou mal reflétée comme l’imagine Platon dans l’allégorie de la caverne dans « La République ». Le sujet de la vérité étant très large à traiter nous allons maintenant resserrer la question par deux remarques.

Notons tout d’abord que la langue et tout particulièrement la philosophie distingue convaincre de persuader. « Convaincre » nécessite l’utilisation d’ une raison qui argumente et d’une raison qui écoute, tandis que « persuader » mobilise les sentiments ou tout autre moyen pour arriver à ses fins y compris le mensonge. Aussi nous nous limiterons à étudier « convaincre » comme signifiant une argumentation conduite par la raison, ce qui place l’information et la science comme domaines de choix pour notre réflexion et élimine par exemple la politique ou la passion que nous avons évoquées plus haut qui souvent se contentent d’utiliser la persuasion.

Ensuite observons qu’ il y a deux sortes de vérités, d’une essence différente. En effet Leibniz a distingué les vérités de raison et les vérités de fait. Les premières sont nécessaires c’est-à-dire qu’elle ne peuvent pas ne pas être, comme deux fois deux égale quatre. Les secondes sont contingentes. Il n’est pas possible de démontrer logiquement une vérité de fait dans une réalité contingente affirme Leibniz, puisque qu’il s’agit d’une vérité qui peut être contredite : tel fait a eu lieu ou n’a pas eu lieu. Si un réseau social affirme : Paris FC a gagné contre Inter de Milan, ce n’est pas une vérité nécessaire (provenant du destin) puisque l’Inter pouvait aussi gagner et Paris perdre. Alors que la logique permet de démontrer une vérité de raison, comme dans un théorème mathématique, géométrique, ou de logique formelle, elle n’autorise pas par raisonnement à démontrer un fait qui, étant contingent, pourrait ne pas être. Les vérités de fait appartiennent au domaine ontologique ( de l’existence) alors que les vérités de raison font partie du domaine logique. Dès lors convaincre une personne qu’un fait, hors de portée de ses sens,  a réellement eu lieu n’est pas possible par une démonstration de logique formelle, mais repose sur la crédibilité et la confiance.




Les vérités de fait peuvent ou non être convaincantes, suivant la probabilité d’un évènement et selon la confiance qu’inspire le medium et l’informateur, ainsi que sa compétence et la cohérence de son récit.

Mais si les vérités nécessaires, celles de l’esprit, sont démontrables logiquement, elles devraient toujours être convaincantes. Est ce vraiment le cas ? Demandons-nous si la logique, la raison, la démonstration ou la confiance suffisent à elles seules à convaincre d’une vérité scientifiquement établie? Derrière la raison n’y a-t-il pas des processus sous-jacents qui influent sur elle et la dominent? Nous examinerons par exemple dans l’histoire des sciences quel a été le sort réservé aux nouvelles grandes théories.

Par ailleurs la raison suffit-elle pour rendre acceptables les vérités de faits lorsqu’elles heurtent le sens commun, la tradition ou les habitudes? 

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Le discours de la science


La philosophie si elle est l’amie de la sagesse en Grèce antique, se caractérise aussi par la recherche de la vérité.

Socrate, pour conduire son interlocuteur à découvrir de lui-même une nouvelle idée ou un nouveau concept, procédait par une suite de questions auxquelles son vis-à-vis répondait. Le dialogue, dirigé par le philosophe, construisait un raisonnement souvent mené par l’absurde et se terminait par la réponse attendue donnée par celui même qui en doutait. Cette méthode, comparée à un accouchement dans lequel la progéniture serait la vérité, fut nommée maïeutique. Platon de même a fondé sa dialectique sur des dialogues ayant pour but d’aller plus loin que l’apparence des choses ici-bas pour atteindre le vrai des Idées par un échange d’arguments. Aristote, fut le premier à défini les règles de la logique formelle, mais a aussi mis l’accent sur la forme du langage. Il remarqua que le discours ( logos qui signifie en grec ancien à la fois discours et raison) pouvait être plus convaincant encore grâce à une technique d’élocution qu’il déclina dans son ouvrage « La Rhétorique ».

Pourtant faire appel à la logique pour convaincre n’est pas non plus toujours gage d’atteindre la vérité, une démonstration peut être mal menée ou bien un axiome ou une prémisse peuvent être erronés. Et dans toute théorie scientifique les prémisses supposent un rapport à la réalité des faits, qui sont contingents comme l’a vu Leibniz, et par conséquent indémontrables et sujets à erreur.

Mais même  lorsque le raisonnement ou la démonstration sont bien conduits l’interlocuteur ou les auditeurs peuvent refuser de donner leur assentiment, à cause de leurs croyances, de leurs préjugés ou bien par ignorance et peur du sujet.


Lorsque Galilée, par une suite d’expériences réelles ou de pensée, mit à mal la physique d’Aristote, ce fut une révolution. Lorsqu’il vit les taches de la Lune avec le télescope qu’il avait inventé, il put prouver qu’elle était un astre sphérique imparfait tout comme la terre, ruinant l’idée du ciel parfait éternel et géométrique qu’évoquait Aristote. Puis quand l’Italien vint à avancer la théorie d’une Terre qui tourne autour de son centre et autour du soleil, il fut considéré comme un hérétique. Il disait la vérité, apportait des arguments valables à l’appui de sa thèse, mais entrait en opposition avec le dogme et les physiciens de son temps. Avant lui Copernic qui réfuta l’idée d’un univers géocentrique lui aussi ne put convaincre ses pairs qu’il disait la vérité. Mais Galilée comme Copernic faisaient face à deux difficultés : l’une a été vue, ce sont les résistances de l’époque, l’autre vient du fait que leur théorie naissante n’avait pas encore réponse à toutes les objections. Il fallut attendre Newton et une nouvelle physique complète sur l’attraction des masses pour éclaircir toutes les question restées dans l’ombre. Comme l’a écrit Thomas Kuhn dans « La structure des révolutions scientifiques » la science évolue aussi par de petits pas mais aussi de grands bonds en avant, qui impliquent des théories imparfaites et des changements de paradigmes qui sont longs à opérer. Notons qu’aujourd’hui encore les « platistes » nient que la terre soit un globe. A part les astronautes et les navigateurs du Vendée Globe il est vrai qu’il est difficile d’en faire l’expérience soi-même, et en ce qui concerne la démonstration de la rotondité de notre planète beaucoup de platistes n’ont pas le niveau scolaire pour la comprendre. Le principe d’inertie découvert par Galilée, qui énonce qu’un objet en mouvement rectiligne uniforme continue sa trajectoire  sans aucune force nécessaire, est tout à fait contre-intuitif. Il donne pourtant les bases pour comprendre pourquoi les objets célestes sont en rotation. Voilà une théorie physique, une vérité, qui n’est pourtant pas convaincante car elle contredit l’intuition qui donne à penser que le soleil « se couche » plutôt qu’imaginer que c’est la Terre qui tourne.

L’histoire de Galilée a servi de base en philosophie des sciences pour invalider le popperisme. Alors que Karl Popper, inventeur du falsificationnisme, déclarait qu’il suffisait qu’un élément d’une théorie soit faux, ou d’une expérience non concluante, pour invalider l’ensemble, l’histoire de Galilée montre que malgré l’incomplétude de ce qu’il expliquait et certaines erreurs sa théorie était valide. Ainsi la vérité de Galilée n’apparaissait pas du tout convaincante à son époque, ni à ses pairs, ni aux dignitaires religieux, parce que qu’elle entrait en contradiction avec leurs croyances. Popper l’aurait donc rejetée, commentant une erreur.

La croyance est un phénomène très profond de la psychologie humaine, qui met en jeu des sentiments très forts. Elle est une sorte d’auto-persuasion. Lorsqu’elle se heurte avec une réalité qui ne s’accorde pas avec elle, soit elle finit par succomber avec beaucoup de souffrance et cette croyance disparaît, soit elle subsiste et refuse la réalité malgré toutes les preuves dont elle dispose. C’est le mécanisme du déni. La raison fait alors peu de poids face cette résistance à la réalité et à la vérité. Les contemporains de Galilée et Copernic et toute la scolastique avaient enseigné la physique d’Aristote depuis des années, ils n’étaient pas prêts à entendre que la Terre tournait sur elle-même et autour du soleil, ce qui remettait en cause toute leur vision du monde et celle de dieu. Il en est de même pour le changement de climat.


Alors que les centaines de scientifiques du GIEC ont depuis des années conclu que le changement du climat a une origine anthropologique, il se trouve toujours beaucoup de citoyens qui campent sur leur opinion elle même basée sur leur expérience personnelle et leur ressenti. Pour certains le fait du réchauffement global n’existe pas, pour d’autres il y a effectivement un réchauffement mais il n’est pas d’origine humaine.

Ici encore l’expérience individuelle est déterminante. Il est impossible pour tout un chacun de mesurer l’évolution du climat qui dépasse de beaucoup le temps d’une vie et concerne la surface du globe entier. Les statistiques du GIEC sont difficiles à trouver ou à lire, il nous faut donc faire confiance au discours de la science même lorsque notre expérience directe ne le confirme pas. Mais la vérité scientifique dérange et implique de profondes remises en question. Le déni permet alors de refuser une vérité aux conséquences politiques et individuelles terribles. Pourtant le déni conduit parfois à la mort.

En effet, tandis que la mortalité a considérablement diminué depuis l’apport des vaccins, beaucoup ne sont toujours pas convaincus de la réalité des théories vaccinales et des faits. La peur est mauvaise conseillère et toute nouvelle technologie, comme les vaccins à ARN lors du Covid, engendre des attitudes irrationnelles comme préférer risquer la maladie plutôt que l’injection salvatrice. La vérité scientifique, qui dans ce cas est hors de portée des non initiés, doit alors s’imposer en partie par la confiance dans les autorités de santé. Car une argumentation détaillée et savante des processus de blocage du SARS-CoV-2 par le vaccin ne peut convaincre des novices en biologie. En revanche l’argumentation des chiffres sur l’histoire des vaccins et sur les résultats positifs des essais en double aveugle devrait rationnellement emporter la conviction. Ce qui pour beaucoup n’a pas été le cas, ils ont préféré jouer aux dés et compter sur le hasard pour espérer ne pas attraper la maladie. Rappelons aussi que les statistiques sur la réussite des vaccins, et toute l’épidémiologie, se rapportent à des faits et comme nous l’avons vu il est impossible de démontrer logiquement des vérités de fait.

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Des faits hors de la sensation


Nous affrontons donc d’un côté des théories scientifiques pointues qui restent incompréhensibles au commun des mortels, de l’autre des faits qui portent sur des nombres, des durées, des lieux hors de portée de l’expérience individuelle. Ces théories pour être utiles débouchent sur des prédictions dans la réalité, donc sur des faits.

Or, nous l’avons vu, les vérités de faits ne sont pas adoptées grâce un raisonnement, mais reposent pour partie sur la confiance en une parole reconnue comme fiable, et pour partie sur l’expérience individuelle, sur la sensation. Même si beaucoup de philosophes ont décrit les sensations comme trompeuses ( le bâton brisé dans l’eau, la tour circulaire qui paraît rectangulaire au loin, etc), nous croyons d’ordinaire ce que nous voyons, sentons, touchons.

Lorsqu’un évènement qui nous est rapporté se produit hors de notre présence donc de nos sensations et qu’il est tellement extraordinaire qu’on peine à y croire, le doute s’installe. Seule une voix qui porte un discours de raison, comme une institution, un gouvernement, un organe de presse fiable peuvent convaincre d’un tel fait. La majorité de nos connaissances ne sont pas l’objet de notre expérience personnelle mais proviennent de la confiance que nous portons aux sources qui nous les révèlent parce que nous les jugeons compétentes.

Malheureusement certains reportent leur confiance dans des relais dépourvus de compétence, dans lesquels règne l’opinion plutôt que le savoir. Ainsi plutôt qu’être convaincus par le discours officiel sur une vérité surprenante, désagréable, gênante, et dépassés par le discours scientifique ou explicatif des médias ils préféreront adopter une opinion imaginant un mensonge volontaire du pouvoir, un complot. Par ailleurs aujourd’hui les outils modernes de l’informatique, liés à la présence toute puissante de l’image et du son dans les réseaux sociaux, permettent de rendre plus convaincants des faits inventés de toutes pièces que des évènements réels rapportés par les agence de presse officielles. Car les sens ne sont plus suffisants pour discriminer une video réelle d’un montage virtuel.

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Ces exemples rappellent qu’il n’y a pas unanimité face à la vérité et qu’elle peut parfois n’être pas convaincante. Il y a trois raisons à cela.

Premièrement certaines pseudo vérités sont enkystées et fossilisées dans notre esprit et sont le soubassement de notre personnalité. Ôtez les et tout s’écroule, alors le déni s’installe refusant le rationnel quelle que soit la force de conviction qu’on leur oppose y compris des théories scientifiques implacables. Nietzsche l’avait déjà énoncé mais Freud a prouvé que l’esprit humain ne se résumait pas à une raison libre capable de distinguer ce qui est, mais reste l’objet de passions inconscientes ou de traditions et de préjugés qui viennent obscurcir sa vue et orienter sa vie. Beaucoup  n'acceptent pas la vérité simplement parce qu’elle provient d’un pouvoir qu’ils honnissent, s’opposant à sa domination ils refusent d’être « vaincus » et par conséquent convaincus.

Deuxièmement la vérité paraît de plus en plus souvent non-intuitive et non convaincante parce que loin de notre expertise, or plus la science progresse et plus la distance à la vérité des théories scientifiques pour le plus grand nombre augmente sans possibilité de convaincre, c’est-à-dire de démontrer techniquement.

Troisièmement la vérité des évènements de ce monde rapportée par les organes d’information, indémontrable logiquement parce que portant sur des faits contingents, entre en compétition avec une réalité virtuelle plus facile à accepter, plus convaincante car flattant l’opinion regroupée en tribus plutôt qu’appelant à l’intelligence ou au raisonnement individuel.

Mais dans notre « monde désenchanté » par la science, comme le décrit Max Weber, il est beaucoup plus sûr pour guider sa vie de se baser sur les avis des experts officiels que sur son expérience personnelle ou celle de gourous ou de complotiste. Le futur de l’humanité en dépend.













vendredi 9 mai 2025

La démocratie menacée par le peuple

Nombreux dans l’histoire sont ceux qui ont décrit les dangers de la démocratie. Platon y voit un système dans lequel la liberté, qui la mène à sa perte, l’emporte sur toute autre considération alors que Tocqueville constate que c’est l’exigence d’égalité qui prime dans l’Amérique révolutionnaire et la met en péril. Aujourd’hui avons raison de croire que tous ces dangers sont écartés ?




Les Athéniens




A Athènes, la « constitution démocratique », le pouvoir donné au peuple (demos/peuple, cratos/pouvoir), est fortement critiquée en particulier par Platon. Dans « La République » au chapitre VIII [562] il décrit la tyrannie comme suite naturelle de la démocratie, car les citoyens rendus fous d’égalité et de liberté ne peuvent que rendre finalement la cité ingouvernable. La survenue d’un tyran paraît alors la seule issue possible pour le retour à l’ordre :


« -eh bien, n’est ce pas justement l’appétit insatiable de ce que la démocratie considère son bien qui va la conduire à sa perte ?
-qu’est ce qu’elle considère à ton avis comme son bien ?
- la liberté répondis-je
[…]
- Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons et s’enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s’il ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.
[…]
- Vois, par exemple, quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’égard de ses parents.
[…]
et nous allions presque oublier de mentionner l’égalité de droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les hommes et les femmes. »



Pour Platon la société toute entière et même un type d’homme « l’homme démocratique » sont responsables de cette anarchie, de ce délitement moral, cette fuite de toutes contraintes. C’est bien parce que cet homme place la liberté plus haut que tout qu’il désire un régime qui lui correspond et lui accorde la vie la plus libre possible. Le philosophe vilipende ce mode de pensée car pour lui la liberté n’est pas une vertu, comme le sont prudence, tempérance, justice et force, les quatre vertus cardinales. Si gouverner c’est viser le Bien pour la cité l’objectif ne peut être atteint s’il se résume à la liberté et à l’absence de maître, au contraire cela conduit à ne plus respecter les lois et rendre la cité ingérable. Le retour de bâton est donc inévitable.


« Il est dès lors vraisemblable, repris je, que la tyrannie, ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus extrême. »


Le lecteur d’aujourd’hui trouvera les propos de Platon tellement décalés avec la pensée moderne, en particulier sur le droit des femmes, qu’il aura la tentation d’invalider l’ensemble du discours. Pourtant il reste qu’un mode de gouvernement ne peut être totalement détaché des mœurs des gouvernés et que ces derniers souhaitent toujours qu’il reflète leurs désirs et mode de vie. Or si la liberté continue d’être la valeur phare, au moins en occident, il est vrai qu’elle pose un problème si elle se veut infinie. Toute société nécessite des projets et efforts communs. Nous poserions de nos jours le problème autrement, sous l’angle de la critique de l’individualisme: si l’individu met sa personne et ses désirs au centre qu’en est-il du projet collectif et de la société dans laquelle il vit ? Que sera le gouvernement si le politique évite toute forme d’horizon commun, de projet contraignant, de discours sur l’effort ou le courage, et ne reflète que les désirs immédiats du peuple : un gouvernement « démocratique » populiste qui brosse le peuple dans le sens du poil. Un problème de nos jours reflète cette difficulté, et l’affrontement entre les exigences de liberté et d’égalité : les déserts médicaux. Les étudiants en médecine réclament la liberté de s’installer où ils veulent alors que le gouvernement planche sur une loi qui répartirait mieux les nouveaux médecins sur le territoire en leur imposant une affectation.

Il est beaucoup plus facile et admis de nos jours de critiquer l’individualisme que la liberté, il s’agit pourtant bien du même problème que celui qu’évoque Platon : une impossibilité de se fondre dans une cité en plaçant ses propres désirs comme horizon ultime face à tout intérêt collectif qui apparaîtrait supérieur. Or parmi ces désirs et avec la liberté, l’égalité arrive en très bonne place chez les modernes en particulier depuis la révolution américaine.







L’Amérique de Tocqueville




En 1830, cinquante-cinq ans après la révolution américaine Tocqueville voyage en Amérique et écrit le premier chapitre de sa « Démocratie en Amérique ». Il y narre, page 104, la passion des américains pour l’égalité :




« Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsions rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre ».




Nous sommes loin de « l’homme démocratique » de Platon qui place la liberté au dessus de tout. Tocqueville au contraire craint que cette passion égalitaire des migrants européens ne fasse disparaître toute liberté. Il est vrai que la société américaine formée de protestants provenant de pays différents a peu de chose à voir avec la cité antique perpétuellement en guerre dans laquelle les esclaves et les femmes n’avaient pas de rôle politique. Pourtant Tocqueville arrive à la même conclusion que Platon dans le dernier chapitre du deuxième tome, page 439, là où Platon prédisait le danger de la tyrannie, Tocqueville redoute le despotisme :




« Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques. »



Tocqueville comprend bien que l’exigence d’égalité s’imposera dans les siècles à venir, mais il veut sauver la liberté qu’il considère menacée. Il remarque que le pouvoir démocratique, afin d’y garantir l’égalité, s’insère dans les moindres aspects de la vie des citoyens et par la même réduit leur libre arbitre. Ils prennent l’habitude d’une vie réglée au millimètre réduite au noyau familial d’où disparaît l’initiative, l’originalité et l’enthousiasme.




« Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étant ses bras sur la société toute entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point , il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »




Toute ressemblance de cette description avec l’Union Soviétique ou l’Union Européenne ne serait que le fruit du hasard... ou pas. De fait le citoyen européen est bien plus libre que son cousin sous le joug bolchevique mais l’omniprésence administrative et réglementaire de l’Europe lui est reprochée régulièrement et elle ronge les libertés individuelles mais aussi les autonomies nationales.




Adieu la vertu




Il faut remarquer que Tocqueville ou Platon n’évaluent pas la démocratie en fonction d’un mode de scrutin ou de la représentativité du peuple dans les organes de pouvoir, ce qui nos jours nous préoccupe principalement, mais jugent plutôt d’un état d’esprit, ou même de la psychologie des citoyens. Il est notable de constater qu’aujourd’hui, contrairement à la cité antique, il n’est absolument plus question de vertu ( au sens de qualité) en ce qui concerne ces derniers. Il est juste exigé du citoyen lambda qu’il se rende aux urnes, et il lui est éventuellement conseiller de militer dans un parti ou un syndicat. Mais de ses qualités propres il n’en est jamais fait mention, ce sujet n’est plus à l’ordre du jour. Seules trois sphères : sportive, religieuse et professionnelle, assignent au compétiteur, au fidèle et au travailleur des objectifs d’amélioration. Il faut travailler à sa vitesse et à son VO2Max, à être meilleur croyant pour atteindre le paradis et à se plonger dans le développement personnel pour mieux réussir professionnellement. Mais devenir meilleur au sens des vertus cardinales : plus courageux, plus tempérant, plus prudent, plus juste et ajoutons plus éduqué et donc meilleur citoyen il n’en est guère question. Personne ne recommande d’étudier l’histoire ou l’économie pour que le vote soit éclairé par un minimum de connaissances.

Or Platon le disait déjà dans la République, l’homme qui vise la vertu doit parfaire son éducation pour espérer progresser au moyen d’exercices pour le corps et pour l’esprit. Il est facile de concevoir qu’un peuple ignare qui ne vise aucune perfection ne pourra choisir que des mauvais dirigeants, ou en d’autres termes, comme l’exprime cette citation attribuée à Condorcet :


« La démocratie sans l’éducation, c’est la dictature des imbéciles ».


Les Etats-Unis, et plus précisément le camp Maga, ont fait la preuve qu’ils recueillaient le plus grand nombre de complotistes, de climato-sceptiques, ou de votants non diplômés crédules. Que le président élu soit le plus stupide jamais arrivé au pouvoir n’est donc pas une surprise, ni que ses premières attaques soient dirigées vers le monde scientifique, le seul qui décrit le monde réel indépendamment des opinions. La haine des élites qui s’est propagée avec Trump aux Etats-Unis ou précédemment en Union Soviétique fait résonner aujourd’hui la phrase de Tocqueville citée plus haut.



« mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté »


La dictature de la majorité





Les Etats-Unis en sont la preuve : rien n’empêche une démocratie d’être injuste et de prendre des mauvaises décisions pour le genre humain. Démocratie n’est pas synonyme de vertu. Telle qu’elle est conçue aujourd’hui, une fois les élections terminées, la volonté majoritaire s’impose pour plusieurs années. La séparations des pouvoirs n’est pas suffisante pour interdire au pouvoir un comportement immoral : Trump était condamné et il est devenu président. Il a libéré des émeutiers qui ont attaqué le capitole. Il a fait expulser un migrant alors que la justice avait interdit la mesure. Dans la guerre Russie-Ukraine il a pris parti pour l’agresseur. Il est sorti de l’accord de Paris pour limiter le réchauffement climatique, etc.

Autrement dit le peuple souverain, celui qui définit la démocratie, peut très bien conduire un pays vers la catastrophe, tout en conservant un état de droit, la liberté et l’égalité. Le peuple n’épargne pas ses critiques à la classe politique en lui reprochant immoralité, corruption et bien d’autres défauts, mais ne se regarde jamais dans le miroir. Alors que Rousseau invoquait l’idée, dans le contrat social, de prise en compte de l’intérêt général comme d’une nécessité pour chacun, il faut bien constater qu’une majorité aujourd’hui ne songe qu’à son intérêt propre ou à celui de sa famille ou de sa corporation. La vie politique française n’est qu’une suite ininterrompue de conflits corporatistes dans lesquels non seulement les répercutions sur la population ne sont pas ignorées mais plutôt recherchées : grève de la SNCF, des contrôleurs aériens, des taxis, des VTC etc. au moment où la population part en congé. Les grèves dans les raffineries ou le RER sont des mouvements sociaux déclenchés par quelques centaines de travailleurs qui en affectent des millions. La prise d’otage devient le modus operandi du conflit social et « après moi le déluge » définit la règle appliquée par tous. Le vote aux législatives, conçu comme un vote national (avec des représentants régionaux), devient une foire aux enchères locales avec sélection du mieux-disant sur les avantages qu’il obtiendra pour le département. Le vote à la présidentielle revient à choisir le candidat qui représente le mieux MES intérêts. Les paysans choisissent sur la même base, ainsi que les retraités, les chasseurs, les chômeurs, les immigrés, les jeunes, les actifs, etc. Très peu se soucient de l’intérêt général. Les démocraties deviennent des archipels.




Le problème




Le problème de la démocratie ne se trouverait donc pas dans ses modalités, dans son personnel politique, mais dans le peuple lui-même qui considère la démocratie uniquement comme un guichet, un endroit où l’on exerce ses droits, où l’on vient chercher son dû et non un avenir à construire, un projet, un effort sur soi-même, un horizon collectif partagé dans lequel il faut rechercher la tempérance, le courage, la justice et la prudence, au sens aristotélicien d’une vertu organisatrice qui choisit au mieux les moyens pour aboutir à ses fins, une sagesse pratique qui tire parti de la contingence. Chacun sait se battre pour la liberté ou l’égalité mais ce faisant oublie le cadre dans lequel elles s’exercent : le pays et ses intérêts. Le votant, et encore moins l’abstentionniste, ne se sent pas obligé d’acquérir un vrai statut de citoyen éduqué apte à faire des choix éclairés pour tous et non seulement pour lui-même. La carte d’électeur lui suffit et le plus souvent l’esprit critique reste au vestiaire. La sécularisation a abandonné à la religion l’idée d’un homme qui progresse, qui s’améliore. Pourtant Rousseau, dans le «Discours sur les origines et les fondements des inégalités parmi les hommes» témoigne d’une des caractéristiques de l’être humain, qui lui a permis de progresser au fil des siècles, qu’aucun animal ne possède : la perfectibilité.




"Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelque mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans."




Le plus gros danger pour la démocratie, outre l'extrême droite, pourrait bien être le peuple, composé de citoyens du monde sans racines qui ne regardent que leurs doigts de pied et leurs propres affaires. Un citoyen détaché de toute attache qui vit dans son pays comme un locataire dans un appartement dont il n’a cure et non comme un copropriétaire dans un immeuble dont il cherche à améliorer les parties communes pour le bien de chacun en se formant si nécessaire pour comprendre comment les entretenir au mieux. Un citoyen qui déteste les lois et réclame de pouvoir faire tout ce qu’il veut à l’intérieur de sa location jusqu’à haïr et traiter de menteur les ingénieurs et architectes qui estiment que l’immeuble est en péril. Bien entendu il préférera croire le bonimenteur qui affirme que la rénovation ne nécessite que quelques coups de pinceau.

mercredi 19 février 2025

Induction et complotisme


 Il y a trois mamelles au complotisme. L’une sécrète une causalité imaginaire, la seconde produit un raisonnement par induction et la troisième alimente une pensée finaliste. Les enfants nourris à ce lait inclinent à identifier des processus occultes conduits par des cerveaux machiavéliques. Deux philosophes ont développé une pensée originale sur la causalité, l’induction et le finalisme : David Hume et Emmanuel Kant. Après un détour pour les évoquer nous reviendrons sur ceux qui voient les complots partout.


La causalité fragile


Si  telle action est suivie régulièrement de tel phénomène identifiable il est aisé de penser qu'elle en est la cause. Cette tendance se rencontre chez tout être humain et David Hume l'a très bien décrite au XVIIIe dans son "Traité de l'entendement humain" au chapitre V. Il imagine les réactions d’une personne percevant le monde pour la première fois :


« il est sûr qu’elle observerait immédiatement une succession continuelle d’objets et verrait qu’un évènement vient après l’autre ; mais elle serait incapable de rien découvrir de plus. Aucun raisonnement ne serait en mesure de lui suggérer du premier coup l’idée de cause et d’effet, puisque les forces particulières par lesquelles se font toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais aux sens et qu’il n’est pas raisonnable de conclure de cela qu’un seul évènement, dans un cas, en précède un autre, que l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. »


Il observe que bien que « sans la connaissance de la force secrète par laquelle un objet en produit un autre » cette personne, si des évènements se succèdent et sont « constamment » joint ensemble , saura alors inférer « immédiatement l’existence d’un objet à partir de l’existence de l’autre ».

Hume, de façon contre-intuitive, avance que ce mécanisme est à l’origine de notre identification de la causalité, et qu’il est essentiellement le produit de la « coutume », de l’habitude. Mais aussi qu’il s’agit d’une opération qui provient uniquement de l’esprit qui associe un effet à une cause sur la base de leur succession habituelle. Il faut ajouter que ce que nous nommons « cause » et « effet » sont des partitions du monde, des extractions arbitraires de faits sélectionnés qui nous intéressent parmi les milliers d’autres que nous percevons. « Cause » est d’ailleurs polysémique, il est employé aussi bien pour décrire les phénomènes naturels à base d’objets inertes que les motivations des êtres vivants, que l’on nomme aussi « raison ».

Si par exemple ma voisine d'en face ouvre ses volets tous les matin de l'année juste après que les cloches ont sonné à 8h, je peux me dire que son comportement est réglé par les cloches, et former une théorie : Mme Bernot ouvre ses volets parce que les cloches sonnent. La cause: les cloches, l’effet : l’ouverture des volets. Quand Hume évoque « la force secrète » inconnue, il vise juste. Rien en effet, en pure logique, ne justifie cette causalité perçue, il peut s’agit d’une coïncidence. Rien ne prouve en effet que Mme Bernot ouvre ses volets parce qu’elle a entendu les cloches, que telle est la cause ou la raison de son action. Il se peut par exemple que son petit fils, qu’elle garde, arrive à 8h15 et qu’elle désire que l’appartement soit clair quand il arrive et que pour cela elle mette le réveil. Peut être est-elle sourde et que réveillée chaque jour à 8h elle jette un coup d’oeil par la fenêtre pour vérifier que les éboueurs sont passés, où tout simplement elle veut voir le temps qu’il fait tous les jours à heure fixe. Autrement dit la régularité de la succession ne nous donne aucun élément logique sur la raison de cette contiguïté spatiale et temporelle. Un feu génère de la fumée, la flamme de la chaleur, l’eau bout quand elle est chauffée… Notre esprit rapproche ces faits et les range sous la rubrique « causalité » sans que nous sachions ce qui se passe réellement. Ce principe est si naturel qu’il nous est caché et que seule la force de la pensée permet de le décortiquer comme le fait le philosophe écossais. Il faut être franc et admettre que sans ce mécanisme de l’esprit nous ne saurions pas évoluer dans le monde, mais aussi qu’il est un peu hasardeux de croire que la simple répétition de deux phénomènes successifs puissent se renouveler ad vitam eternam. Pourtant c’est ce principe, l’habitude, la coutume, qui nous détermine.


« cette hypothèse semble même être la seule qui explique pourquoi nous tirons de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d’un cas unique, pourtant semblable à tous égards. La raison est incapable d’une telle variation. »


observe justement Hume. Ce n’est pas la raison qui est à l’œuvre, puisque le principe qui relie la cause et l’effet est inconnu, seule la conjonction répétée nous conduit à associer la cause et l’effet.


« toutes les inférences tirées de l’expérience sont les effets de la coutume et non de la raison »


assène-t-il en dissociant deux aspects de notre esprit. Nous aurions donc deux modes de pensée, l’un qui construit logiquement des théories non directement issues de l’expérience(*): la raison dotée de sa puissance logique. L’autre qui projette la causalité et élabore des règles tirées de l’expérience sensorielle vécue, qui n’est pas nommé par Hume mais que Kant appelle l’entendement. Pour Kant la causalité évoquée par Hume est incomplète. Car Kant la définit comme un schème « a priori » de l’entendement , c’est à dire présent dans notre esprit avant même toute expérience vécue. Sans la causalité appliquée à notre perception des choses, le monde serait un chaos sans nom, sans queue ni tête. Elle sert, ainsi que le temps et l’espace qui forment notre sens interne, à ordonner les évènements que nous percevons. Elle fournit un schéma, un cadre, à notre perception, elle explicite le divers que nous captons.


L’induction


Par un mécanisme semblable à celui évoqué par Hume pour la causalité (la succession répétée d’évènements que nous lions ensemble), nous forgeons des généralités à partir de singularités. Si un voyageur se rend en Angleterre et qu’en descendant du train dans une petite gare il rencontre successivement deux rousses il sera enclin à penser que toutes les anglaises sont rousses. De même s’il aperçoit un cygne noir, puis deux , puis trois il en conclura que tous les cygnes sont noirs. Cette inférence se nomme induction : induire par extension une règle générale à partir de quelques expériences de cas particuliers.

Hume voit dans ce raisonnement un problème fondamental : rien ne prouve que le quatrième cygne qui va apparaître sera noir. La série peut être interrompue par un cygne d’une autre couleur. Il s’agit encore d’une règle extrapolant l’information captée par les sens. La seule possibilité d’affirmer que tous les cygnes portent une couleur unique serait de décortiquer le mécanisme qui défini leur couleur et d’en déduire qu’elle peut changer, mais pas de compter leurs apparitions. Autrement dit de raisonner déductivement plutôt que de se baser sur l’induction.

Pourtant dans la vie courante l’induction est nécessaire et nous garantit du danger : le chasseur cueilleur qui voit un lion dévorer sa femme doit pouvoir inférer que tous les lions ont des comportements dangereux. Mais la réalité est beaucoup plus subtile, les lions ne sont dangereux que lorsqu’ils ont faim ou se sentent menacés. Le raisonnement par induction écrase toute la complexité de la réalité par une reproduction toujours à l’identique du même. Le raisonnement déductif est alors le seul raisonnement admis par la méthode scientifique : une théorie est échafaudée logiquement à partir des connaissances et elle est prouvée expérimentalement , méthode correspondant à l’explication « déductive nomologique ». Elle ne reste vraie que tant que l’expérience n’a pas présenté un exemple l’invalidant. Mais il faut bien se rendre compte que cette méthode est aussi basée sur la notion de causalité, celle des phénomènes naturels étudiés par chaque science et qu’au final elle dépend des régularités observées dans la nature que l’on espère constantes, nous retombons sur la fragilité débusquée par Hume. Cependant il ne faut pas confondre la causalité de la nature avec les raisons d’agir que nous attribuons aux humains comme Mme Bernot. Une personne n’est pas un caillou, ses possibilités d’actions sont incommensurables et plus difficiles à cerner. Ainsi, contrairement au monde inerte, un être vivant se fixe des objectifs à atteindre. La nature inerte et végétale, comme les animaux, a-t-elle elle aussi des buts ?



Le finalisme


Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain ». Tout objet est donc défini comme « ce en vu de quoi » il a été conçu. Tout ce qui relie une cause et un effet appartient donc à un fil global du devenir qui relie une intention et un résultat. Alors que dans le monde scientifique tout processus n’est qu’un enchaînement déterminé de causes et d’effets soumis à des lois, pour Aristote et à sa suite pour les croyants il y a une première cause originelle : Dieu, toute la création étant soumise à la providence. Mais même chez les incrédules, à toute liaison cause/effet identifiée, un penchant naturel associe une intention, une finalité ( Kant dit une « fin »). Difficile de croire que les épines de roses ne sont que le fait unique de l’agencement des molécules et de ne pas imaginer que la rose se « défend » ainsi des agressions. La « fin » de l’épine serait donc la protection de la fleur. De même la « fin » du gland sera le chêne, la pluie tombe « pour » les plantes. Chacun apprend que le cœur a pour finalité de pomper le sang et les poumons de l’oxygéner, il est difficile sortir de cette définition fonctionnaliste et de s’appliquer à penser que le sang pompé est simplement l’effet et le résultat de la contraction/expansion du muscle cardiaque qui en est la cause. Une vision téléologique de la nature est même indispensable à sa compréhension nous dit Kant. Au contraire la science doit porter une vision dépourvue de toute intentionnalité dans les phénomènes et se contenter de les expliquer par un pur enchaînement causal dans le cadre d’une théorie.



Le complot


Lorsque le professeur Raoult, qui a défini l'hydroxychloroquine comme traitement du Covid, a été démenti par ses pairs et que plusieurs études ont prouvé au contraire sa nocivité, beaucoup ont jugé qu’un complot des « bigpharma » était hourdi contre lui. Qu’un professeur célèbre puisse se tromper leur paraissait impossible. S’il était attaqué ce n’était qu’avec la pure intention de nuire, cela ne pouvait être conçu par eux comme la marche de la science normale qui élimine les théories fausses. Nous ne sommes pas loin du finalisme : il faut donner du sens à ce qui apparaît comme un effet incompréhensible, une intention doit forcément guider cette causalité, cet effet doit pouvoir s’apparenter à une finalité. Comme par ailleurs il y avait quasi unanimité sur l’effet bénéfique des vaccins ARN qui allaient se répandre sur la planète, les Bigpharma étaient forcément coupables de cette attaque « providentielle » contre Raoult. Tout est alors devenu bon, puisque seule l’hydroxychloroquine permettait de guérir, pour trouver des effets secondaires, sinon mortels ou monstrueux aux vaccins Pfizer ou Moderna. Un ou même plusieurs cas de péricardites « prouvaient » leur nocivité : illustration du raisonnement par induction : prendre un ou quelques cas et généraliser. Or sur plusieurs dizaines de millions d’injection les effets des vaccins ARN sont restés dans les normes d’effets secondaires des vaccins classiques. Les statistiques infirment donc ces billevesées. Beaucoup aussi ont accusé la Chine, d’où venaient géographiquement les premiers cas, d’avoir eu une volonté de nuire sinon une intention malfaisante en manipulant le virus en laboratoire. La cause de la pandémie était donc l’homme. Cette causalité imaginaire, jamais prouvée puisqu’on a privilégié un réservoir venu d’animaux, a permis encore une fois au finalisme de se développer. Dans cette vision rousseauiste la nature n’était pas coupable mais plutôt la société et un groupe de chercheurs hostiles chinois, qui avait permis à une organisation de financiers immoraux de se remplit les poches avec un vaccin qui allait tuer toute l’humanité, tout en éliminant les gentils chercheurs comme Raoult.

Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, les électeurs ont incriminé le « deep state » qui dirige dans l’ombre les états-unis. De nouveau le simple résultat d’élections, l’ effet induit par une cause très claire : des votes démocrates supérieurs aux votes républicains, ne pouvait être réel. Une intention devait avoir vicié les élections. L’échec de Trump ne pouvait être réel, quelqu’un était à la manœuvre pour nuire à ses électeurs et mener l’Amérique à sa perte. Le finaliste ne peut se contenter de l’aléatoire des votes : la providence devait donner la victoire à son gourou , une organisation malfaisante lui a volé. La cause de l’échec provenait donc du deep state qui avait truqué les résultats. Les journaux mentaient, la télévision mentait, les réseaux sociaux mentaient, le FBI, la CIA mentaient.

Quelque temps après son élection en 2024 Trump s’en est pris aux migrants, « tous des criminels », etc. Il est bien entendu possible de trouver un migrant irrégulier qui commet un crime, mais là aussi l’induction joue à plein, puisqu’il y a en un tous sont des criminels. «In Springfield they are eating the dogs », a t-il déclaré sans ironie. Même s’il existe des pays où les chiens servent de nourriture il est évident que cette conduite ne peut être prétendue généralisée dans les états US.

Au fond le complotiste n'est pas si éloigné du péquin moyen, prompt à trouver des causes, raisonner par induction et trouver partout des finalités. Mais le complot surgit toujours chez des gens qui ne se contentent pas d’un simple enchaînement de causes et d’effets, ils cherchent des causes cachées, troubles, inavouées. Loin de la contiguïté temporelle et spatiale évoquée par Hume, ils pêchent très loin les causes qui leur conviennent. Pire ils peuvent imaginer des effets qui n’ont jamais eu lieu simplement pour pouvoir incriminer les auteurs de leurs causes, tout aussi imaginaires. Les complotistes sont les spécialistes du raisonnement par induction : un journaliste est pourri , tous sont pourris, un politique ou un policier est « ripou » et tous le deviennent. Enfin ils sont les spécialistes pour attribuer un sens, une intention qui a présidé aux phénomènes qui les dérangent, qu’ils ne comprennent pas, empruntant en cela au raisonnement finaliste. Il y a toujours quelque chose de caché, une force qui mène le monde à notre issu. Mais contrairement à une nature "qui ne fait rien en vain" plutôt attachée à bien faire, le ressort caché que cherche le complotiste sera toujours du côté du mal, ce qui le rapproche du symptôme paranoïaque.


(*) On peut penser aux mathématiques, totalement abstraites.

samedi 1 février 2025

L'être invisible



Pendant des millénaires, l'humanité a expliqué le monde par l'action d'un être transcendant, invisible, omnipotent, moteur de la création et des actions des êtres vivants. Elle a attribué à Dieu la bonté et l'amour et admis moult explications complexes de la théodicée pour que ne subsiste à la fin que l’idée d’un « bon » dieu. Elle a vécu sous le finalisme de la providence, admettant que tout ce qui advient provient de la volonté de dieu. Puis le positivisme, en appliquant la loi des trois états d’Auguste Comte, a voulu croire qu’en ayant chassé la métaphysique l’humanité assistait à l’avènement la science.

La mise en évidence d'une infinité de causes et d'effets, la mise au jour d'un déterminisme naturel par la science, la découverte de théories et de lois, loin d’avoir tué Dieu comme le dit Nietzsche ou désenchanté le monde comme le prétend Weber n'ont fait pour certains que lustrer et rehausser le prestige de cet être invisible lui attribuant l'origine de toute causalité.

Holisme explicatif


La modernité en a-t-elle fini de cet holisme explicatif ? Il semblerait qu’il faille répondre prudemment. Aujourd’hui un autre être invisible, mais doté d’attributs négatifs, se voit attribuer la responsabilité de tous les maux du monde : la pauvreté, les guerres, les inégalités, les famines, l’individualisme, le réchauffement climatique, la pollution, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la diversité des espèces, le basculement vers l’avoir plutôt que l’être, la réification généralisée et la transformation de tout ce qui existe en marchandise, et pléthore d’autres effets. Le capitalisme a pris la place du bon Dieu en endossant une face satanique et tous les méfaits de l’univers. Depuis Marx il existe une explication ultime à tout ce que nous vivons : le capitalisme.

Dans tous les écrits ou conférence, le Capitalisme a rang de sujet. Il a une intention, une volonté, des actions qui s’impose à tous les êtres inertes ou vivants de l’univers. Il a d’ailleurs dans le matérialisme historique une sorte de destinée implacable : il est voué, selon Marx, à disparaître. Intention, volonté, destin : aucun doute nous nageons en plein finalisme sous les déguisements scientifiques de la théorie économique. Voici par exemple un extrait d’André Gorz ( Pseudo Michel Bosquet, cofondateur du Nouvel Observateur), un des premiers penseurs de l’écologie politique, qui écrit en 1977 :

« Le capitalisme est malade »

Il a donc un corps, une chair. Puis plus loin :

« C’est pour des raisons essentiellement politiques que le capitalisme ne donne pas la préférence aux unités moyennes : celles ci, toute une série de grèves récentes l’a montré, sont trop faciles à prendre en main par les ouvriers (Jaeger, Lip, ..) » (1)


Nous ne sommes pas loin d’une théorie du complot avec « le capitalisme » qui choisit la taille des entreprises pour contrer les luttes sociales, en réalité ce sont les PME qui fournissent, encore aujourd’hui, le plus grand nombre d’emplois en France. Toujours à cause du capitalisme :


« l’individu dépend de méga-outils de méga-institutions bureaucratiques et marchandes, dont il ne peut être que le « client » asservi, uniformisé, impuissant, exploité, et toujours insatisfait. »


L’individu « asservi » a donc définitivement perdu tout sens commun, toute liberté, il est enserré dans les mailles du filet capitaliste, il est un pion, la nécessité fait loi : il est un « client » impuissant. Il ne lui reste que le ressentiment, au péril de la démocratie comme l’explique Cynthia Fleury.(4)




Le productivisme aveugle




Pourtant, ce que reconnaissent André Gorz ou Yvan Illich, le productivisme ou l’épuisement des ressources n’a jamais été une caractéristique exclusive de l’occident capitaliste. Stakhanov en savait quelque chose. Produire le plus possible à tout prix fut le mantra de Staline et de ses successeurs. Ils n’étaient pas non plus des pacifistes, la Russie possédait le plus gros arsenal nucléaire de la planète et tout le monde se souvient de l’affaire des missiles à Cuba ou des chars qui maintenaient la domination des Russes en Tchécoslovaquie, Hongrie, Afghanistan etc. L’environnement des républiques soviétiques a été sacrifié : rappelons nous de Tchernobyl, de la mer d’Aral devenue un désert ou les déchets chimiques dans le lac Baïkal. La prédations des pôles et de l’espace a été initiée par les soviétiques. De nombreuses régions et lacs ont été pollués à cette époque. Au point que deux chercheurs américains ont intitulé leur livre en 1992 « ecocide in the USSR » . Plus de détails ici :

https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1997_num_16_3_1962).

La Chine communiste n’a pas été en reste et a voulu comme Descartes se rendre « maître et possesseur de la nature » en la saccageant. Les communistes chinois et russes sont responsables de millions de morts par famine ou emprisonnement.

(cf https://billetgratuit.blogspot.com/2022/12/famine-rouge.html). I

Mais cela exonère-t-il le capitalisme aujourd’hui de ses méfaits?


Un système, pas un être

S’il n’est pas une personne incarnée comme le sous entendent tant d’expressions, il faut admettre que le capitalisme est un système. C’est à dire qu’un ensemble de cause se conjuguent et reproduisent certains effets. Par exemple le marché libre et concurrentiel, orienté vers le seul profit, implique une production toujours plus importante et compétitive et sans soucis du bien commun, à part les normes imposées. Mais il n’y a pas une assemblée générale des capitalistes malicieux masqués dans une cave qui décident à un moment d’appauvrir des gens ou de polluer pour polluer ( ou d’ éliminer les entreprises moyennes par peur de l’autogestion). Même lorsque Trump veut augmenter le forage d’hydrocarbures aux US au détriment du futur et de l’avenir des enfants américains, ce n’est pas « le capitalisme » qui lui commande mais une idée de la « grande » nation, de la richesse immédiate et de la domination de son pays sur le monde, nul doute que la Corée du Nord communiste aimerait posséder du gaz de schiste et se ferait un plaisir de fracturer les roches pour le pomper. Lorsque qu'au début du siècle Ford décide d’augmenter à la fois la production et ses ouvriers ( fordisme) ce n’est pas par bonté ou par doctrine capitalistique mais pour leur permettre d’acheter les voitures qu’ils fabriquent, conformément à son intérêt. Adam Smith, dans « la Richesse des Nations » en 1776 avait parfaitement décrit cet agencement particulier du marché :


« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts.

L’intérêt constitue le moteur principal de l’économie de marché. Ce que décrit aussi avant lui Mandeville dans « La Fable de l’abeille » qui avance que la prospérité dépend d’un vice : l’égoïsme, thème repris par l’économiste Daniel Cohen dans « La prospérité du vice ».

Or l’intérêt d’un particulier ou d’une entreprise ne voit pas plus loin que le bout de son revenu malgré les timides efforts de la RSE(*). Ce que pointe Gareth Hardin dans son fameux livre de 1968 : « la Tragédie des Biens Communs ».

cf https://iris-recherche.qc.ca/blogue/environnement-ressources-et-energie/quest-ce-que-la-tragedie-des-biens-communs/

Il démontre que les intérêts particuliers finissent par épuiser des ressources finies. Cette imbrication extraordinaire des activités humaines : la division du travail social, la « solidarité organique » décrite par Durheim, a favorisé l’éclosion d’une myriade d’entreprises, chacune travaillant pour son compte propre. Au final oui elle font « système » car elles s’appliquent, aussi bien que les particuliers, à conforter leur intérêt, aussi bien les micro entreprises que les PME ou les grands groupes, en ignorant toutes les « externalités négatives » et en considérant que sont gratuits la terre, l’eau, l’air, ou la vie, nos biens communs.


Un seul responsable



Attribuer au seul capitalisme l’état de la planète revient à oublier, comme on l’a vu, que d’autres systèmes ne sont pas plus recommandables, mais également que ce n’est pas le capitalisme qui conduit les voitures, mange de la viande, jette sacs et bouteilles plastiques dont il est possible de retrouver les traces dans les poissons et crustacés de toutes les mers du globe. Autrement dit « le capitalisme » est le coupable idéal pour ceux qui aiment la simplicité ou ont adopté l’idée d’un homme client décérébré qui a laissé la raison accrochée au porte manteau pour s’abrutir devant la télé, comme le décrivent Yvan Illich ou le pdg de TF1. Il faut concevoir l’homme comme une marionnette pour considérer qu’au lieu d’agir « il est agi » par une entité néfaste qui lui ôte, tel un zombi d’Haïti, toute individualité et toute responsabilité. Ce n’est pas de sa faute s’il fait traverser le globe aux textiles qu’il achète en Chine ou s’il fait la queue pour acheter le dernier smartphone pour remplacer celui qui marche encore.

Forcément l’unique coupable sera CMA-CGM qui transporte ses containers avec d’immenses navires polleurs, donc le capitalisme. Le capitalisme encore qui force les gens à consommer de la cocaïne entretenant une explosion de la criminalité, parce que la vie dans le capitalisme serait devenue tellement ennuyeuse qu’il faudrait absolument se réfugier dans les paradis artificiels pour retrouver goût à la vie ? Mais à cette aune comment expliquer que l’alcoolisme des années 1950 a été vaincu ? Nous sommes passés d’un monde, beaucoup plus dur après guerre, dans lequel les enfants buvaient du vin dans les cantines, où la consommation de vin était de 138 litres par personne et par an, à aujourd’hui où même un verre de vin par jour est déconseillé, malgré les lobbies viticoles. Autrement dit nombreux sont les faits sociaux qui ne sont pas directement lié à l’être invisible mais aux intérêts individuels ou à l’action de l’État.



Incompréhension et déresponsabilisation


Pour tout phénomène identifier les causes conditionne le processus de compréhension. Ainsi lorsque nous ne comprenons pas pourquoi se produit tel évènement il faut de suite parer au manque, lui trouver une origine, un fondement, tellement l’inconnu met mal à l’aise. Le capitalisme, en tant que sujet, est venu combler ce trou béant. Il intervient maintenant en lieu et place d’autres raisons plus complexes : « c’est le capitalisme » dit-on de tout, comme on disait en 68 « c’est la faute de la société » ( on ne peut pas trouver de raison plus vague). Face à ce monstre qui remplit l’espace et le temps, puisqu’il est cause de tout je ne peux rien, il m’écrase et me détermine totalement, je ne suis plus ni responsable ni maître de ma vie, Il n’y a plus un interstice de liberté, ne reste que le ressentiment. En corollaire pour s’en sortir il faut abattre le capitalisme, considéré comme seul responsable de nos destins. Ainsi considérer que le capitalisme régit tout de nos vie a comme conséquence de n’avoir d’espoir que dans sa disparition et ainsi d’éliminer à la fois tout autre voie politique et tout autre voie individuelle.

Or s’il y a bien un système capitaliste, il est basé sur le marché, qui obéit à des règles, qui dépend des clients consommateurs etc., ce qu’on pourrait figurer par Cap<-Mar<-Reg<-Cli pour ces liens de dépendances. Or le marxisme à inversé les flèches, il considère que le capitalisme détermine le marché, impose les règles, et force les clients zombies à consommer. Vu à l’inverse, ce sont des liens de causalité : les clients sont des citoyens qui votent les règles, qui alimentent le marché, sans lequel le capitalisme n’existerait pas. Voilà tout l’enjeu, destituer l’idéologie qui annihile la raison et l’action celle qui prétend « abattre le capitalisme, coupable de tout» et destituer le marché comme condition préalable , mais au contraire retrouver l’espoir dans la politique et dans la puissance des décisions individuelles et collectives, en particulier pour l’environnement.


Les nouveaux penseurs de l’écologie


Il s’agit dorénavant de considérer les non-humains et l’environnement, ce qu’on appelle « Nature », comme des biens vitaux à introduire non seulement dans la réflexion mais aussi dans le droit et l’économie. Des philosophes comme Bruno Latour ont évoqué l’idée d’un « parlement des choses », ce qui est assez extrême. D’autres comme Juliette Grange, plaident pour la définition juridique de nouveau « biens communs», tels que l’eau, l’air, les réserves halieutiques qu’il ne serait plus possible d’utiliser à loisir :

« il s’agit de transformer ces supposés et mal nommés bien communs, ces richesses n’appartenant en fait à personne en particulier, en Res Publica défendue par des lois, au nom d’une utilité publique et/ou d’une valeur patrimoniale, ceci par exemple dans le cadre de la constitution européenne[...] faire sortir de la logique économique certains « biens premiers » fondamentaux ( l’air, l’eau, la santé, la forêt, la connaissance …) et certaines capabilités de base ( pour reprendre la formule d’Amartya Sen) pour les constituer en Biens inaliénables d’utilité publique , n’ayant pas de prix au sens économique du terme, […] mais une valeur au sens du civisme et du bien collectif ».

Voilà une piste pour forcer l’économie au virage important qu’implique l’incorporation de ces nouvelles valeurs.

Les besoins

Mais on ne vit pas que d’air pur et d’eau fraîche. En ce qui concerne autres besoins vitaux : se nourrir, se vêtir, se loger ils sont comblés de manière inégale, les famines ont disparu, il y a profusion de vêtements peu chers grâce à la globalisation, mais il y a dans notre pays un manque de logements à coûts abordables. L’assurance vieillesse est en crise partout dans le monde à cause de l’allongement de la durée de vie. La santé a progressé techniquement mais l’accès à la médecine régresse. Le chômage a baissé mais les contrats courts ont augmenté. Il y a beaucoup de motifs d’insatisfaction mais, comme le note l’INSEE, le pouvoir d’achat continue de progresser légèrement(3).

Qu’il s’agisse de l’environnement, du climat ou de ces secteurs en crise ce sont les états peuvent agir et les institutions qui les regroupent : EU, OMS, etc., mais aussi les citoyens. Ces derniers, sans attendre la fin du capitalisme(...), peuvent souvent restreindre leurs déplacements polluants, tempérer et cibler leur consommation et leurs déchets, réparer ce qui est abîmé plutôt que remplacer, favoriser l’économie locale, s’intéresser aux élections. Quant aux états s’ils veulent pouvoir retrouver des leviers d’action ambitieux il leur faut résorber les dettes abyssales contractées ces dernières années. Il faut d’urgence renflouer la justice, les hôpitaux, les écoles, les universités, augmenter les personnels de santé ou de l’éducation nationale, favoriser la construction de nouveaux logements, etc.

Taxer les riches est une piste pour augmenter les recettes, jusqu’à un certain point (jusqu’à leur départ du pays) mais résorber les déficits publics croissants en est une autre. Là aussi le citoyen peut jouer un rôle responsable en acceptant les conséquences des économies à mettre en place plutôt que prendre parti pour les populistes qui prétendent demain raser gratis, par exemple abaisser l’âge des retraites alors que le ratio cotisants/bénéficiaires diminue. Les populistes font leur miel de fausses nouvelles et d’une description cataclysmique de la réalité alors que nous vivons mieux que nos parents. N’oublions pas que le système capitaliste est incarné, non seulement par des milliardaires mais aussi par vous et moi, consommacteurs citoyens et non zombies.





(*) Responsabilité Sociale des Entreprises

(1) André Gorz, Ecologie et Politique, p64

(2) Juliette Grange, Pour une philosophie de l’écologie, p26

(3) https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/10_ECC/11_ECO/11D_Figure

(4) Cynthia Fleury, Ci gît l’amer.

dimanche 1 décembre 2024

Esprit es tu là?

 



Pour Descartes, qui a exacerbé le dualisme, le corps ressemble à une marionnette. Il obéit à son chef, l’esprit, qui tire les ficelles. Il tire la cordelette de la jambe gauche et la jambe gauche se met en action, puis la cordelette de la jambe droite et débute la marche en avant par la simple habileté du marionnettiste. Descartes appréhende le corps comme un ensemble de poulies et de ressorts, une mécanique que seul maîtrise un esprit ingénieux. Un être humain est ainsi composé de deux substances : le corps ( chose étendue) et l’âme ( chose pensante).(1)

Mais pour les Stoïciens, bien avant Descartes, l’être humain est uniquement constitué de matière. Ils conviennent que l’âme existe mais ne lui accordent pas une substance différente du corps : l’âme comme le corps est matérielle, elle est logée dans le cœur avec des ramifications sensitives dans les membres et la tête.




« […] De plus les parties de l’âme s’écoulent à partir de leur siège dans le corps, comme à partir de la source d’une rivière, et s’étendent à travers le corps tout entier [...] » Chrysippe (5)




C’est pourtant bien le souffle divin de l’âme ( pneuma) qui donne vie et anime tout le corps Stoïcien, et son principe directeur ( Hègemonikon) qui donne son assentiment à ses faits et gestes.

Une autre marionnette permettrait d’évoquer une troisième ontologie. Pinocchio doit prétendument son existence de petit garçon à un sculpteur qui lui façonne un corps de bois, matière qui n’évoque pas la vie, bien que tout arbre met en action un bois vivant doté de sève et de feuilles. Et c’est peut être cette dualité du bois : inerte/vivant qui caractérise l’identité de Pinocchio. Car dans cette histoire, la bûche initiale, le morceau de bois qui paraît mort parle déjà avant d’avoir forme humaine, le bois semble être vivant avant même d’être sculpté par Geppetto. Ce garçon de bois n’est de plus pas une véritable marionnette puisque ses mouvements sont autonomes, Pinocchio court allégrement dès le début de l’histoire dans la campagne italienne. Il gagne finalement un vrai corps de chair par un coup de baguette magique de la fée bleue. Cette histoire évoque une matière originelle vivante et transformable, le bois, irrigué par la sève. Mais personne n’aurait l’idée d’appeler « sève » l’âme du bois bien qu’un bois sans sève se réduise à un bois mort. Dans l’hypothèse pinocchieste un corps purement matériel se suffit donc à lui même pour se maintenir vivant et nul besoin, comme la métaphore de la marionnette incite au début à le penser, de le doter d’un esprit ou d’une âme.

Si tant de siècles ont propagé l’idée d’une âme ou d’un esprit substantiel la faute en revient certainement à ce qu’on a nommé la conscience.




La Conscience




La conscience, dont le mot apparaît dans l’ouvrage de Locke(1) en 1694, c’est à dire après Descartes mort en 1650, est difficile à cerner. Elle reflète l’état et les pensées du corps par une sorte de mise à distance. Mais si elle est trompeuse, comme nous le verrons, elle concède que parfois les choses se produisent indépendamment de sa volonté : « j’ai sommeil, j’ai mal, j’ai faim, j’ai envie» sont des informations qui proviennent indubitablement du corps qui les inspire malgré le JE que s’arroge la conscience. Le dualisme cartésien nous fait croire que la conscience ( ou l’esprit) serait un objet indépendant et surplombant. Or il est possible, et plus raisonnable, de concevoir le contraire. La conscience, comme toute les manifestations d’un humain vivant, provient du corps. Le corps lui donne vie et la pilote. Mais elle n’est qu’une petite fenêtre de cette grande maison et ne permet de voir qu’une partie du paysage ( le monde) et presque rien de l’intérieur ( le corps). Autrement dit la marionnette c’est la conscience, elle ne reçoit que quelques indications de la machine ultra complexe sous-jacente pilotée par un réseau de neurones, qui tire les ficelles. Mieux, la conscience c’est le corps. Cette petite musique dans la tête ne vient pas d’ailleurs. Mais c’est le corps parlant, le haut de la pyramide qui ne tiendrait pas sans tout le reste. Des millions de processus silencieux adviennent que la conscience ignore, elle est bernée à tout bout de champ : si je pense « il faut respirer profondément », nul doute que c’est mon corps fonctionnant qui envoie cette pensée à la conscience et non l’inverse (la conscience qui donnerait un ordre à mes poumons).

Bien sûr si l’on enlève, par chirurgie, des membres ( bras, jambes) et des organes d’un corps humain ( vésicule, rate, prostate, utérus, etc.) il est toujours capable de fonctionner. Mais pas si la tête est coupée. Il y a donc , comme l’évoquaient les Stoïciens avec l’Hègemonikon une instance matérielle vitale et directrice logée dans la tête : le cerveau. Mais la conscience n’est que la capacité sensitive du cerveau et non son tuteur. Elle provient de la simple matière, qui est première, devenant vivante tout comme Pinocchio.

Comme dit Spinoza :« Nul ne sait ce que peut le corps»(3). Pendant le sommeil la conscience disparaît, alors que le corps continue de fonctionner. Lors de gestes habituels qui ne demandent pas d’attention, elle n’est pas sollicitée, le corps ne voit pas de nécessité de l’informer, il est ainsi possible de conduire sa voiture tout en rêvassant. Les somnambules peuvent réaliser des parcours complexes, sans conscience. Altérer le corps, par exemple par l’alcool, c’est altérer la conscience qui en est une émanation. Si l’on nomme conscience le processus du corps qui informe des évènements intérieurs ou extérieurs alors l’amibe a une conscience(6).




Mais la conscience humaine se défend de tout cela et prétend absolument régner grâce à un allié de poids : le langage. En réalité la conscience n’existe que comme état (on est conscient ou non), et pas comme une entité. Les abstractions, les mots, les concepts sont-ils des êtres ? Existent-ils vraiment ? Petit détour par une question relative à l’existence des catégories, des classes, des espèces et des genres.







La controverse des Universaux




Un cheval, nommé « tempête » devant moi indubitablement existe, mais existe-t-il une espèce « Cheval » ? untel, mettons Thomas Pesquet, existe mais existe-t-il une espèce « Homme » dans la réalité ? Le genre, l’espèce, ne sont-ils que des inventions commodes du langage pour invoquer les objets qui se ressemblent ou bien sont-ils des êtres réels? Voilà le problème posé dans la « querelle des universaux » dont Aristote fut l’origine et qui se développa au Moyen âge.







Aristote, dans son « Ethique » , critique Platon et sa théorie des Idées. Ce dernier prétend que les Idées existent dans un monde séparé du monde sensible et que les choses n’en sont que de pâles copies : Une table « participe » de l’idée « table » en tant qu’elle en provient. Le monde des Idées plane au dessus du monde vulgaire des objets sensibles. Aristote s’inscrit en faux contre cette théorie. Alors qu’il cherche, dans son Ethique, à déterminer ce qu’est le Bien il révoque la pensée platonicienne d’un « Bien en soi », dont tous les biens ici-bas participeraient. En effet pour Aristote il n’y a pas un Bien mais des biens : le bien de la médecine c’est la santé, le bien de la stratégie c’est la victoire etc. ( Pour Aristote « bien » égale vertu ou fin). Autrement dit Platon adopte une approche « réaliste » du concept de « Bien », c’est à dire qu’il existe vraiment une Idée « Bien » dans un monde éthéré mais bien réel, alors qu’Aristote affirme une approche « nominaliste » : pour lui « le Bien » est un mot ou un concept qui se décline dans plusieurs instances particulières. La controverse antique s’élargit par la suite à tout « universel », genre ou espèce : les « universaux » existent-ils ou seulement les choses particulières qu’ils évoquent ? Examinons les trois postures possibles dans cette dispute.



Le nominalisme


Seul tel ou tel chien individuel existe dans la réalité. L’espèce « Chien » n’est qu’un simple mot, un son.



Le conceptualisme


L’espèce « Chien » est un concept créé par l’esprit, une classification ( animal à quatre pattes, museau, crocs, poils etc.) purement humaine, une catégorie déclinée dans le langage pour nommer ce qui est commun à tous les chiens particuliers. Mais un tel concept n’a aucune existence hormis dans un cerveau.


Le réalisme


Si on qualifie de «chien» ces deux animaux A et B devant moi il faut bien le justifier. A savoir qu’ils ont des caractéristiques en commun. Ces caractéristiques, ces propriétés, elles existent comme « communes » et déterminent ce qui correspond à un chien. Mais si elles existent alors il ne s’agit pas que d’un nom, quelque chose dans la réalité s’affirme qui correspond à l’idée ou au concept de chien, qui entraîne au développement et au comportement de chien, indépendamment de la présence des humains et de leur capacité langagière. Si on veut rendre compte de l’identité de nature entre les chiens il faut bien admettre que le concept de « Chien » reflète une réalité tangible, une essence.







Autrement dit le nominalisme n’admet que des existences particulières tandis que le réalisme y ajoute des concepts universels, des essences qui définissent le particulier. Le concept de chien n’aboie pas mais mais que serait un chien sans les attributs de son espèce ?

Au moyen âge Thomas d’Aquin défend l’idée que les universaux résident en Dieu, qu’ils président à toute création alors que Guillaume d’Ockham ne reconnaît comme existant que des choses particulières. Pour lui les termes généraux, genre ou espèce, n’ont aucune existence réelle. La théologie officielle de l’époque ne pouvait admettre une ontologie dans laquelle Dieu n’aurait pas créé les essences de toutes choses, Ockham fut accusé d’hérésie.

Bien plus tard dans les années 1920 a lieu en philosophie un « tournant linguistique » par lequel l’analyse du langage devient primordiale pour élucider des problèmes philosophiques. La philosophie analytique ( Frege, Russel, Wittgenstein,...) va alors s’opposer à la « philosophie de l’esprit » ( Hegel, Heidegger,...). Wittgenstein ira même jusqu’à dire :




« Ce dont on ne peut parler il faut le taire.»(7)




En 1947 dans l’article “steps towards a constructive nominalism” Quine et Goodman débutent par cette phrase : “Nous ne croyons pas aux entités abstraites”. Différents mouvements vont étudier comment le langage pourrait coller plus précisément à la réalité empirique.




Le positivisme logique ( ou empirisme logique)




Le positivisme est un mouvement dont Auguste Comte est le fondateur. La métaphysique prétend penser « au delà » de la physique et discourir sur Dieu, l’Être ou le monde. La science au contraire ne veut sélectionner que des théories qui vérifient leurs preuves à travers l’expérience. Comte formule la lois des trois états par lesquels est passée l’humanité( théologique, métaphysique, scientifique). Il considère dépassé l’âge de la métaphysique et déclare l’avènement de l’âge scientifique.

De 1920 à 1930 se regroupent à Vienne autour de Moritz Schlick un ensemble de scientifiques et philosophes réputés ( Gödel, Carnap, Neurath, etc :le cercle de Vienne). Ils veulent comme Comte venir à bout de la métaphysique et trouver des critères de démarcation pour établir ce que seraient de véritables propositions scientifiques (dénuées de présupposés métaphysiques) par rapport aux propositions pseudo scientifiques. Pour cela un travail sur le langage est nécessaire pour reconnaître les propositions réellement dotées de sens, se rapprocher de l’empirisme pur, et se débarrasser des croyances et des spéculations. Il s’agit d’analyser le langage en le passant au crible de la logique pour que les théories de la science soient réductibles dans des énoncés de bases finalement toujours vérifiables empiriquement. Russel et Whitehead qui ont publié en 1913 « Principia Mathematica », la bible de la logique moderne, ainsi que Wittgenstein ( Tractatus logico-philosophicus) ont fortement influencé la naissance de ce mouvement.

Pour eux la science et ses propositions ( ses théories et les faits observés) nécessitent un formalisme logique et un rapport le plus fort possible avec la réalité, donc tout le contraire de la métaphysique et de ses formules empoulées et parfois difficilement compréhensibles. Wittgenstein dira même qu’elles n’ont aucun sens. On peut en prendre la mesure avec cet extrait de « Etre et temps » de Heiddegger :




« La "présupposition" de l’être a le caractère d’une prise préalable de perspective sur l’être, de telle manière qu’à partir de cette perspective l’étant prédonné soit provisoirement articulé en son être . »




Un langage au-delà de la science




Mais ces auteurs ne considèrent la science que comme le seul usage utile du langage. Or il va sans dire que c’est un peu court. Une langue sert à communiquer, certes des états du monde, mais aussi de l’imaginaire, de la poésie, de l’espoir, des vues sur le futur, des sentiments, des ordres, des conseils, bref bien au-delà de la science. Autrement dit jamais un scientifique n’observera une espèce en tant que telle, ni au téléscope ni au microscope, même électronique. Car le langage ne transmet jamais la réalité mais des représentations de la réalité. Classes, catégories, ou espèces sont des représentations humaines qui correspondent à la façon dont nous assimilons le monde et sa diversité. Se demander si elles existent c’est poser similairement la question de notre propre existence. Car il s’agit de nous, de la réalité, mais aussi du rapport que nous entretenons avec elle. Voit-on ou entend-t-on jamais un animal ? Non car il s’agit d’un être unique qui brâme ou aboie dans les bois. Il n’est qualifié d’animal que parce que notre langage permet d’évoquer ses caractéristiques même sans le voir ou l’entendre. Le langage permet de parler des choses en leur absence et de généraliser.




Et l’esprit ?




Il y a un monde entre nos représentations et la réalité. Par exemple le mot être. Être est polysémique. Une chose EST et existe dans le monde physique, mais mon imagination existe aussi sans qu’il soit possible de dire que c’est un être. Ainsi les classes et les catégories, elle existent pour nous, mais n’ont aucune existence physique. Chacun comprend ce que veut dire « esprit », il est possible « d’avoir de l’esprit » en plus d’avoir un esprit, pourtant aucun esprit n’existe en tant que tel. La conscience, comme le toucher, la vue ou l’odorat est ressentie. Tout comme les cinq sens elle possède une localisation physiologique ( le cerveau), mais prétendre à son existence comme être ou comme substance est une tromperie du langage qui objective la conscience .




Nos représentations, dont nous pouvons parler et que nous pouvons échanger avec d’autres locuteurs, nous font croire qu’elles sont la réalité. Que l’herbe verte est verte ou que nous avons un esprit. Or beaucoup d’animaux ne voient pas les mêmes couleurs que nous. L’herbe est verte, pour NOUS, humains. Sextus Empiricus, un Sceptique du IIe siècle, remarquait :




« Chacune des choses apparentes qui nous tombent sous les sens nous paraît diverse, par exemple la pomme est lisse, odorante, douce et jaune ; a-t-elle donc, dans sa réalité, toutes ces qualités, ou a-t-elle une seule qualité ou apparaît-elle diverse selon la constitution des organes sensoriels, ou a-elle encore plus de qualités que celles qui apparaissent, certaines d’entre elles ne tombant pas sous nos sens[...] »(8)




Le feu est chaud pour NOUS. Il s’agit de NOTRE rapport à la réalité. Voici ce qu’en disait John Locke :




« Il n'y a rien comme nos idées qui existerait dans les corps mêmes ; et même si nous décrivons un corps à partir d'une idée, cette idée n'est là qu'un pouvoir de produire en nous cette sensation : ce qui est doux, bleu ou chaud en idée n'est que cette masse, cette figure et ce mouvement particuliers des éléments insensibles du corps même, que nous appelons ainsi. »(9)




Depuis longtemps les philosophes ont donc compris que nous appréhendions la réalité avec notre bagage sensoriel particulier qui donne lieu a des représentations.

Voilà justement la tâche de la science, constater la nature des choses indépendamment de nos spécificités humaines, de les détacher de la subjectivité, objectivation impossible d’ailleurs puisque la science est humaine. Pourtant elle réussit à porter un autre regard sur la réalité : le vert est une longueur d’onde, la chaleur une énergie due à l'agitation de molécule.

Dans le monde physique l’être du langage lui-même, son sens, sa grammaire, n’existent pas, il n’est que sons et claquement de langue, traces d’encre sur le papier, ou pixels allumés sur l’écran. L’esprit, ou la conscience ne sont au final que des impulsions électriques et des messages chimiques entre neurones. L’esprit ou la conscience, tout comme la vue ou le toucher se réduisent au corps, rien qu’au corps, corps qui permet de les ressentir et d’en parler.




« La nature ne lui dissimule-t-elle pas la plupart des choses, même sur son corps, afin de le cantonner et de l’enfermer dans une conscience fière et illusoire, à l’égard des circonvolutions de ses intestins, de la circulation rapide du sang dans ses veines, des excitations complexes de ses fibres ? Elle a jeté la clef : et malheur à la curiosité angoissée qui par une fente, serait en mesure de sortir de cette chambre de la conscience pour regarder au dehors et vers le bas, et qui pourrait alors ressentir que l’homme repose sur ce qui est impitoyable, avide, insatiable, qu’il est indifférent à sa propre ignorance, et suspendu à ses rêves, en quelque sorte sur le dos d’un tigre. »




Friedrich Nietzsche(10)





(1) René Descartes. Méditations Philosophiques.

(2) John Locke. An Essay concerning Human Understanding II, xxvii, Of Identity and Diversity.

(3) Baruch Spinoza. Éthique III, 2, S.

(4) Aristote. Ethique à Nicomaque.

(5) Long et Segley. Les philosophes héllenistiques II. Les Stoïciens 53, G

(6) Raymond Ruyer. Néofinalisme

(7) Ludwig Wittgenstein. Tractus logico-philosophicus, proposition 7

(8) Sextus Empiricus. Esquisses Pyrrhoniennes. L I, 14, 95.

(9) John Locke, ibid II,27,22

(10)Nietzsche. Vérité et Mensonge au sens extra-moral.