dimanche 18 décembre 2016

La pitié universelle

Comme le remarque Rousseau dans la préface du "Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité parmi les hommes", les hommes possèdent en eux deux principes: "antérieurs à la raison, dont l'un s'intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables". Amour de soi et pitié guident nos actions dans l'état de nature, pré-politique. Ces principes s'enracinent en nous et , si nous pouvons constater que chaque être vivant tend à "persévérer dans son être" comme le dit Spinoza, ou obéit à un principe de conservation de soi comme le disent Hobbes ou Rousseau, la commisération se remarque essentiellement dans l'espèce humaine même si les animaux en font quelquefois démonstration. Rousseau fait de la pitié une passion sociale, une prédisposition de l'homme à vivre en société, en tant qu'elle crée du lien réciproque par soucis de l'autre. Pour Aristote, dans sa "Rhétorique", la pitié est une sorte de douleur que l'on ressent soi-même à la souffrance de l'autre. Dans le Traité de la Nature Humaine II,II,VI David Hume, la fait dériver de la sympathie et note "Ajoutez à cela que la pitié dépend dans une grande mesure de la contiguïté et même de la vue de l’objet, ce qui est une preuve qu’elle dérive de l’imagination". Qu'il y a t-il de changé depuis cette phrase pertinente du grand Hume ?
Alors que se déplacer dans la grèce antique, dans la France ou l'Ecosse du 18e pouvait faire advenir de temps à autre une expérience de la souffrance d'autrui, elle restait circonstanciée au lieu où l'on se trouvait et à l'immédiateté du moment vécu. Aujourd'hui la souffrance surgit de partout, de tous les écrans. Souffrance aux actualités télévisées, souffrance au cinéma, souffrance sur les réseaux sociaux. Ces médias peuvent suivre l'actualité, mais sont aussi déliés du temps, puisqu'ils ont la capacité d'enregistrer et donc de rediffuser des malheurs passés depuis peu ou surgis de l'histoire du XXe siècle. La diffusion de la douleur s'est affranchie des contraintes naturelles d'espace et de temps.
L'expérience de la souffrance d'autrui s'est généralisée réclamant que notre pitié, autrefois ponctuelle, s'accorde à l'aune de cette diffusion massive, pour devenir constante. Alors qu'elle appartient au sens moral, celui qui n'accorde pas sa commisération court donc le risque de passer pour immoral. Nous vivons donc l'injonction sociale permanente, léguée par la chrétienté, de connaître cette sorte de "douleur" comme dit Aristote. Chacun se sent responsable des malheurs du monde. Comme certains ne veulent plus ressentir cette douleur rendue permanente par le flux continu des drames du monde, ils crient, pleurent et réclament pour que quelque chose soit fait pour les en débarrasser, et s'adressent aux dirigeants politiques de ce monde. Comme dans l'état de nature hier, la pitié apparaîtrait aujourd'hui comme précédant la politique. Sauf que nous ne sommes plus des hommes sauvages, vivant comme des bêtes, indépendamment les uns des autres.
Le pendant de cette pitié généralisée n'est autre que l'absence de cosmopolitique, dont l’avènement fut souhaitée par Kant au moyen d'une "société des nations", aujourd'hui nommée ONU et qui se trouve paralysée. Après quelques succès l'ONU se voit aujourd'hui déconsidérée. Chaque pays continue, comme depuis la nuit des temps, de n'être guidé que par ses intérêts propres et ne participe à des conflits que sur cette base, n'ayant que faire de la pitié, domaine de l'individu.
Le citoyen devrait cesser de larmoyer, et comprendre que la pitié n'est pas un sentiment applicable à l'univers tout entier,  que si elle précède la politique, une fois advenue cette dernière n'en a cure. Ainsi il vivrait plus heureux à ne plus contempler en geignant  la tristesse du monde, et aurait du temps pour s'informer et réfléchir aux conditions de la paix, qui souvent impliquent  un équilibre des puissants, en dehors de la morale individuelle.

lundi 12 décembre 2016

Le langage, les doigts et l'amour

Quel rapport il y a-t-il entre le langage et les doigts, entre le langage et le toucher?
Alors que communément le langage est associé à la voix et à l’ouïe pour une langue parlée, il n'en est pas moins lié à la vue et au toucher pour l'écriture ou au toucher seulement pour le Braille.
Nous écrivons habituellement par deux moyens assez différents. Le stylo d'un côté qui ne nécessite que des mouvements d'une main et de quelques doigts qui pressent la plume ou la bille sur la papier. Le clavier de l'autre, qui implique l'agitation des dix doigts des deux mains, qui frappent chacun des touches. Le pouvoir de communication de ces dix doigts n'est pas exactement analogue à celui de la langue parlée. Celle ci surajoute à l'idée communiquée une intonation, une passion, un timbre, un volume, une rapidité, une scansion qui ne peuvent être rendus par de simples points de ponctuation dans l'écriture. L'écoute de cette sensualité du message à son tour engendre des effets sensibles. L'écriture manuscrite, bien que dépassée, n'est pas non plus dénuée de sensualité, et les graphologues rapprochent une manière d'écrire et certains traits de personnalité. Mais, alors que les paroles s'envolent dans l'instant, la matérialité de l'écriture incorpore en elle-même sa mémoire.
Les doigts qui s'agitent laissent des traces potentielles pour tous les yeux et tous les temps, alors que les sons propagées par les cordes vocales qui vibrent ne sont destinées qu'à certains tympans immédiatement sauf à posséder un dispositif d'enregistrement.
Mais la grande différence ne se trouve pas là. Le message écrit agit avant tout en différé, et le récepteur n'est pas présent quand l'émetteur le compose. Les hésitations ou les corrections effectuées pendant la composition d'un message ne sont pas perçues du destinataire. Même si l'on tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, la concoction d'une phrase ou d'une idée n'a pas le même temps à sa disposition sous les doigts que sur les lèvres. Une langue réfléchie, maître du temps, est rendue propice par les doigts. S'en suit une pratique de la langue différente, une lente investigation de l'esprit qui s'interroge, imagine, pense, compose, exprime, dans les deux sens du verbe.

Mais cela c'était avant.  Avant le chat ou les SMS. La technologie a aboli cet atout de l'écriture, ce délai entre l'émission et la réception. Il est aujourd'hui possible de taper un message et d'être lu quasiment simultanément par d'autres.
Les doigts sont tenus de s'accoupler instantanément aux pensées émises, sur le mode du parlé, de l'immédiateté. Pire, la pensée s'en voit doublement raccourcie, dans la forme et dans le fond. Dans la forme, car dans ce culte à la vitesse, le nombre de lettres des mots devient un handicap, et la phonétique supplante l'orthographe au détriment du sens. Dans le fond, car la technique encore embryonnaire limite la longueur du message ( twitter, sms ), et raccourcit aussi donc la pensée. Les doigts ne sont donc plus ce qu'ils étaient et ont perdu leurs avantages... Comment les retrouver ?

L'idée de communiquer avec les doigts évoque une certaine étrangeté. Transmettre des idées ou des formules mathématiques par simple application des phalanges semble pourtant en soi impossible. Cette faculté n'advient que par l'adjonction d'un tiers matériel. Imaginons qu'un corps humain prenne la place de ce tiers matériel , que les doigts tapent directement sur la peau de l'autre et que celui ci associe une lettre à chaque emplacement de sa peau. Nous pourrions alors, grâce aux doigts, alterner caresses et phrases et rendre l'amour aussi tangible qu'audible.






samedi 3 décembre 2016

Le signe et la causalité

Quel rapport peut on trouver entre l'idée de signe et celle de causalité ?
Pour Charles Sanders Peirce, considéré comme un des fondateurs de la sémiologie, le signe est "quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport et à quelque titre ”. Le signe fonctionne donc comme un renvoi nécessaire. Le feu rouge renvoie à l'idée d'arrêter. Une idée semblable se retrouve chez Saussure, où le signe lie nécessairement un signifiant et un signifié: le son "stop" est associé au concept d'arrêter l'action en cours. Mais précisons que chez Saussure, pour le signe émis par la parole, c'est le signifiant : image acoustique, provoqué par le son, qui est apparié au signifié: concept de l'esprit. La double face du signe est donc d'ordre psychologique même si son origine et sa portée sont sociales. David Hume, en 1739, décrit aussi le même phénomène, dans le Traité de la Nature Humaine, I,III,VI:
"Ainsi parce que telle idée particulière est ordinairement adjointe à tel mot particulier, il ne faut rien d'autre, pour produire l'idée correspondante, que l'audition de ce mot, et c'est à peine s'il sera possible à l'esprit, au prix de ses plus grands efforts, d'empêcher cette transition."
Mais Hume ici n'analyse pas la question du signe, mais celle de la causalité. Un effet est lié à une cause dans l'esprit de manière comparable à celle du son d'un mot à l'idée qu'il évoque. De même il défend la thèse que nous associons plus généralement un effet à une cause sur la base d'une conjonction constante de deux objets contigus qui se succèdent, le feu et la chaleur, autrement dit par habitude de percevoir le même phénomène se reproduire entre les même objets. Dès lors quel serait la différence entre signe et principe de causalité ? 
La première différence provient de ce que si tout signe peut être considéré comme un signifiant qui cause un signifié, donc une cause et un effet, l'inverse ne semble pas vrai. Une cause qui induit un effet ne porte pas forcément le nom de signe. Le signe a une portée sociale et s'insère dans l'idée plus large de communication. N'importe quel couple cause/effet n'est pas couple de signifiant/signifié partagé socialement. Le signe implique un partage de sens dans une culture donnée.
L'arbitraire du signe, révélé par Saussure, délimite une deuxième différence. le mot "petit" et le mot "small"  n'ont aucun rapport possible, et la différence entre les langues le prouve, avec leur concept. A travers le temps ou les cultures les signifiants peuvent changer pour évoquer les même idées, ou l'inverse. Au contraire si vous changez la cause vous changez l'effet, et si vous partez d'un autre effet vous obtiendrez une autre cause. 
Mais si l'on examine plus avant ces deux différences, il est possible d'y opposer des objections. Lorsqu'on apprend par l'expérience individuelle que le feu brûle, où que l'aimant attire le fer, ne faut il pas considérer pour chacun  que le feu "est signe" de chaleur, et que l'aimant "est signe" d'attraction? Le caractère nécessaire des lois de la nature que nous apprenons par nos sens n'oblige -t-il pas à ces croyances , relatives au monde, obligatoires pour tous ? dès lors que ces croyances sont obligatoirement partagées, ne deviennent elles pas sociales ? Parallèlement à un système de signes naturels préexistant, nous aurions alors postérieurement des signes culturels.
Considérant l'arbitraire du signe, Hume justement nous apprend que ce ne sont pas les qualités particulières de tel objet, que nous ne pouvons appréhender par nos sens, qui fondent notre croyance en une relation de cause à effet, mais l'habitude de constater une conjonction de phénomène. Autrement dit cette relation n'a rien a voir pour nous avec les propriétés de l'objet correspondant à la cause, seule son apparence nous est déterminante. Un aimant peut bien prendre n'importe quelle forme ou couleur, nous lui associerons un effet d'attraction si par expériences répétées nous constatons son effet sur un morceau de fer. Tout se passe alors comme si la nature avait choisi arbitrairement les objets qu'elle nous propose, et qui deviennent des signifiants.
Ultime différence: le signe sert à communiquer entre deux sujets, alors que le rapport de causalité n'implique pas de transmettre un message. Mais quand nous interprétons un effet comme provenant d'une cause, ne sommes nous pas à l'écoute de la nature ? à comprendre ce qu'elle nous dit et nous montre ? "la nature" n'a-t-elle pas le statut de sujet communiquant ? Evidemment la culture crée ses signes, appris par une communauté, et par là les empêche d'atteindre l'universalité de ceux de la nature, mais cela n'enlève pas  à cette dernière son caractère de pourvoyeuse de signes.

Plus avant nous pouvons constater que la fonction symbolique surcharge les signes nécessaires à notre survie, que la nature nous communique. Si la fumée est une conséquence, un effet du feu, elle peut aussi être l'esprit d'un ancêtre. Si la pluie est une conséquence des nuages, elle peut être en plus un présage de fertilité pour les femmes du village. Ce métalangage est également utilisé par la pensée mythologique si bien décrite par Levi-Strauss.
Alors voilà, je cause, et je signe.