Dans une première approche il semble plus facile de considérer, par opposition, ce que nous ressentons comme étranger. Un cheveux dans la soupe, un grain de sable dans une mécanique, une tache d'encre sur une feuille blanche: un corps étranger dans un ensemble homogène conduit à délimiter ce qui est "même" et ce qui ne l'est pas. Un cheveux n'est pas "propre" à la soupe ( heureusement). "Etranger" s'affirme négativement face à "propre". Ces deux là vont ensemble, ils se font face et s'excluent mutuellement. Ce qui n'est pas étranger à la soupe lui est propre, la définition ( la recette ) d'une soupe nous y aide. Aussi bien pouvons nous repérer à l'extérieur de nous ce qui n’apparaît pas conforme à une définition, telle la soupe, aussi malaisé sera-t-il de délimiter notre propre "propre". Car les êtres ne se résument pas à des définitions, ils vivent et ressentent. Comment ressentent-ils que quelque chose appartient à leur être?
Car le "propre" a à voir avec l'appartenance : ce que j'ai en propre m'appartient. Il faut simplement constater qu'il s'agit d'un sentiment purement naturel que de savoir distinguer mes pensées et mon corps comme miens. L'exprimer forge d'ailleurs une expérience de dédoublement, dire "mon corps m'appartient" semble absurde d'un point de vue logique, puisque l'appartenance implique toujours un tenant et un tenu, un propriétaire et un bien. Un héritage du dualisme de Descartes sans doute. D'ailleurs le simple syntagme "mon corps" justifie de recevoir le même reproche. Cependant la langue impose ce genre de curiosité. Elle rapproche d'ailleurs dans certaines expressions les deux concepts, propre et appartenance. Dire "il m'appartient en propre de décider ceci ..." suppose de mettre en scène une instance de décision , celle qui parle, s'affirmant face à une autre potentiellement rivale.
Si le cheveux n'est pas le propre de la soupe, en revanche le rire est le propre de l'homme dit-on. Il y a donc un propre spécifique, qui s'exprime pour chaque individu en tant que membre d'une espèce. Le propre peut donc être pensé comme faculté commune au delà de mes particularités individuelles. Je ne peux pas, libre comme le goéland, survoler les océans en battant majestueusement des bras. Mais je peux manger du poisson, ce qui sera impossible à une laitue. Autrement dit pour des raisons biologiques et physiques certains comportements sont impossibles et d'autres sont préférables ou nécessaires, en bref certains choses "conviennent" et sont conformes à ma nature plus que d'autres, comme marcher plutôt que voler. Les animaux reconnaissent naturellement ce que propose l'environnement en adéquation avec leur nature. Ils distinguent d'emblée leurs semblables, familiers ou non, mais aussi leur nourriture ou bien les lieux qui leur sont profitables. Inversement il savent aussi ressentir et juger de ce qui leur est étranger ou susceptible de ne pas leur convenir. Il est alors possible de considérer qu'ils distinguent ce qui leur est naturellement approprié.
Nous avons donc vu que "propre" s'oppose à "étranger", qu'il est relié à l'idée d'appartenance mais aussi à celle de convenance, d'adéquation, de correspondance, et par extension à la notion d'appropriation.
oikeion ( Οικειων)
Le concept qui vient d'être exposé correspond à ce que les philosophes Stoïciens nommaient par l'adjectif "oikeion" ( approprié) et qu'ils opposaient à "allotrion" ( étranger). "oikeion" vient de "oikos" qui signifie "maison" au sens de "foyer", foyer où l'on retrouve le fait d'appartenir à un lieu et à une famille à la fois.
"L'impulsion première de l'animal, disent les Stoïciens, a pour objet de se conserver lui-même [...] en disant que la première chose appropriée à tout animal, c'est sa constitution et la conscience qu'il en a." rapporte Diogène Laërce citant Chrysippe.(DL VII, 85-86) Il poursuit :
"[...] Mais comme les animaux ont en outre la faculté d'impulsion dont ils se servent pour atteindre ce qui leur est approprié, il leur est naturel d'être menés par leurs impulsion".
Pour les Stoïciens l'animal d'emblée sait distinguer ce qui est conforme à sa nature, autrement dit son bien. Il agit par impulsion, tout comme l'enfant qui est assimilé à un petit animal avec la même évolution végétative. Mais l'homme acquiert au fil des années une faculté supérieure, la raison, qui va transformer cette capacité instinctive. La raison va supplanter ce comportement initial impulsif et lui permettre d'agir au mieux pour son bien, choisir des actions appropriées conformes à sa nature et rejeter celles qui lui sont étrangères ou nuisibles.
l'Oikéiôsis (οικείωσις)
Ce phénomène d'appropriation et d'adaptation à soi même et à sa propre nature se nomme l'Oikéiôsis et fonde pour une part l'éthique Stoïcienne. L'Oikéiôsis peut être définie comme une perception de ce qui est approprié . Contrairement à l'éthique épicurienne, l'éthique du Portique nie que le plaisir soit le premier moteur de l'agir car elle distingue l'action "qui est conforme à la nature" de la pure satisfaction. Ce qui est bon pour nous n'est pas forcément ce qui amène du plaisir comme le pense Epicure. Le plaisir n'est qu'une conséquence éventuelle de l'action conforme.
"Ainsi l'enfant qui essaye de se tenir debout et qui s'habitue à se porter lui-même, dès qu'il se met à éprouver ses forces, il tombe, et, en pleurant chaque fois il se relève, jusqu'à ce qu'il se soit exercé au travers de la souffrance à faire ce que la nature exige." dit Sènèque ( Lettres 121,6-15)
Il faut donc constater par cet exemple que nous ne recherchons pas la souffrance par elle même, mais que la fin naturelle visée, non véritablement choisie puisque contrainte par la nature, prime sur les difficultés endurées. Mais dans un second temps il s'agit, par la raison, de sélectionner les actions dans un monde plus complexe que celui de la simple évolution du corps et du maintien de sa conservation. L'ouverture au monde, la diversité des situations affrontées par l'adulte le soumet à la question du choix ( pour ce qui dépend de nous) : comment sera-t-il approprié d'agir envers les autres de manière raisonnée?
"Les Stoïciens pensent que le monde est régi par la volonté des dieux et qu'il est comme une ville, une cité, commune aux hommes et aux dieux et que chacun d'entre nous est une partie de ce monde. Il s'en suit donc que que c'est par nature que nous plaçons l'intérêt commun avant le nôtre[...]" Cicéron (Des termes extrêmes des biens et des maux, III, 62-68)
De même que nous nous conservons nous même naturellement en bonne santé, nous prenons soin spontanément de nos enfants, de nos parents, de nos amis, de notre patrie. Toutes nos actions doivent être orientées dans ce but. Délaisser nos proches ou être méchant sera contraire à la raison. Le coupable en est la passion qui nous éloigne de l'action conforme. Pour les Stoïciens l'homme est décrit comme un être raisonnable par nature, par conséquent toute passion représente un débordement qui doit être contrôlé et maîtrisé à l'avantage des autres et de nous même. L'oikeiôsis s'étend donc de l'individu, à la parentèle, et par cercle concentriques jusqu'au cosmos, lui aussi rationnel.
Le kathekon (καθῆκον)
Un être vivant aura à réaliser ses "fonctions propres" , assimilées à des actions conformes à sa nature, qui conviennent à sa conservation et à sa relation au monde, que les Stoïciens nommaient le kathèkon. Le kathèkon définit ce que doit faire la plante, l'animal ou l'être humain pour bien agir, c'est à dire de façon appropriée à la nature pour maintenir sa vie. Comme partie d'un tout, en tant qu'élément relié au monde, les actions de l'individu rationnel vont plus loin que la simple conservation et sont dirigées vers le bien c'est à dire la vertu. Elle ne sont jugées qu'à la mesure de leur intention. Il est possible d'admettre une conséquence mauvaise immédiate mais seulement en vue d'un bien futur. Agir contre la nature sera le fait d'un insensé, puisqu'il nous est donné à la naissance d'agir en accord avec elle. L'étranger à lui-même aura tôt fait de se détruire ou détruire les autres car il ne comprend pas l'harmonie et l'organisation de l'univers. A l'opposé le sage sera capable d'actions parfaites, puisque toujours rationnelles et vertueuses.
Le kathèkon est donc un devoir, ce qu'il incombe d'accomplir pour agir de façon raisonnable et conforme à la nature. Évidemment cette expression est en elle même problématique puisque cette "conformité" n'est que vaguement définie et qu'elle n'évoque pas la différence entre nature et culture.
Cette pensée Stoïcienne s'appuie au fond sur ce qui appartient à l'espèce pour définir ce qui lui est propre et que la nature lui offre d'emblée, appropriation relayée par la raison . Cela revient à chercher ce qui est commun à tous pour définir ce qui s'impose à chacun. La "vie communautaire" représente d'ailleurs une valeur essentielle de la Grèce antique. Un philosophe matérialiste, comme le sont les Stoïciens, a porté très haut beaucoup plus tard la valeur du "Commun". S'est-il éloigné des conclusions de ses antiques prédécesseurs?
La morale révolutionnaire
La révolution bolchevique nous a délivré une tout autre éthique que les Stoïciens. Elle adoptait la pensée de Marx: un homme nouveau devait surgir de l'Histoire, débarrassé de l'égoïsme bourgeois, soucieux du bien commun. La contradiction entre les forces productives et les rapports de production, devait accoucher d'une révolution et mettre à bas le monde capitaliste et ses valeurs. La "collectivisation", le "commun" atteignait le sommet de la pyramide des valeurs. Comme les Stoïciens, Marx avait aussi utilisé le concept d'"appropriation" mais pour évoquer celle des moyens de production par la classe ouvrière. Il avait aussi repris l'idée, renommée "aliénation", qu'on puisse être étranger à soi-même , décrivant le travailleur à la chaîne, dépersonnalisé, au service de la machine.
Pour fabriquer cet homme nouveau l'individu devait dans la Russie révolutionnaire sacrifier sa vie individuelle à l'objectif commun. Toute prétention individuelle était considérée comme obsolète et témoignait d'un comportement "petit-bourgeois" répréhensible. La révolution communiste fut aussi une révolution morale, car toutes les valeurs étaient chamboulées. Les nouvelles vertus se trouvaient dans le sacrifice individuel, dans l'oubli de soi, dans l'effort collectif, dans la performance productive. L'entité significative devenait "la classe", "le peuple", "les masses" et non la personne ou l'individu enclin à s'effacer et à partager. La discipline, le devoir pavaient le chemin d' une progression vers l'oubli de soi dans la direction du futur radieux de l'humanité. La "pensée correcte" définissait celle qui étaient en accord avec celles des pères de la révolution, Marx et Lénine, tout comme "l'orthos logos" des Stoïciens définissait la raison droite qui vise la vertu.
Le propre ou le commun?
Les Stoïciens ont défini le propre comme spécifique, c'est à dire commun à l'espèce. Le propre de l'homme est défini par ce que tout homme peut faire. Mais il faudrait plus justement distinguer ce que nous avons en commun naturellement, telle notre nature humaine, et ce que nous possédons en commun, tel l'air que nous respirons, l'eau que nous buvons, les poissons que nous pêchons. Il y a aujourd'hui une tension entre l'idée qu'il serait vertueux exercer librement toute action que notre nature propre nous dicte, comme celle de nous enrichir, et celle qui nous impose de préserver les biens communs de l'humanité avant tout.
Le réchauffement climatique et les insensés
Que reste-il de la morale Stoïcienne?
Du point de vue du stoïcisme nous sommes nombreux à incarner la figure de l' insensé dénué de toute vertu. Le président d'un des pays parmi les plus puissants au monde, qui a été élu par sa population, n'a eu que faire de la nature, du monde ou de la philosophie. Il a placé la conservation de sa propre richesse, puis celle de sa famille, puis celle des des cercles d'affaires US, puis celles des Républicains, puis celles des Etats-Unis au cœur de sa politique. Ces derniers ont mis en scène une société qui serait constituée d'une juxtaposition d'intérêts individuels dont l'horizon se limite à la clôture de la maison. Trump a d'une certaine manière respecté une forme d'oikeiösis mal digérée. Contre la science et le rationnel, face au réchauffement climatique ou au coronavirus, il a forgé une morale du faux: si le vrai nous désavantage alors c'est un mensonge, pensée qui atteint le sommet de l'irrationnel. Cet insensé n'a pas compris que le premier devoir de l'être humain est sa conservation, celle de son espèce, et celle d'un équilibre environnemental qui lui convient. Continuer à ignorer les signaux naturels, adopter une morale pour laquelle un bien immédiat pour l'un s'affranchit des conséquences néfastes pour les autres, revient à s'écarter de la prudence, de la vertu, du devoir de tout être humain pour qui la sagesse prime sur la folie. Agir par impulsion, pour l'immédiate satisfaction, caractérise l'animal et l'enfant, pas l'adulte raisonnable.
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