jeudi 27 janvier 2022

Pour une mouche un nuage est il une chose?

  La pensée scientifique tient pour acquis un certain réalisme. Un monde réel existe, déterministe, qui enchaîne des causes et des effets orchestrés par des lois et des théorèmes qui permettent de prédire des évènements. Et ceci indépendamment de l'observateur, comme le pensait Einstein.

 Mais qu'en serait-il de l'existence des causes, des effets, des lois physiques et des évènements dans un univers dénué d'humains? Le monde continuerait d'être ce qu'il est, mais la vision que nous en avons disparaîtrait en même temps que l'existence de l'humanité. Plus de causes, plus d'effets, plus de déterminisme, plus d'évènements, plus de science, fini tout cela. Juste une nature qui "passe" comme la décrit A. N. Whitehead dans "Le concept de Nature".

 Nous découpons la réalité à coup de concepts qui nous permettent de penser et communiquer. Mais ces concepts n'ont de réalité et de signification que pour nous, les humains. La mouche peut tout à fait vivre sans connaissance du concept de cause. Sa réalité n'est pas médiatisé par le langage, et son monde perçu doit énormément différer du notre.  D'où la question: pour une mouche un nuage est il une chose? certainement non, Mais pour autant son monde est-il moins réel que le nôtre? J. Von Uexküll développe cette idée dans "Monde animaux, Monde humain". Il compare le monde perçu des abeilles et des tiques à celui des hommes. Assurément un univers très différent résulte de la perception propre à chaque espèce. Pour nous la couleur du ciel est bleue et les jonquilles sont jaunes, mais pas pour les abeilles ni pour les tiques. A tel point qu'il est possible de dire que chaque espèce possède son propre univers. A quoi les réalistes répondront qu'il y a pourtant un substrat commun. Sans quoi l'abeille qui pique le doigt n'aurait pas de doigt à piquer si le truc dans lequel elle enfonce sont dard n'était pas aussi bien pour elle que pour moi, mon doigt. Et oui, ça pique. Toujours est-il qu'il nous reste inconcevable d'imaginer ce que que vivent les animaux, comme l'exprime Thomas Nagel dans "Ça fait quoi d'être une chauve-souris?". Remarquons que les chauve-souris parcourent le monde munies d'une sensibilité plus proche de celle du sous marin que de celle notre espèce.  Notre monde est-il plus vrai grâce à notre vision ou le leur grâce à leur sonar? Ou bien la perception n'est-elle toujours qu'une médiation? Sextus Empiricus dans ses "Esquisses Pyrrhoniennes" résume  la vision des Sceptiques:

[..] Chaque chose apparaît relativement à tel animal, à tel humain, à tel sens, et cela selon telle circonstance- et à ce qui est observé en même temps - [...]

Il faudrait même poser la question : "mais quelle chose?", la chose de la mouche ou de la tique diffère du tout au tout de celle des autres espèces. La chose de l'araignée, par exemple, n'est pas la mouche qui bouge vue sur la toile, mais un certain mode de vibration de cette même toile, comme l'ont démontré les scientifiques. La chose de la chauve-souris résulte d'une certaine fréquence d'ultrason.

 Alors comment identifier cette réalité commune qui apparaît à chaque espèce vivante tellement différente? que peut-on en dire qui ne soit pas l'expression particulière d'une perception? Nous, les humains, fidèles à l'héritage mécaniste de Descartes, répondons à cette question par une réduction: la science réduit le monde à un ensemble de caractéristiques physiques objectives exprimables par l' étendue, la figure et le mouvement. Par conséquent la couleur est subjective, et  n'est identifiée objectivement qu'à la longueur d'onde de la matière qui réfléchit la lumière dans le système visuel du percevant. La couleur, dit la science, pour de vrai c'est une grandeur, point final. L'objectivité prétend se débarrasser du sujet, de ses travers, de sa sensibilité particulière, alors que la science est humaine! La science rabat le monde sur ses théories. Le monde sera ce que nous pensons qu'il est, alors que nos pensées ne sont que des représentations. L'adéquation de ces représentations avec le monde réel, c'est à dire la vérification expérimentale, sera le critère de la théorie valide. Sauf que la vérification expérimentale passe, de façon tout à fait nécessaire, par nos sens et notre pensée d'humains. Le raisonnement qui amène à penser que la couleur  ne serait au fond vraiment qu'une grandeur, Whitehead appelle cela la "bifurcation de la nature" et il n'en pense pas du bien...

Revenons à l'onde, qu'est ce qu'une onde sinon un concept? Nous poussons simplement le bouchon un peu plus loin en prétendant à l'objectivité mais restons captif du discours,  discours qui devient inopérant pour l'imperceptible. Par exemple la physique quantique a découvert au début du siècle la dualité onde-particule de ce que nous pensions être les éléments ultimes de la matière. Mais personne ne visualise mentalement ce que peut être une onde qui soit en même temps une particule. Une onde rappelle une vague et une particule une bille, mais quelle est notre expérience d'une onde-particule? nulle. Le réel dans l'infiniment petit, tout comme dans l'infiniment grand se montre alors, en plus d'être insensible, inintelligible.

  Ce que nous appelons "la réalité" reste un discours, une pensée humaine. C'est pourquoi certains physiciens (l'école de Copenhague: Bohr, Heisenberg...), se sont détachés de la conception d'Einstein. Ces physiciens pensent que nous ne pouvons plus  prétendre décrire ce qu'est la réalité, en dehors des appareils qui la mesurent. Le discours scientifique pour eux doit se limiter à des affirmations d'observation et de prédiction, sans interprétation sur ce qui se passe "en réalité" derrière les mesures. Un électron sera à tel moment, à telle position, à tel pourcentage de certitude, voilà ce que disent les équations. Mais la science ne s'engage pas plus loin pour affirmer où il était quelques instants auparavant reléguant ainsi aux poubelles de l'histoire de la science le modèle de Rutherford décrivant l'électron comme une planète tournant autour de son noyau .

 Par ce raisonnement l'école de Copenhague, qui s'opposait à Einstein, retrouve la pensée Kantienne : nous n'avons de réalité communiquée par l'expérience que celle des phénomènes qui nous apparaissent. Quant à ce que sont vraiment les choses ( Ding an sich : la chose en soi)  impossible d'en dire plus. Nous ne pouvons qu'établir des théories raisonnables qui corroborent nos observations.

 Avançons d'un pas de plus. S'il n'est pas possible de vraiment penser le réel, ses objets, ses changements, autrement qu'en enchaînant des représentations plus ou moins homologues à ce nous supposons être le comportement de la nature, que peut-on dire des gens et de ce qu'ils pensent à l'intérieur d'eux même? Nous voyons des visages, des enveloppes externes, des formes qui se meuvent, qui parlent, mais que sait-on de la fantastique machine interne de nerfs, de muscles, de peau, de sécrétions diverses, qui amène ces formes à rire à pleurer à aimer?

Et comment pouvons nous nous accorder sur l'idée de "fait" en dehors de la réduction opérée par la science qui voit tout comme grandeur et mouvement? Nietzsche niait que ce fut possible : "il n'y a pas de fait en soi, ce qui arrive est un groupe de phénomènes, choisis et groupés par un être qui les interprète. ".  Nous sommes tous  des mouches les uns pour les autres. Une chose pour moi n'est pas forcément une chose pour toi. Et de cette chose pour moi je ne peux rien dire de ce qu'elle est en soi.






 



 


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