A deux reprises récemment, sur Twitter et face à Fabien Roussel sur France 2 le 24 Mars 2022, Sandrine Rousseau explique "le privé est politique". Pour situer le contexte il s'agit de prendre exemple sur les violences conjugales, qui autrefois étaient considérées comme appartenant à la sphère privée et maintenant jugées devant les tribunaux, pour rendre délictuelles les inégalités de participation aux tâches ménagères dans le couple.
La politique est ordinairement défini comme la gestion de la "polis", la cité-état grecque antique et par extension cette notion détermine ce qui est relatif à l'organisation ou la gestion d'une communauté ou de la société. Par essence elle concerne donc une collectivité dont les individus ont pour objectif de vivre ensemble.
Le privé semble donc, en première analyse, antinomique de la politique dans la mesure où il s'agit de considérer les actes ou pensées d'une personne dans son milieu de vie individuel ou familial. le nom "privé" ( on dit "le privé") vient du latin "privatus" qui signifie "particulier", "propre", "individuel". Quand au verbe ou à l'adjectif il signifie "séparer" ou "isoler". Pour Aristote le contraire de la possession c'est la privation. Se dégage donc l'idée que la sphère, ou la bulle privée sépare du monde, de la collectivité, pour conserver en silence et à l'abri une partie de sa vie que l'individu ne veut pas voir exposée au monde. Cette notion semble proche de celle d'intimité, qui vient de "intus": dedans. Car dedans évoque un dehors dont il est séparé comme un contenant dans un contenu. Au contraire ce qu'un individu veut partager , et faire savoir, devient "public". Pour autant peut-il vouloir accomplir tout ses désirs et agir en totale liberté dans le privé?
Commençons par considérer l'espace privé comme subordonné et dominé par un espace sociétal global. Il est évident qu'un individu, dans le public ou dans le privé, reste soumis à la loi et doit donc répondre, y compris dans son domicile, de tout crime ou délit qui s'y produit. Mais la notion de délit ou de crime peut évoluer dans le droit. Les sociétés et les mœurs changent, les relations domestiques n'y échappent pas. Considérons par exemple la correction physique des enfants. Elle a paru pendant des siècles naturelle : donner une taloche à un gamin pour le sanctionner semblait aller de soi. Il est maintenant admis qu'il faut abandonner cette pratique néfaste pour l'enfant. Il y a peu les moyens d'éduquer les enfants étaient laissés à l'appréciation des parents, donc appartenaient à la sphère privée. Plus loin encore les enfants appartenaient corps et âme aux parents. Nous constatons que la connaissance apportée par les psychologues a pour conséquence un changement de sensibilité et de regard sur la famille et le monde des plus jeunes. De même pour l'activité sexuelle du couple : on considérait qu'un mari pouvait imposer un rapport à sa femme y compris de force, aujourd'hui c'est un viol. Ces transformations résultent de luttes politiques, essentiellement portées les femmes. La revendication d'égalité homme-femme a imposé que les rapports changent globalement dans tous les compartiments de la société, y compris dans le domaine privé. Remarquons cependant que les nouvelles méthodes d'éducation des enfants ( prescription de toute violence physique y compris gifle ou fessée), qui concernent en particulier le domaine privé, ne semblent pas résulter d'une lutte politique mais bien plutôt de recherches des psychologues et psychanalystes. La famille elle même, qui forme la charpente de cet espace privé, se recompose. On ne vit plus avec les aïeux et les enfants provenant d'autres liaisons peuvent être amenés à habiter sous le même toit.
Que peut-on en tirer comme conclusion ? que la politique et le sentiment d'injustice peuvent faire changer les mœurs, que le droit évolue en conséquence, que ce qui était auparavant autorisé ( dans le silence de la loi) mais immoral ( battre sa femme ou son enfant) ne l'est heureusement plus. La vie privée n'est donc pas un rempart infranchissable, une tour d'ivoire où il serait possible d'agir comme bon nous semble . Le privé ne peut se revendiquer figé et se montre donc perméable aux changement sociétaux, d'ailleurs les individus dans leurs choix privé sont "situés" comme dirait Sartre, ils ont une origine et subissent l'influence de leur langue, de leur culture, de leur aïeux etc.
Mais loin de penser le privé, en particulier la famille, comme soumis à une instance supérieure, certains pensent au contraire que la société dans son ensemble ne serait qu'un élargissement d'une famille "matrice", qu'une construction à l'image ce que qui se passe à l'intérieur de l'espace domestique. C'est la vision d'Aristote dans "La politique": par nature la famille s'assemble et donne naissance au village puis à l'Etat. Le père de famille règne comme un roi dans son royaume et donne le modèle de la façon de gouverner un Etat. La séparation entre privé et public apparaît alors beaucoup moins nette. Mais une société peut aussi bien résulter d'une addition des comportements individuels ( Individualisme méthodologique de Weber) que de l'effet du holisme ( Durkheim), qui s'impose alors à leur insu aux individus. Le privé est donc traversé dans les deux sens et n'est pas étanche à la société , il est à la fois matrice et façonné. Cela nuance quelque peu la définition initiale, le privé devient alors non pas une sphère opaque et hermétique , mais un abri qui quelque fois peut-être visité - par exemple par des assistantes sociales- , dans lequel s'insère parfois le regard de la société. N'y vivent pas des extra-terrestres coupés du monde mais des individus sociaux qui relèvent des mêmes lois qu'à l'extérieur. Mais un abri visitable n'est pas un abri transparent, celui qui vient d'acquérir une maison s'empresse d'y faire grandir une haie dans son pourtour, et d'y mettre des rideaux aux fenêtres.
Grâce à cette absence de transparence, il est permis (et parfois recommandé et salutaire) de faire en privé des choses interdites ou sujettes à conséquences néfastes dans l'espace public. Se promener nu, décoiffé ou pas lavé , insulter son patron ou taper sur son effigie, boire de l'alcool, roter, dire du mal des autres, chanter à tue tête, pleurer, jouir etc. Donc le privé forme un espace secret où l'on se débarrasse des oripeaux des convenances et de l'hypocrisie parfois nécessaire pour la vie en société ( dire bon-jour lorsqu'on en pense pas un mot). Il définit un espace de liberté une fois admis qu'il reste soumis aux lois, une façon de vivre pour soi. Une liberté plus grande qu'en société puisque débarrassée de certaines règles. L'espace intrafamilial privé représente une sorte de micro-société où sont imaginées de nouvelles lois spécifiques, l'heure à laquelle on déjeune ou dîne, ce que l'on mange, à quelle heure se couchent les enfants et plus généralement quelle éducation leur est donnée, comment se répartissent les tâches, qui nettoie quoi, où part-on en vacances ...
Nous y voilà : cette société en réduction est bien régie par une sorte de politique gouvernant ce petit peuple domestique. Mais le politique en question dans cette cellule familiale revendique l'autonomie et n'a à voir avec le "Politique" avec un grand P que pour autant qu'il respecte la loi positive. En ce sens nous pourrions avancer que "le privé est politique". Mais S.Rousseau ne vise pas cette signification, la sienne est bien plus large.
Elle signifie qu'à l'intérieur de l'espace privé, dans la famille nucléaire, la femme est opprimée par un modèle de société politique gouvernée par les hommes. Autrement dit qu'il existe une fiction d'espace privé "libre" où se reproduit en fait la domination patriarcale que l'on trouve partout ailleurs. Ainsi le privé ne devrait pas constituer un abri hors du champ politique pour des pratiques que les féministes réprouvent. Mais il serait aussi possible d'expliquer, en allant du bas vers le haut comme Aristote, que c'est parce que le patriarcat opprime les femmes dans leur ménage qu'elles sont réduites à la portion congrue dans les instances de pouvoir de l'espace public et que ce qui se passe dans la société n'est qu'un miroir du privé. Dans ce cas il ne s'agit pas d'en conclure que le privé est politique mais que le politique, comme l'explique Aristote, est construit sur les valeurs du noyau initial du privé. Aussi faut-il pour changer la société modifier les rapports intrafamiliaux.
Le problème de ce slogan c'est sa généralité qui en fait annihile la définition de "privé". Si tout est politique dans l'espace privé, plus rien n'est secret, et surtout il devient possible de légiférer sur tout, le "silence de la loi" disparaît . Plus rien n'est propre, particulier, personnel. Toute les libertés associées au privé, qui fondent son utilité et le rendent nécessaire à la vie, disparaissent puisque soumises au débat public. Dans les kommunalka russes de la révolution russe les appartements sont partagés entre plusieurs familles qui proviennent d'origines différentes. Il est possible de voir les livres que vous lisez, quelles sont vos relations etc. et donc de savoir si vous respectez la ligne officielle du parti. Si le privé est politique alors on peut légiférer sur l'espace privé, sur TOUT l'espace privé. Le moindre espace de liberté peut être soumis au regard de tous et vous condamner à la prison si vous déviez. D'où la proposition de S.Rousseau, que les bolcheviks auraient appréciée, de considérer comme un délit le fait de ne pas participer aux tâches ménagères. Rousseau avait écrit sur l'origine des inégalités, son homonyme contemporaine voit des inégalités partout où se logent des différences. Le totalitarisme a pour caractéristique d'asseoir sa domination sur absolument tous les compartiments de la vie, y compris les pensées et leur expression. Aller chercher une absolue égalité dans les tâches ménagères sous peine de sanction pénale revient à nier un espace privé nécessaire à tous les couples qui peuvent décider eux même comment arranger leur vie intime. Le parallèle avec les violences conjugales n'est évidemment pas possible. Ne pas passer l'aspirateur n'est pas un crime et n'occasionne pas de souffrance mentale ou physique. Tout dans un couple ne peut être jugé à l'aune de l'égalité, l'amour n'est pas une relation équitable et souvent l'un aime ou désire plus que l'autre: faudra-t-il exiger une juste répartition devant les tribunaux? A poursuivre sur la même pente absurde et inquisitrice il faudrait légiférer pour alterner équitablement qui, dans l'amour, se trouve au dessus ou en dessous. "Le privé est politique" est un slogan totalitaire et absurde.