vendredi 9 mai 2025

La démocratie menacée par le peuple

Nombreux dans l’histoire sont ceux qui ont décrit les dangers de la démocratie. Platon y voit un système dans lequel la liberté, qui la mène à sa perte, l’emporte sur toute autre considération alors que Tocqueville constate que c’est l’exigence d’égalité qui prime dans l’Amérique révolutionnaire et la met en péril. Aujourd’hui avons raison de croire que tous ces dangers sont écartés ?




Les Athéniens




A Athènes, la « constitution démocratique », le pouvoir donné au peuple (demos/peuple, cratos/pouvoir), est fortement critiquée en particulier par Platon. Dans « La République » au chapitre VIII [562] il décrit la tyrannie comme suite naturelle de la démocratie, car les citoyens rendus fous d’égalité et de liberté ne peuvent que rendre finalement la cité ingouvernable. La survenue d’un tyran paraît alors la seule issue possible pour le retour à l’ordre :


« -eh bien, n’est ce pas justement l’appétit insatiable de ce que la démocratie considère son bien qui va la conduire à sa perte ?
-qu’est ce qu’elle considère à ton avis comme son bien ?
- la liberté répondis-je
[…]
- Quand une cité gouvernée démocratiquement et assoiffée de liberté tombe par hasard sous la coupe de mauvais échansons et s’enivre du vin pur de la liberté, dépassant les limites de la mesure, alors ceux qui sont au pouvoir, s’il ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, elle les met en accusation pour les châtier comme des criminels et des oligarques.
[…]
- Vois, par exemple, quand le père prend l’habitude de se comporter comme s’il était semblable à son enfant et se met à craindre ses fils, et réciproquement quand le fils se fait l’égal de son père et ne manifeste plus aucun respect ni soumission à l’égard de ses parents.
[…]
et nous allions presque oublier de mentionner l’égalité de droits et la liberté qui ont cours dans les rapports entre les femmes et les hommes, et entre les hommes et les femmes. »



Pour Platon la société toute entière et même un type d’homme « l’homme démocratique » sont responsables de cette anarchie, de ce délitement moral, cette fuite de toutes contraintes. C’est bien parce que cet homme place la liberté plus haut que tout qu’il désire un régime qui lui correspond et lui accorde la vie la plus libre possible. Le philosophe vilipende ce mode de pensée car pour lui la liberté n’est pas une vertu, comme le sont prudence, tempérance, justice et force, les quatre vertus cardinales. Si gouverner c’est viser le Bien pour la cité l’objectif ne peut être atteint s’il se résume à la liberté et à l’absence de maître, au contraire cela conduit à ne plus respecter les lois et rendre la cité ingérable. Le retour de bâton est donc inévitable.


« Il est dès lors vraisemblable, repris je, que la tyrannie, ne puisse prendre forme à partir d’aucune autre constitution politique que la démocratie, la servitude la plus étendue et la plus brutale se développant, à mon avis, à partir de la liberté portée à son point le plus extrême. »


Le lecteur d’aujourd’hui trouvera les propos de Platon tellement décalés avec la pensée moderne, en particulier sur le droit des femmes, qu’il aura la tentation d’invalider l’ensemble du discours. Pourtant il reste qu’un mode de gouvernement ne peut être totalement détaché des mœurs des gouvernés et que ces derniers souhaitent toujours qu’il reflète leurs désirs et mode de vie. Or si la liberté continue d’être la valeur phare, au moins en occident, il est vrai qu’elle pose un problème si elle se veut infinie. Toute société nécessite des projets et efforts communs. Nous poserions de nos jours le problème autrement, sous l’angle de la critique de l’individualisme: si l’individu met sa personne et ses désirs au centre qu’en est-il du projet collectif et de la société dans laquelle il vit ? Que sera le gouvernement si le politique évite toute forme d’horizon commun, de projet contraignant, de discours sur l’effort ou le courage, et ne reflète que les désirs immédiats du peuple : un gouvernement « démocratique » populiste qui brosse le peuple dans le sens du poil. Un problème de nos jours reflète cette difficulté, et l’affrontement entre les exigences de liberté et d’égalité : les déserts médicaux. Les étudiants en médecine réclament la liberté de s’installer où ils veulent alors que le gouvernement planche sur une loi qui répartirait mieux les nouveaux médecins sur le territoire en leur imposant une affectation.

Il est beaucoup plus facile et admis de nos jours de critiquer l’individualisme que la liberté, il s’agit pourtant bien du même problème que celui qu’évoque Platon : une impossibilité de se fondre dans une cité en plaçant ses propres désirs comme horizon ultime face à tout intérêt collectif qui apparaîtrait supérieur. Or parmi ces désirs et avec la liberté, l’égalité arrive en très bonne place chez les modernes en particulier depuis la révolution américaine.







L’Amérique de Tocqueville




En 1830, cinquante-cinq ans après la révolution américaine Tocqueville voyage en Amérique et écrit le premier chapitre de sa « Démocratie en Amérique ». Il y narre, page 104, la passion des américains pour l’égalité :




« Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l’égalité qui excite les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à élever les petits au rang des grands ; mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsions rapide et par efforts soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre ».




Nous sommes loin de « l’homme démocratique » de Platon qui place la liberté au dessus de tout. Tocqueville au contraire craint que cette passion égalitaire des migrants européens ne fasse disparaître toute liberté. Il est vrai que la société américaine formée de protestants provenant de pays différents a peu de chose à voir avec la cité antique perpétuellement en guerre dans laquelle les esclaves et les femmes n’avaient pas de rôle politique. Pourtant Tocqueville arrive à la même conclusion que Platon dans le dernier chapitre du deuxième tome, page 439, là où Platon prédisait le danger de la tyrannie, Tocqueville redoute le despotisme :




« Je crois qu’il est plus facile d’établir un gouvernement absolu et despotique chez un peuple où les conditions sont égales que chez un autre, et je pense que, si un pareil gouvernement était une fois établi chez un semblable peuple, non seulement il y opprimerait les hommes, mais qu’à la longue il ravirait à chacun d’eux plusieurs des principaux attributs de l’humanité.

Le despotisme me paraît donc particulièrement à redouter dans les âges démocratiques. »



Tocqueville comprend bien que l’exigence d’égalité s’imposera dans les siècles à venir, mais il veut sauver la liberté qu’il considère menacée. Il remarque que le pouvoir démocratique, afin d’y garantir l’égalité, s’insère dans les moindres aspects de la vie des citoyens et par la même réduit leur libre arbitre. Ils prennent l’habitude d’une vie réglée au millimètre réduite au noyau familial d’où disparaît l’initiative, l’originalité et l’enthousiasme.




« Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étant ses bras sur la société toute entière ; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point , il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »




Toute ressemblance de cette description avec l’Union Soviétique ou l’Union Européenne ne serait que le fruit du hasard... ou pas. De fait le citoyen européen est bien plus libre que son cousin sous le joug bolchevique mais l’omniprésence administrative et réglementaire de l’Europe lui est reprochée régulièrement et elle ronge les libertés individuelles mais aussi les autonomies nationales.




Adieu la vertu




Il faut remarquer que Tocqueville ou Platon n’évaluent pas la démocratie en fonction d’un mode de scrutin ou de la représentativité du peuple dans les organes de pouvoir, ce qui nos jours nous préoccupe principalement, mais jugent plutôt d’un état d’esprit, ou même de la psychologie des citoyens. Il est notable de constater qu’aujourd’hui, contrairement à la cité antique, il n’est absolument plus question de vertu ( au sens de qualité) en ce qui concerne ces derniers. Il est juste exigé du citoyen lambda qu’il se rende aux urnes, et il lui est éventuellement conseiller de militer dans un parti ou un syndicat. Mais de ses qualités propres il n’en est jamais fait mention, ce sujet n’est plus à l’ordre du jour. Seules trois sphères : sportive, religieuse et professionnelle, assignent au compétiteur, au fidèle et au travailleur des objectifs d’amélioration. Il faut travailler à sa vitesse et à son VO2Max, à être meilleur croyant pour atteindre le paradis et à se plonger dans le développement personnel pour mieux réussir professionnellement. Mais devenir meilleur au sens des vertus cardinales : plus courageux, plus tempérant, plus prudent, plus juste et ajoutons plus éduqué et donc meilleur citoyen il n’en est guère question. Personne ne recommande d’étudier l’histoire ou l’économie pour que le vote soit éclairé par un minimum de connaissances.

Or Platon le disait déjà dans la République, l’homme qui vise la vertu doit parfaire son éducation pour espérer progresser au moyen d’exercices pour le corps et pour l’esprit. Il est facile de concevoir qu’un peuple ignare qui ne vise aucune perfection ne pourra choisir que des mauvais dirigeants, ou en d’autres termes, comme l’exprime cette citation attribuée à Condorcet :


« La démocratie sans l’éducation, c’est la dictature des imbéciles ».


Les Etats-Unis, et plus précisément le camp Maga, ont fait la preuve qu’ils recueillaient le plus grand nombre de complotistes, de climato-sceptiques, ou de votants non diplômés crédules. Que le président élu soit le plus stupide jamais arrivé au pouvoir n’est donc pas une surprise, ni que ses premières attaques soient dirigées vers le monde scientifique, le seul qui décrit le monde réel indépendamment des opinions. La haine des élites qui s’est propagée avec Trump aux Etats-Unis ou précédemment en Union Soviétique fait résonner aujourd’hui la phrase de Tocqueville citée plus haut.



« mais il se rencontre aussi dans le cœur humain un goût dépravé pour l’égalité, qui porte les faibles à vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté »


La dictature de la majorité





Les Etats-Unis en sont la preuve : rien n’empêche une démocratie d’être injuste et de prendre des mauvaises décisions pour le genre humain. Démocratie n’est pas synonyme de vertu. Telle qu’elle est conçue aujourd’hui, une fois les élections terminées, la volonté majoritaire s’impose pour plusieurs années. La séparations des pouvoirs n’est pas suffisante pour interdire au pouvoir un comportement immoral : Trump était condamné et il est devenu président. Il a libéré des émeutiers qui ont attaqué le capitole. Il a fait expulser un migrant alors que la justice avait interdit la mesure. Dans la guerre Russie-Ukraine il a pris parti pour l’agresseur. Il est sorti de l’accord de Paris pour limiter le réchauffement climatique, etc.

Autrement dit le peuple souverain, celui qui définit la démocratie, peut très bien conduire un pays vers la catastrophe, tout en conservant un état de droit, la liberté et l’égalité. Le peuple n’épargne pas ses critiques à la classe politique en lui reprochant immoralité, corruption et bien d’autres défauts, mais ne se regarde jamais dans le miroir. Alors que Rousseau invoquait l’idée, dans le contrat social, de prise en compte de l’intérêt général comme d’une nécessité pour chacun, il faut bien constater qu’une majorité aujourd’hui ne songe qu’à son intérêt propre ou à celui de sa famille ou de sa corporation. La vie politique française n’est qu’une suite ininterrompue de conflits corporatistes dans lesquels non seulement les répercutions sur la population ne sont pas ignorées mais plutôt recherchées : grève de la SNCF, des contrôleurs aériens, des taxis, des VTC etc. au moment où la population part en congé. Les grèves dans les raffineries ou le RER sont des mouvements sociaux déclenchés par quelques centaines de travailleurs qui en affectent des millions. La prise d’otage devient le modus operandi du conflit social et « après moi le déluge » définit la règle appliquée par tous. Le vote aux législatives, conçu comme un vote national (avec des représentants régionaux), devient une foire aux enchères locales avec sélection du mieux-disant sur les avantages qu’il obtiendra pour le département. Le vote à la présidentielle revient à choisir le candidat qui représente le mieux MES intérêts. Les paysans choisissent sur la même base, ainsi que les retraités, les chasseurs, les chômeurs, les immigrés, les jeunes, les actifs, etc. Très peu se soucient de l’intérêt général. Les démocraties deviennent des archipels.




Le problème




Le problème de la démocratie ne se trouverait donc pas dans ses modalités, dans son personnel politique, mais dans le peuple lui-même qui considère la démocratie uniquement comme un guichet, un endroit où l’on exerce ses droits, où l’on vient chercher son dû et non un avenir à construire, un projet, un effort sur soi-même, un horizon collectif partagé dans lequel il faut rechercher la tempérance, le courage, la justice et la prudence, au sens aristotélicien d’une vertu organisatrice qui choisit au mieux les moyens pour aboutir à ses fins, une sagesse pratique qui tire parti de la contingence. Chacun sait se battre pour la liberté ou l’égalité mais ce faisant oublie le cadre dans lequel elles s’exercent : le pays et ses intérêts. Le votant, et encore moins l’abstentionniste, ne se sent pas obligé d’acquérir un vrai statut de citoyen éduqué apte à faire des choix éclairés pour tous et non seulement pour lui-même. La carte d’électeur lui suffit et le plus souvent l’esprit critique reste au vestiaire. La sécularisation a abandonné à la religion l’idée d’un homme qui progresse, qui s’améliore. Pourtant Rousseau, dans le «Discours sur les origines et les fondements des inégalités parmi les hommes» témoigne d’une des caractéristiques de l’être humain, qui lui a permis de progresser au fil des siècles, qu’aucun animal ne possède : la perfectibilité.




"Mais quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelque mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans."




Le plus gros danger pour la démocratie, outre l'extrême droite, pourrait bien être le peuple, composé de citoyens du monde sans racines qui ne regardent que leurs doigts de pied et leurs propres affaires. Un citoyen détaché de toute attache qui vit dans son pays comme un locataire dans un appartement dont il n’a cure et non comme un copropriétaire dans un immeuble dont il cherche à améliorer les parties communes pour le bien de chacun en se formant si nécessaire pour comprendre comment les entretenir au mieux. Un citoyen qui déteste les lois et réclame de pouvoir faire tout ce qu’il veut à l’intérieur de sa location jusqu’à haïr et traiter de menteur les ingénieurs et architectes qui estiment que l’immeuble est en péril. Bien entendu il préférera croire le bonimenteur qui affirme que la rénovation ne nécessite que quelques coups de pinceau.

mercredi 19 février 2025

Induction et complotisme


 Il y a trois mamelles au complotisme. L’une sécrète une causalité imaginaire, la seconde produit un raisonnement par induction et la troisième alimente une pensée finaliste. Les enfants nourris à ce lait inclinent à identifier des processus occultes conduits par des cerveaux machiavéliques. Deux philosophes ont développé une pensée originale sur la causalité, l’induction et le finalisme : David Hume et Emmanuel Kant. Après un détour pour les évoquer nous reviendrons sur ceux qui voient les complots partout.


La causalité fragile


Si  telle action est suivie régulièrement de tel phénomène identifiable il est aisé de penser qu'elle en est la cause. Cette tendance se rencontre chez tout être humain et David Hume l'a très bien décrite au XVIIIe dans son "Traité de l'entendement humain" au chapitre V. Il imagine les réactions d’une personne percevant le monde pour la première fois :


« il est sûr qu’elle observerait immédiatement une succession continuelle d’objets et verrait qu’un évènement vient après l’autre ; mais elle serait incapable de rien découvrir de plus. Aucun raisonnement ne serait en mesure de lui suggérer du premier coup l’idée de cause et d’effet, puisque les forces particulières par lesquelles se font toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais aux sens et qu’il n’est pas raisonnable de conclure de cela qu’un seul évènement, dans un cas, en précède un autre, que l’un est la cause, l’autre l’effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. »


Il observe que bien que « sans la connaissance de la force secrète par laquelle un objet en produit un autre » cette personne, si des évènements se succèdent et sont « constamment » joint ensemble , saura alors inférer « immédiatement l’existence d’un objet à partir de l’existence de l’autre ».

Hume, de façon contre-intuitive, avance que ce mécanisme est à l’origine de notre identification de la causalité, et qu’il est essentiellement le produit de la « coutume », de l’habitude. Mais aussi qu’il s’agit d’une opération qui provient uniquement de l’esprit qui associe un effet à une cause sur la base de leur succession habituelle. Il faut ajouter que ce que nous nommons « cause » et « effet » sont des partitions du monde, des extractions arbitraires de faits sélectionnés qui nous intéressent parmi les milliers d’autres que nous percevons. « Cause » est d’ailleurs polysémique, il est employé aussi bien pour décrire les phénomènes naturels à base d’objets inertes que les motivations des êtres vivants, que l’on nomme aussi « raison ».

Si par exemple ma voisine d'en face ouvre ses volets tous les matin de l'année juste après que les cloches ont sonné à 8h, je peux me dire que son comportement est réglé par les cloches, et former une théorie : Mme Bernot ouvre ses volets parce que les cloches sonnent. La cause: les cloches, l’effet : l’ouverture des volets. Quand Hume évoque « la force secrète » inconnue, il vise juste. Rien en effet, en pure logique, ne justifie cette causalité perçue, il peut s’agit d’une coïncidence. Rien ne prouve en effet que Mme Bernot ouvre ses volets parce qu’elle a entendu les cloches, que telle est la cause ou la raison de son action. Il se peut par exemple que son petit fils, qu’elle garde, arrive à 8h15 et qu’elle désire que l’appartement soit clair quand il arrive et que pour cela elle mette le réveil. Peut être est-elle sourde et que réveillée chaque jour à 8h elle jette un coup d’oeil par la fenêtre pour vérifier que les éboueurs sont passés, où tout simplement elle veut voir le temps qu’il fait tous les jours à heure fixe. Autrement dit la régularité de la succession ne nous donne aucun élément logique sur la raison de cette contiguïté spatiale et temporelle. Un feu génère de la fumée, la flamme de la chaleur, l’eau bout quand elle est chauffée… Notre esprit rapproche ces faits et les range sous la rubrique « causalité » sans que nous sachions ce qui se passe réellement. Ce principe est si naturel qu’il nous est caché et que seule la force de la pensée permet de le décortiquer comme le fait le philosophe écossais. Il faut être franc et admettre que sans ce mécanisme de l’esprit nous ne saurions pas évoluer dans le monde, mais aussi qu’il est un peu hasardeux de croire que la simple répétition de deux phénomènes successifs puissent se renouveler ad vitam eternam. Pourtant c’est ce principe, l’habitude, la coutume, qui nous détermine.


« cette hypothèse semble même être la seule qui explique pourquoi nous tirons de mille cas une inférence que nous ne sommes pas capables de tirer d’un cas unique, pourtant semblable à tous égards. La raison est incapable d’une telle variation. »


observe justement Hume. Ce n’est pas la raison qui est à l’œuvre, puisque le principe qui relie la cause et l’effet est inconnu, seule la conjonction répétée nous conduit à associer la cause et l’effet.


« toutes les inférences tirées de l’expérience sont les effets de la coutume et non de la raison »


assène-t-il en dissociant deux aspects de notre esprit. Nous aurions donc deux modes de pensée, l’un qui construit logiquement des théories non directement issues de l’expérience(*): la raison dotée de sa puissance logique. L’autre qui projette la causalité et élabore des règles tirées de l’expérience sensorielle vécue, qui n’est pas nommé par Hume mais que Kant appelle l’entendement. Pour Kant la causalité évoquée par Hume est incomplète. Car Kant la définit comme un schème « a priori » de l’entendement , c’est à dire présent dans notre esprit avant même toute expérience vécue. Sans la causalité appliquée à notre perception des choses, le monde serait un chaos sans nom, sans queue ni tête. Elle sert, ainsi que le temps et l’espace qui forment notre sens interne, à ordonner les évènements que nous percevons. Elle fournit un schéma, un cadre, à notre perception, elle explicite le divers que nous captons.


L’induction


Par un mécanisme semblable à celui évoqué par Hume pour la causalité (la succession répétée d’évènements que nous lions ensemble), nous forgeons des généralités à partir de singularités. Si un voyageur se rend en Angleterre et qu’en descendant du train dans une petite gare il rencontre successivement deux rousses il sera enclin à penser que toutes les anglaises sont rousses. De même s’il aperçoit un cygne noir, puis deux , puis trois il en conclura que tous les cygnes sont noirs. Cette inférence se nomme induction : induire par extension une règle générale à partir de quelques expériences de cas particuliers.

Hume voit dans ce raisonnement un problème fondamental : rien ne prouve que le quatrième cygne qui va apparaître sera noir. La série peut être interrompue par un cygne d’une autre couleur. Il s’agit encore d’une règle extrapolant l’information captée par les sens. La seule possibilité d’affirmer que tous les cygnes portent une couleur unique serait de décortiquer le mécanisme qui défini leur couleur et d’en déduire qu’elle peut changer, mais pas de compter leurs apparitions. Autrement dit de raisonner déductivement plutôt que de se baser sur l’induction.

Pourtant dans la vie courante l’induction est nécessaire et nous garantit du danger : le chasseur cueilleur qui voit un lion dévorer sa femme doit pouvoir inférer que tous les lions ont des comportements dangereux. Mais la réalité est beaucoup plus subtile, les lions ne sont dangereux que lorsqu’ils ont faim ou se sentent menacés. Le raisonnement par induction écrase toute la complexité de la réalité par une reproduction toujours à l’identique du même. Le raisonnement déductif est alors le seul raisonnement admis par la méthode scientifique : une théorie est échafaudée logiquement à partir des connaissances et elle est prouvée expérimentalement , méthode correspondant à l’explication « déductive nomologique ». Elle ne reste vraie que tant que l’expérience n’a pas présenté un exemple l’invalidant. Mais il faut bien se rendre compte que cette méthode est aussi basée sur la notion de causalité, celle des phénomènes naturels étudiés par chaque science et qu’au final elle dépend des régularités observées dans la nature que l’on espère constantes, nous retombons sur la fragilité débusquée par Hume. Cependant il ne faut pas confondre la causalité de la nature avec les raisons d’agir que nous attribuons aux humains comme Mme Bernot. Une personne n’est pas un caillou, ses possibilités d’actions sont incommensurables et plus difficiles à cerner. Ainsi, contrairement au monde inerte, un être vivant se fixe des objectifs à atteindre. La nature inerte et végétale, comme les animaux, a-t-elle elle aussi des buts ?



Le finalisme


Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain ». Tout objet est donc défini comme « ce en vu de quoi » il a été conçu. Tout ce qui relie une cause et un effet appartient donc à un fil global du devenir qui relie une intention et un résultat. Alors que dans le monde scientifique tout processus n’est qu’un enchaînement déterminé de causes et d’effets soumis à des lois, pour Aristote et à sa suite pour les croyants il y a une première cause originelle : Dieu, toute la création étant soumise à la providence. Mais même chez les incrédules, à toute liaison cause/effet identifiée, un penchant naturel associe une intention, une finalité ( Kant dit une « fin »). Difficile de croire que les épines de roses ne sont que le fait unique de l’agencement des molécules et de ne pas imaginer que la rose se « défend » ainsi des agressions. La « fin » de l’épine serait donc la protection de la fleur. De même la « fin » du gland sera le chêne, la pluie tombe « pour » les plantes. Chacun apprend que le cœur a pour finalité de pomper le sang et les poumons de l’oxygéner, il est difficile sortir de cette définition fonctionnaliste et de s’appliquer à penser que le sang pompé est simplement l’effet et le résultat de la contraction/expansion du muscle cardiaque qui en est la cause. Une vision téléologique de la nature est même indispensable à sa compréhension nous dit Kant. Au contraire la science doit porter une vision dépourvue de toute intentionnalité dans les phénomènes et se contenter de les expliquer par un pur enchaînement causal dans le cadre d’une théorie.



Le complot


Lorsque le professeur Raoult, qui a défini l'hydroxychloroquine comme traitement du Covid, a été démenti par ses pairs et que plusieurs études ont prouvé au contraire sa nocivité, beaucoup ont jugé qu’un complot des « bigpharma » était hourdi contre lui. Qu’un professeur célèbre puisse se tromper leur paraissait impossible. S’il était attaqué ce n’était qu’avec la pure intention de nuire, cela ne pouvait être conçu par eux comme la marche de la science normale qui élimine les théories fausses. Nous ne sommes pas loin du finalisme : il faut donner du sens à ce qui apparaît comme un effet incompréhensible, une intention doit forcément guider cette causalité, cet effet doit pouvoir s’apparenter à une finalité. Comme par ailleurs il y avait quasi unanimité sur l’effet bénéfique des vaccins ARN qui allaient se répandre sur la planète, les Bigpharma étaient forcément coupables de cette attaque « providentielle » contre Raoult. Tout est alors devenu bon, puisque seule l’hydroxychloroquine permettait de guérir, pour trouver des effets secondaires, sinon mortels ou monstrueux aux vaccins Pfizer ou Moderna. Un ou même plusieurs cas de péricardites « prouvaient » leur nocivité : illustration du raisonnement par induction : prendre un ou quelques cas et généraliser. Or sur plusieurs dizaines de millions d’injection les effets des vaccins ARN sont restés dans les normes d’effets secondaires des vaccins classiques. Les statistiques infirment donc ces billevesées. Beaucoup aussi ont accusé la Chine, d’où venaient géographiquement les premiers cas, d’avoir eu une volonté de nuire sinon une intention malfaisante en manipulant le virus en laboratoire. La cause de la pandémie était donc l’homme. Cette causalité imaginaire, jamais prouvée puisqu’on a privilégié un réservoir venu d’animaux, a permis encore une fois au finalisme de se développer. Dans cette vision rousseauiste la nature n’était pas coupable mais plutôt la société et un groupe de chercheurs hostiles chinois, qui avait permis à une organisation de financiers immoraux de se remplit les poches avec un vaccin qui allait tuer toute l’humanité, tout en éliminant les gentils chercheurs comme Raoult.

Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, les électeurs ont incriminé le « deep state » qui dirige dans l’ombre les états-unis. De nouveau le simple résultat d’élections, l’ effet induit par une cause très claire : des votes démocrates supérieurs aux votes républicains, ne pouvait être réel. Une intention devait avoir vicié les élections. L’échec de Trump ne pouvait être réel, quelqu’un était à la manœuvre pour nuire à ses électeurs et mener l’Amérique à sa perte. Le finaliste ne peut se contenter de l’aléatoire des votes : la providence devait donner la victoire à son gourou , une organisation malfaisante lui a volé. La cause de l’échec provenait donc du deep state qui avait truqué les résultats. Les journaux mentaient, la télévision mentait, les réseaux sociaux mentaient, le FBI, la CIA mentaient.

Quelque temps après son élection en 2024 Trump s’en est pris aux migrants, « tous des criminels », etc. Il est bien entendu possible de trouver un migrant irrégulier qui commet un crime, mais là aussi l’induction joue à plein, puisqu’il y a en un tous sont des criminels. «In Springfield they are eating the dogs », a t-il déclaré sans ironie. Même s’il existe des pays où les chiens servent de nourriture il est évident que cette conduite ne peut être prétendue généralisée dans les états US.

Au fond le complotiste n'est pas si éloigné du péquin moyen, prompt à trouver des causes, raisonner par induction et trouver partout des finalités. Mais le complot surgit toujours chez des gens qui ne se contentent pas d’un simple enchaînement de causes et d’effets, ils cherchent des causes cachées, troubles, inavouées. Loin de la contiguïté temporelle et spatiale évoquée par Hume, ils pêchent très loin les causes qui leur conviennent. Pire ils peuvent imaginer des effets qui n’ont jamais eu lieu simplement pour pouvoir incriminer les auteurs de leurs causes, tout aussi imaginaires. Les complotistes sont les spécialistes du raisonnement par induction : un journaliste est pourri , tous sont pourris, un politique ou un policier est « ripou » et tous le deviennent. Enfin ils sont les spécialistes pour attribuer un sens, une intention qui a présidé aux phénomènes qui les dérangent, qu’ils ne comprennent pas, empruntant en cela au raisonnement finaliste. Il y a toujours quelque chose de caché, une force qui mène le monde à notre issu. Mais contrairement à une nature "qui ne fait rien en vain" plutôt attachée à bien faire, le ressort caché que cherche le complotiste sera toujours du côté du mal, ce qui le rapproche du symptôme paranoïaque.


(*) On peut penser aux mathématiques, totalement abstraites.

samedi 1 février 2025

L'être invisible



Pendant des millénaires, l'humanité a expliqué le monde par l'action d'un être transcendant, invisible, omnipotent, moteur de la création et des actions des êtres vivants. Elle a attribué à Dieu la bonté et l'amour et admis moult explications complexes de la théodicée pour que ne subsiste à la fin que l’idée d’un « bon » dieu. Elle a vécu sous le finalisme de la providence, admettant que tout ce qui advient provient de la volonté de dieu. Puis le positivisme, en appliquant la loi des trois états d’Auguste Comte, a voulu croire qu’en ayant chassé la métaphysique l’humanité assistait à l’avènement la science.

La mise en évidence d'une infinité de causes et d'effets, la mise au jour d'un déterminisme naturel par la science, la découverte de théories et de lois, loin d’avoir tué Dieu comme le dit Nietzsche ou désenchanté le monde comme le prétend Weber n'ont fait pour certains que lustrer et rehausser le prestige de cet être invisible lui attribuant l'origine de toute causalité.

Holisme explicatif


La modernité en a-t-elle fini de cet holisme explicatif ? Il semblerait qu’il faille répondre prudemment. Aujourd’hui un autre être invisible, mais doté d’attributs négatifs, se voit attribuer la responsabilité de tous les maux du monde : la pauvreté, les guerres, les inégalités, les famines, l’individualisme, le réchauffement climatique, la pollution, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la diversité des espèces, le basculement vers l’avoir plutôt que l’être, la réification généralisée et la transformation de tout ce qui existe en marchandise, et pléthore d’autres effets. Le capitalisme a pris la place du bon Dieu en endossant une face satanique et tous les méfaits de l’univers. Depuis Marx il existe une explication ultime à tout ce que nous vivons : le capitalisme.

Dans tous les écrits ou conférence, le Capitalisme a rang de sujet. Il a une intention, une volonté, des actions qui s’impose à tous les êtres inertes ou vivants de l’univers. Il a d’ailleurs dans le matérialisme historique une sorte de destinée implacable : il est voué, selon Marx, à disparaître. Intention, volonté, destin : aucun doute nous nageons en plein finalisme sous les déguisements scientifiques de la théorie économique. Voici par exemple un extrait d’André Gorz ( Pseudo Michel Bosquet, cofondateur du Nouvel Observateur), un des premiers penseurs de l’écologie politique, qui écrit en 1977 :

« Le capitalisme est malade »

Il a donc un corps, une chair. Puis plus loin :

« C’est pour des raisons essentiellement politiques que le capitalisme ne donne pas la préférence aux unités moyennes : celles ci, toute une série de grèves récentes l’a montré, sont trop faciles à prendre en main par les ouvriers (Jaeger, Lip, ..) » (1)


Nous ne sommes pas loin d’une théorie du complot avec « le capitalisme » qui choisit la taille des entreprises pour contrer les luttes sociales, en réalité ce sont les PME qui fournissent, encore aujourd’hui, le plus grand nombre d’emplois en France. Toujours à cause du capitalisme :


« l’individu dépend de méga-outils de méga-institutions bureaucratiques et marchandes, dont il ne peut être que le « client » asservi, uniformisé, impuissant, exploité, et toujours insatisfait. »


L’individu « asservi » a donc définitivement perdu tout sens commun, toute liberté, il est enserré dans les mailles du filet capitaliste, il est un pion, la nécessité fait loi : il est un « client » impuissant. Il ne lui reste que le ressentiment, au péril de la démocratie comme l’explique Cynthia Fleury.(4)




Le productivisme aveugle




Pourtant, ce que reconnaissent André Gorz ou Yvan Illich, le productivisme ou l’épuisement des ressources n’a jamais été une caractéristique exclusive de l’occident capitaliste. Stakhanov en savait quelque chose. Produire le plus possible à tout prix fut le mantra de Staline et de ses successeurs. Ils n’étaient pas non plus des pacifistes, la Russie possédait le plus gros arsenal nucléaire de la planète et tout le monde se souvient de l’affaire des missiles à Cuba ou des chars qui maintenaient la domination des Russes en Tchécoslovaquie, Hongrie, Afghanistan etc. L’environnement des républiques soviétiques a été sacrifié : rappelons nous de Tchernobyl, de la mer d’Aral devenue un désert ou les déchets chimiques dans le lac Baïkal. La prédations des pôles et de l’espace a été initiée par les soviétiques. De nombreuses régions et lacs ont été pollués à cette époque. Au point que deux chercheurs américains ont intitulé leur livre en 1992 « ecocide in the USSR » . Plus de détails ici :

https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1997_num_16_3_1962).

La Chine communiste n’a pas été en reste et a voulu comme Descartes se rendre « maître et possesseur de la nature » en la saccageant. Les communistes chinois et russes sont responsables de millions de morts par famine ou emprisonnement.

(cf https://billetgratuit.blogspot.com/2022/12/famine-rouge.html). I

Mais cela exonère-t-il le capitalisme aujourd’hui de ses méfaits?


Un système, pas un être

S’il n’est pas une personne incarnée comme le sous entendent tant d’expressions, il faut admettre que le capitalisme est un système. C’est à dire qu’un ensemble de cause se conjuguent et reproduisent certains effets. Par exemple le marché libre et concurrentiel, orienté vers le seul profit, implique une production toujours plus importante et compétitive et sans soucis du bien commun, à part les normes imposées. Mais il n’y a pas une assemblée générale des capitalistes malicieux masqués dans une cave qui décident à un moment d’appauvrir des gens ou de polluer pour polluer ( ou d’ éliminer les entreprises moyennes par peur de l’autogestion). Même lorsque Trump veut augmenter le forage d’hydrocarbures aux US au détriment du futur et de l’avenir des enfants américains, ce n’est pas « le capitalisme » qui lui commande mais une idée de la « grande » nation, de la richesse immédiate et de la domination de son pays sur le monde, nul doute que la Corée du Nord communiste aimerait posséder du gaz de schiste et se ferait un plaisir de fracturer les roches pour le pomper. Lorsque qu'au début du siècle Ford décide d’augmenter à la fois la production et ses ouvriers ( fordisme) ce n’est pas par bonté ou par doctrine capitalistique mais pour leur permettre d’acheter les voitures qu’ils fabriquent, conformément à son intérêt. Adam Smith, dans « la Richesse des Nations » en 1776 avait parfaitement décrit cet agencement particulier du marché :


« Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts.

L’intérêt constitue le moteur principal de l’économie de marché. Ce que décrit aussi avant lui Mandeville dans « La Fable de l’abeille » qui avance que la prospérité dépend d’un vice : l’égoïsme, thème repris par l’économiste Daniel Cohen dans « La prospérité du vice ».

Or l’intérêt d’un particulier ou d’une entreprise ne voit pas plus loin que le bout de son revenu malgré les timides efforts de la RSE(*). Ce que pointe Gareth Hardin dans son fameux livre de 1968 : « la Tragédie des Biens Communs ».

cf https://iris-recherche.qc.ca/blogue/environnement-ressources-et-energie/quest-ce-que-la-tragedie-des-biens-communs/

Il démontre que les intérêts particuliers finissent par épuiser des ressources finies. Cette imbrication extraordinaire des activités humaines : la division du travail social, la « solidarité organique » décrite par Durheim, a favorisé l’éclosion d’une myriade d’entreprises, chacune travaillant pour son compte propre. Au final oui elle font « système » car elles s’appliquent, aussi bien que les particuliers, à conforter leur intérêt, aussi bien les micro entreprises que les PME ou les grands groupes, en ignorant toutes les « externalités négatives » et en considérant que sont gratuits la terre, l’eau, l’air, ou la vie, nos biens communs.


Un seul responsable



Attribuer au seul capitalisme l’état de la planète revient à oublier, comme on l’a vu, que d’autres systèmes ne sont pas plus recommandables, mais également que ce n’est pas le capitalisme qui conduit les voitures, mange de la viande, jette sacs et bouteilles plastiques dont il est possible de retrouver les traces dans les poissons et crustacés de toutes les mers du globe. Autrement dit « le capitalisme » est le coupable idéal pour ceux qui aiment la simplicité ou ont adopté l’idée d’un homme client décérébré qui a laissé la raison accrochée au porte manteau pour s’abrutir devant la télé, comme le décrivent Yvan Illich ou le pdg de TF1. Il faut concevoir l’homme comme une marionnette pour considérer qu’au lieu d’agir « il est agi » par une entité néfaste qui lui ôte, tel un zombi d’Haïti, toute individualité et toute responsabilité. Ce n’est pas de sa faute s’il fait traverser le globe aux textiles qu’il achète en Chine ou s’il fait la queue pour acheter le dernier smartphone pour remplacer celui qui marche encore.

Forcément l’unique coupable sera CMA-CGM qui transporte ses containers avec d’immenses navires polleurs, donc le capitalisme. Le capitalisme encore qui force les gens à consommer de la cocaïne entretenant une explosion de la criminalité, parce que la vie dans le capitalisme serait devenue tellement ennuyeuse qu’il faudrait absolument se réfugier dans les paradis artificiels pour retrouver goût à la vie ? Mais à cette aune comment expliquer que l’alcoolisme des années 1950 a été vaincu ? Nous sommes passés d’un monde, beaucoup plus dur après guerre, dans lequel les enfants buvaient du vin dans les cantines, où la consommation de vin était de 138 litres par personne et par an, à aujourd’hui où même un verre de vin par jour est déconseillé, malgré les lobbies viticoles. Autrement dit nombreux sont les faits sociaux qui ne sont pas directement lié à l’être invisible mais aux intérêts individuels ou à l’action de l’État.



Incompréhension et déresponsabilisation


Pour tout phénomène identifier les causes conditionne le processus de compréhension. Ainsi lorsque nous ne comprenons pas pourquoi se produit tel évènement il faut de suite parer au manque, lui trouver une origine, un fondement, tellement l’inconnu met mal à l’aise. Le capitalisme, en tant que sujet, est venu combler ce trou béant. Il intervient maintenant en lieu et place d’autres raisons plus complexes : « c’est le capitalisme » dit-on de tout, comme on disait en 68 « c’est la faute de la société » ( on ne peut pas trouver de raison plus vague). Face à ce monstre qui remplit l’espace et le temps, puisqu’il est cause de tout je ne peux rien, il m’écrase et me détermine totalement, je ne suis plus ni responsable ni maître de ma vie, Il n’y a plus un interstice de liberté, ne reste que le ressentiment. En corollaire pour s’en sortir il faut abattre le capitalisme, considéré comme seul responsable de nos destins. Ainsi considérer que le capitalisme régit tout de nos vie a comme conséquence de n’avoir d’espoir que dans sa disparition et ainsi d’éliminer à la fois tout autre voie politique et tout autre voie individuelle.

Or s’il y a bien un système capitaliste, il est basé sur le marché, qui obéit à des règles, qui dépend des clients consommateurs etc., ce qu’on pourrait figurer par Cap<-Mar<-Reg<-Cli pour ces liens de dépendances. Or le marxisme à inversé les flèches, il considère que le capitalisme détermine le marché, impose les règles, et force les clients zombies à consommer. Vu à l’inverse, ce sont des liens de causalité : les clients sont des citoyens qui votent les règles, qui alimentent le marché, sans lequel le capitalisme n’existerait pas. Voilà tout l’enjeu, destituer l’idéologie qui annihile la raison et l’action celle qui prétend « abattre le capitalisme, coupable de tout» et destituer le marché comme condition préalable , mais au contraire retrouver l’espoir dans la politique et dans la puissance des décisions individuelles et collectives, en particulier pour l’environnement.


Les nouveaux penseurs de l’écologie


Il s’agit dorénavant de considérer les non-humains et l’environnement, ce qu’on appelle « Nature », comme des biens vitaux à introduire non seulement dans la réflexion mais aussi dans le droit et l’économie. Des philosophes comme Bruno Latour ont évoqué l’idée d’un « parlement des choses », ce qui est assez extrême. D’autres comme Juliette Grange, plaident pour la définition juridique de nouveau « biens communs», tels que l’eau, l’air, les réserves halieutiques qu’il ne serait plus possible d’utiliser à loisir :

« il s’agit de transformer ces supposés et mal nommés bien communs, ces richesses n’appartenant en fait à personne en particulier, en Res Publica défendue par des lois, au nom d’une utilité publique et/ou d’une valeur patrimoniale, ceci par exemple dans le cadre de la constitution européenne[...] faire sortir de la logique économique certains « biens premiers » fondamentaux ( l’air, l’eau, la santé, la forêt, la connaissance …) et certaines capabilités de base ( pour reprendre la formule d’Amartya Sen) pour les constituer en Biens inaliénables d’utilité publique , n’ayant pas de prix au sens économique du terme, […] mais une valeur au sens du civisme et du bien collectif ».

Voilà une piste pour forcer l’économie au virage important qu’implique l’incorporation de ces nouvelles valeurs.

Les besoins

Mais on ne vit pas que d’air pur et d’eau fraîche. En ce qui concerne autres besoins vitaux : se nourrir, se vêtir, se loger ils sont comblés de manière inégale, les famines ont disparu, il y a profusion de vêtements peu chers grâce à la globalisation, mais il y a dans notre pays un manque de logements à coûts abordables. L’assurance vieillesse est en crise partout dans le monde à cause de l’allongement de la durée de vie. La santé a progressé techniquement mais l’accès à la médecine régresse. Le chômage a baissé mais les contrats courts ont augmenté. Il y a beaucoup de motifs d’insatisfaction mais, comme le note l’INSEE, le pouvoir d’achat continue de progresser légèrement(3).

Qu’il s’agisse de l’environnement, du climat ou de ces secteurs en crise ce sont les états peuvent agir et les institutions qui les regroupent : EU, OMS, etc., mais aussi les citoyens. Ces derniers, sans attendre la fin du capitalisme(...), peuvent souvent restreindre leurs déplacements polluants, tempérer et cibler leur consommation et leurs déchets, réparer ce qui est abîmé plutôt que remplacer, favoriser l’économie locale, s’intéresser aux élections. Quant aux états s’ils veulent pouvoir retrouver des leviers d’action ambitieux il leur faut résorber les dettes abyssales contractées ces dernières années. Il faut d’urgence renflouer la justice, les hôpitaux, les écoles, les universités, augmenter les personnels de santé ou de l’éducation nationale, favoriser la construction de nouveaux logements, etc.

Taxer les riches est une piste pour augmenter les recettes, jusqu’à un certain point (jusqu’à leur départ du pays) mais résorber les déficits publics croissants en est une autre. Là aussi le citoyen peut jouer un rôle responsable en acceptant les conséquences des économies à mettre en place plutôt que prendre parti pour les populistes qui prétendent demain raser gratis, par exemple abaisser l’âge des retraites alors que le ratio cotisants/bénéficiaires diminue. Les populistes font leur miel de fausses nouvelles et d’une description cataclysmique de la réalité alors que nous vivons mieux que nos parents. N’oublions pas que le système capitaliste est incarné, non seulement par des milliardaires mais aussi par vous et moi, consommacteurs citoyens et non zombies.





(*) Responsabilité Sociale des Entreprises

(1) André Gorz, Ecologie et Politique, p64

(2) Juliette Grange, Pour une philosophie de l’écologie, p26

(3) https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/10_ECC/11_ECO/11D_Figure

(4) Cynthia Fleury, Ci gît l’amer.