L'interview dans Courrier International , qui republie un article de "the Verge" du 22/11/2016, de Jennifer Doudna, spécialiste de la biochimie à l’université de Californie à Berkeley, met en valeur la motivation des chercheurs et la façon dont ils accommodent la morale à leur propre désir.
Cette chercheuse, avec Emmanuelle Charpentier, Martin Jinek et Krzysztof Chylinski a mis au point une technique nommée "Crispr-Cas9" qui permet la modification des séquences génétiques. Une des applications de cette découverte pourrait révolutionner le traitement du cancer, mais il s'en profile des centaines d'autres qui ont toutes en commun de changer les séquences ADN et d'opérer des modifications possiblement risquées sur les espèces vivantes, et mêmes de restaurer des espèces disparues. Pourquoi les modification génétiques sont-elles risquées ?
A la différence de la médecine traditionnelle qui traite un individu, la modification génétique peut entraîner la modification de la descendance. Si cette descendance s'impose par la sélection naturelle au détriment des compétiteurs qui n'héritent pas de cette modification, l'espèce peut, dans son ensemble, présenter les caractères associés à cette modification. A terme tout l'écosystème est concerné par ces changements. Cette nouvelle médecine peut donc conduire à des déséquilibres dangereux et définitifs dans l'environnement. Cela concerne les végétaux, les animaux et les humains. Comme le reconnaît Jennifer Doudna dans l'article: "Nous devons rester attentifs [...] afin d'éviter toute répercussion indésirable sur l'environnement.". Puis : "Nous espérons que les scientifiques réussirons à maîtriser plus précisément les technologies qui contrôlent les caractéristiques des moustiques pouvant être utiles à l'homme[...]" ou encore : "Si cette technologie sert à modifier définitivement la lignée germinale d'un embryon des conséquences risquent-elles d’apparaître des années plus tard? je l'ignore.". Et enfin : "Ce qui m'inquiète, c'est toujours l'idée que nous connaissons très mal la fonction des gènes, et notamment leurs interactions au sein de notre génome". Mais alors comment garantir une approche éthique ?
C'est la question posée dans l'article par la chercheuse, qui semble enthousiaste à l'idée d' applications prometteuses mais aussi très consciente de l'impact potentiellement dévastateur de cette découverte. Elle répond à sa propre question sur l'éthique :"Si la technologie se révèle efficace et sans danger chez l'embryon ( dans certains cas), je pense que nous jugerons contraire à l'éthique de ne pas utiliser cette technique". Elle adopte donc une morale conséquentialiste, comme la définit l'utilitarisme de Jeremy Bentham. Pour mesurer la moralité d'un acte il faut évaluer ses conséquences. Cette morale s'oppose à une morale déontologique, laquelle repose sur des principes qui valent a priori, quelque soient les conséquences d'un acte. Curieusement elle évalue le danger de l'absence d'action, absence qui pour elle peut se révéler immorale. Mais renversant ses propos précédents, elle semble admettre qu'on puisse prouver, par expérience, que la technologie qu'elle propose puisse être sans danger, alors qu'elle dit le contraire partout ailleurs dans l'article puisqu'elle admet que notre compréhension des gènes est insuffisante. N'est-il pas plus dangereux alors d'appliquer une technique dont on n'admet ne pas savoir calculer les effets futurs ? Ne vaut-il pas mieux agir préventivement pour prévenir un danger, même hypothétique, en interdisant toute application ?
C'est le raisonnement qui a conduit à l'adoption du principe de précaution de notre constitution dans l'article 5 de la charte sur l'environnement : "Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des
connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et
irréversible l'environnement, les
autorités publiques veillent, par application du
principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise
en œuvre de procédures d'évaluation des
risques et à l'adoption de mesures provisoires et
proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage."
L'utilisation de cette technique à des fins immorales, eugénisme ou création de monstres, n'effraie pas Jennifer Doudna: "pas plus que l'arme nucléaire". Pourtant il y a une différence de nature entre l'arme nucléaire et les modifications génétiques, l'une change l'agencement des éléments de base de la matière, qui est inerte et ne se reproduit pas, l'autre change le fondement de la vie, qui possède la reproduction dans son être même. On sait très bien évaluer les effets de la fission de l'atome, on ignore les effets à moyen et long terme du changement des séquences ADN. La nature c'est, pour Aristote, ce qui a en soi son principe de développement, l'être de ce qui est par soi-même. En ce sens l'arme nucléaire ne change pas la définition de la nature, alors que modifier l'ADN c'est changer ce qu'est la nature, son essence, ce par quoi elle se définit. Le fait que cette jeune chercheuse ne perçoive pas cette différence fondamentale, vient du formidable plaisir qu'elle prend à son ouvrage prométhéen, qui gomme son esprit critique. Ce n'est pas la morale qui lui enjoint ses actes, mais ses actes qui lui permettent de choisir sa morale, au bénéfice de sa réputation, de sa gloire, de son plaisir, dissimulés derrière l'écran de son prétendu altruisme à vouloir soigner le cancer. Comme disait dans ses maximes La Rochefoucauld : "Nous aurions souvent honte de nos actions si le monde voyait le motif qui les produisent"
Elle est prête à jouer un rôle dans la plus folle entreprise humaine, en considérant qu'elle n'y a pas plus de responsabilité que ceux qui ont découvert le formidable pouvoir de la fission nucléaire. Elle sous entend qu'au fond recherche sur la vie et recherche sur la matière sont sur un même plan en terme éthique. Corriger les effets de la nature à notre profit, ce qui était une conséquence de la science, devient changer ce que veut dire "nature". Nous sommes à l'aube du rêve cartésien de "se rendre comme maître et possesseur de la nature". Usus, abusus, fructus, nous somme propriétaires nous pouvons donc utiliser et abuser de notre bien comme il nous plaira, y compris le redéfinir, le modifier dans son être. Cette hubris a déjà des conséquences désastreuses sur les ressources et le climat. Ce bien que nous prétendons posséder disparaîtra en fur et à mesure que nous le nierons, non seulement dans ses apparences et ses effets mais aussi dans son être. Nous ne saurons plus ce que veut dire naturel.
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