jeudi 13 décembre 2018

Le web transcendantal

A défaut de pouvoir utiliser un véhicule propre, nous pouvons éviter de multiplier les voitures polluantes sur un même trajet via les plateformes telle que "BlaBlaCar". Ce choix de regrouper des passagers par unité de transport présente des vertus écologiques et économiques. En effet,  les rejets de gaz à effet de serre sont moindre, ainsi que le coût du déplacement à la fois pour le conducteur et pour les passagers. Mais aussi , comme l'occasion fait le larron, cela rend possible des voyages ou des parcours qui n'auraient sinon pas vu le jour.
Internet a rendu possible la mise en relation des besoins des voyageurs, et a permis de transformer certains voyageurs en transporteurs, en embarquant dans leur véhicule ceux qui partagent la même destination. Ce type de mise en relation peut illustrer ce qu'on appelle le capitalisme cognitif. 

Quel type de produit ou de marchandise fabrique BlaBlaCar ? aucun. Cette entreprise vit par une idée et ne fournit aucun travail productif.  L'idée consiste à mettre en relation une offre de transport et un besoin d'être transporté. Vous me direz mais c'est ce que fait la SCNF ! non pas du tout car d'une part la SNCF vend du transport appuyé sur une base considérable d'infrastructure de matériel qui lui appartient, d'autre part la mise en relation avec l'offre de transport est très rigoureusement définie dans l'espace et dans le temps : départ de telle gare, à telle heure pour telle destination, enfin elle gère un nombre très important de salarié qui y travaillent pour faire fonctionner cet ensemble.
Au contraire BlaBlaCar n'utilise comme matériel que quelques serveurs informatiques, dont elle loue les services. La valeur qu'elle fait émerger réside toute entière dans la mise en relation, rendue possible par les TIC( technologies de l'information). Mais que vend-elle alors ? justement cette idée, cette mise en relation par le site web ou l'application BlaBlaCar, qui lui permet de percevoir un pourcentage sur chaque transport. 
Où sont ses clients ? n'importe où sur le globe du moment qu'ils puissent se retrouver pour un trajet commun. Quel sont ses horaires ? aucun en particulier, les conducteurs proposent, les voyageurs disposent.
L'investissement ne consiste pas à acheter de lourdes machines, de l'énergie pour les faire fonctionner ou des matières premières, mais à concevoir un logiciel:  soit un produit "immatériel" dans lequel est concentrée toute la valeur d'usage et d'échange.

La valeur travail

Les économistes classiques comme Ricardo avaient défini la valeur d'un bien par la notion de valeur-travail déterminée par le temps de travail cumulé ( directement et indirectement) pour la fabrication d'un produit. Marx articulait la notion de plus-value , de profit, et d'exploitation sur la valeur-travail. Valeur-travail sur laquelle reposait aussi la valeur d'échange.
Quid pour BlaBlaCar ? Dans cet exemple nous voyons bien que la valeur de l'immatériel produit ne peut se mesurer sur la base de la valeur-travail. 
Nous avons quelques ingénieurs qui produisent puis maintiennent un logiciel, qui travaillent peut être le jour, ou la nuit, de chez eux, d'un autre pays, et quelques administratifs au siège. Une fois développé, seul un très petit nombre d'ingénieurs devront simplement le maintenir. Admettons qu'on puisse calculer le cumul des heures travaillées pour développer ce logiciel, cette métrique reste incommensurable avec le montant perçu sur les transactions de chaque voyage, une fois le logiciel écrit. Car il n'y a aucune quantité  travail "logiciel" à mettre en regard de la quantité des transactions de transport.
Pour les participants, le montant payé pour le service de mise en relation n'a rien à voir avec la qualité du logiciel, sa conformité avec les règles de l'art, ni avec le temps mis à le développer. Ils payent simplement pour un service immatériel: la possibilité de contacter quelqu'un dont le besoin est complémentaire. La conduite du véhicule ne peut être assimilée à un "travail" qui serait rémunéré comme tel. Il s'agit plutôt d'une sorte de retour à une économie basée sur le besoin et l'opportunité, qui repose sur un étrange objet : "l'application".

Utilité et finalité

 L'objet "application" n'atteint pas un état d'achèvement via sa matière puisque le logiciel est forme pure (ou énergie). L'utilité se déploie donc de façon extrinsèque à la forme, il n'y a ainsi pas coïncidence entre achèvement technique de l'application, mise en service et utilité maximale. La valeur d'usage n'existe qu'en puissance, elle est actualisée par la montée en nombre des utilisateurs, avec lesquelles elle se démultiplie alors que les multiples acheteurs d'un marteau n'augmenteront pas sa valeur d'usage, qui restera la même pour chacun.
La finalité, cristallisée dans l'application,  consiste à mettre en relation. Mais d'autres finalités se superposent qui lui sont conditionnées. Le programme, pour le conducteur, a comme fin de lui procurer du revenu, pour le passager celle d'économiser sur un transport , pour les deux celle d'atteindre une destination, pour l'entreprise celle de faire du profit.
Au carrefour d'autres finalités, la finalité cristallisée devient une condition de possibilité d'autres finalités, ce qui fonde le paradigme du site de rencontre: facebook, meetic, tinder etc.
Alors que la survaleur cristallisée captée sur le travail vivant, chez Marx , s'accumulait en nouveaux moyens de production, en capital fixe, nous avons ici un modèle totalement nouveau. La valeur captée par l'entreprise vient de ce qu'elle s'érige en condition de possibilité de la satisfaction d'un besoin de connaissance, et ceci de façon économiquement décorrélée d'une valeur travail. Une entreprise transcendantale en somme .

Et l’État dans tout ça ?

Et si l'Etat captait, tout comme le privé capte les connaissances communes, les idées développées dans le privé, en renversant le processus du capitalisme cognitif. Pourquoi l’État ne pourrait-il jouer ce rôle de mise en relation des citoyens ? un BlaBlaEtat qui, avec peu d'investissement pourrait fournir ces finalités cristallisées, qui permettent à l'interdépendance de s'exprimer. En remplacement des bals de campagne de la mairie, l'état pourrait fournir des espaces de rencontres, d'annonces, d'échanges, de corrélation des besoins au niveau national. Les bénéfices obtenus pourraient être réinjectés par exemple dans une politique industrielle de production de véhicules propres ou un financement de la recherche en énergie renouvelable...









samedi 8 décembre 2018

Les gilets jaunes et les Lumières

Nous assistons dans cette crise à la rencontre de plusieurs oppositions thématiques :

- le social et l'écologie
- la démocratie représentative et la démocratie directe
- le peuple et les élites
- les citoyens et l’État
- le travail et le chômage (ou les retraités)
- le politique et l'économie 
- les riches et les pauvres 
- l'homo juridicus et l'homo œconomicus
- la raison et la passion 
- l'urbanité et la ruralité
- etc.

 Nous sommes déjà envahis, submergés par cette complexité et par la force de ces oppositions lorsque nous énumérons cette liste. Mais lorsque nous réalisons que chacun de ces thèmes en réalité ne peut être dissocié des autres, le travail de l'économie, le social du peuple, etc. alors nous devons démêler un écheveau qui dépasse nos capacités d'analyse.

Peut être alors faut il pour réfléchir se restreindre à l'essentiel. Nous n'arrivons plus à faire société. Nous avons perdu ce qui nous était commun et n'arrivons pas à nous projeter vers du commun. Après le champ de ruine de la seconde guerre mondiale et la formidable reconstruction qui l'a suivie, la consommation est devenue, après la paix, la seconde valeur en occident. Même de l'autre côté du mur, où la tentative de produire un homme nouveau échouait, le regard portait vers le clinquant de l'ouest sa liberté d'expression.

Nous avons pensé que le bonheur se logeait dans les choses ou s'acquérait par elles. En corollaire, le lieu de la vie heureuse devenait celui de l'individu. L'homo œconomicus imposait sa vision du monde à l'homo juridicus. La vision libérale de Locke s'imposait:  le contrat social était utile à garantir à chacun la liberté de travailler et de posséder les fruits de son travail. La richesse des nations validait en apparence l'idée pourtant fausse d'Adam Smith d'une main invisible qui transforme la poursuite d'intérêts privés en bien public. En 1968 Garret Hardin dans la fable de la "Tragédie des biens communs" illustre que les économistes ont justement oublié que cette main invisible détruit les ressources et les biens planétaires, externalités négatives jamais comptabilisées dans les PIB. Puis en 1972 Le club de Rome tire la sonnette d'alarme par l'intermédiaire du rapport "The limit to growth" de Donald Meadows qui démontre que la croissance économique va rencontrer les limites physiques naturelles de la planète. L’avènement de l'homo œconomicus, et son ordre, sa rationalité et ses valeurs purement économiques, va de pair avec l'effondrement des valeurs associées au collectif, malgré le sursaut de mai 1968.

 Les deux guerres mondiales ont transformé en France  les valeurs de nation et de patrie en concepts suspect et dangereux. Le communisme est devenu synonyme de dictature et de goulag. Avec la chute des idéologies libératrices du début du siècle, les valeurs collectives se sont lentement déplacées vers l'abîme. Le politique a suivi le même chemin, lui dont la finalité pour Aristote "sera le bien proprement humain" (Ethique à Nicomaque L1,1,5) . Et il ajoute: "Même si en effet il y a identité entre le bien de l'individu et celui de la cité, de toute façon c'est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d'appréhender et de sauvegarder le bien de la cité: car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités".
Nous assistons à présent à une séparation et à un changement d'ordre: le bien de la cité, de la nation, n'est plus ressenti comme  comme identique au bien individuel, et ce dernier devient prioritaire. Le salut ne peut  plus provenir du changement de l'ordre politique, mais du changement de l'individu.
Chez Platon ou Aristote les vertus "cardinales", sagesse, courage, tempérance, justice,  concourent à l'harmonie de tous. La politique dans la cité doit faire preuve de même de justice , de courage et de tempérance.  Il n'y a pas de dissociation entre vertu individuelle et bien public.

Aujourd'hui le politique, au sens de poursuivre le bien de la cité, disparaît. Par bien des aspects l'économie n'est plus subordonnée au politique, celui ci s'effaçant petit à petit se retranchant derrière le régalien, et ayant pour fin la réussite de l'économie. Si l'économie produit des richesses, elle détruit de concert les biens communs. Elle pollue l'air, détruits les sols, les habitats des animaux et les océans, modifie le climat, et de plus en plus supprime des emplois en favorisant l'automatisation. Le politique reste impuissant devant cette catastrophe de la civilisation technique, sa maigre influence reste cantonnée à l'échelle du pays, alors que l'économie n'a plus de limites et propage ses institutions sur une échelle mondiale, comme l'OMC.

Mais surtout l'économie imprime ses valeurs  matérialistes. Réussir c'est consommer individuellement. La société devient atomique, ne reste plus à l'individu que son égo, là se concentrent les valeurs . Il faut le mettre en scène (celui qui aura le plus d'"amis" facebook ou le plus de followers), favoriser le développement personnel, l'enrichissement individuel. Les catégories non productives de bien matériels sont dépréciées ( les enseignants, les retraités).
C'est peu de dire que ces valeurs ne visent pas au bien ou à l'harmonie de la communauté toute entière ou à celle de la nature mais au contraire s'en dissocient. L'entreprise reste d'ailleurs le seul niveau qui puisse glorifier une valeur collective dont le social porte pourtant les gènes : la coopération ( dans l'entreprise il s'agit de coopération forcée, et non voulue).
Le "développement personnel" ne vise d'ailleurs pas la Connaissance mais la connaissance de Soi. La connaissance, au sens général, est dépréciée, et le statut social des instituteurs ou des professeurs l'illustre tragiquement.
Alors que l'idéologie marxiste a failli à travers les régimes politiques d'après guerre, qu'elle a sapé l'ordre religieux et éliminé toute transcendance, son fondement matérialiste lui survit et fonde avec l'économie libérale la nouvelle éthique: si seule la matière existe alors les biens matériels représentent la fin qui fonde nos conduites individuelles pour les capter. Pour l'économie libérale comme pour les individus, le politique devient un empêchement car il traite du bien commun, dont tous ont perdu le sens au profit de leur seul intérêt.

La multitude d'individus, face à sa télévision ou ses 100 amis virtuels facebook (qu'elle compte mais sur qui elle ne peut pas compter) , qui n'a plus de transcendance collective, pas beaucoup de vrais amis,  plus de projets communs, plus de valeurs qui la rapprochent des autres, qui ne sait plus ce qui constitue son unité politique, fait face tragiquement à son désir inassouvi et inconscient de communauté.
La multitude, au contraire d'Aristote, interprète le politique comme ce qui l’entraîne plus bas, lui rend la vie plus pénible. Elle a pour l'aider dans ce cheminement un véritable expert : le président philosophe qui mois après mois sème les injustices. Il a cru fermement que la démocratie formelle suffisait pour appliquer un programme que seul un quart avait approuvé.  La multitude laisse exploser sa colère, retrouve avec délice la fraternité qui lui manque sur les ronds points et littéralement "perd" la raison en rendant l'écologie politique responsable du désordre économique et des inégalités. Comme si la "fin du monde" comme horizon possible était, ainsi que les discours qui la présente, cause directe des difficultés de "fin de mois". 
D'ailleurs, "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt" disait David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Des passions. Hume voulait par là dire que ce qui nous affecte, au point de vue des passions, n'est pas du même ordre que ce qui dépend de la raison et de ce fait ne peut lui être contradictoire. Il n'est donc pas surprenant, ni contradictoire qu'on manifeste parce qu'on souffre pour les fins de mois tout en se sachant menacé, non par une fin du monde plutôt lointaine, mais par de graves troubles climatiques et leur boîte de Pandore d'effets terribles. Mais ne devrait-on pas aussi alors manifester, par la raison, pour réclamer de l'air pur ou la réduction des GES? La raison apte à calculer ce qui va se passer dans les années prochaines devrait-elle être mise au rancard ?  La raison a-t-elle disparu chez la multitude? Au 18e pourtant, après la révolution, la raison triomphante s'imposait. 

Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", Emmanuel Kant tente de dégager les idées essentielles de l'esprit des Lumières au 18e: "Sapere Aude(littéralement : Ose savoir): aie le courage de te servir de ton propre entendement" résume-t-il . Dans un moment visionnaire il ajoute:
"Le citoyen ne peut refuser à payer les impôts dont il est redevable; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer peut même être punie comme scandale( susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui là ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou l'illégitimité de telles propositions". 
Le mot important ici est "savant". Le citoyen aujourd'hui va beaucoup plus loin que simplement "s'exprimer publiquement"  quand il est en désaccord. Mais porte-t-il cet idéal des Lumières que Kant partage avec les encyclopédistes: que  la connaissance  libère ? que le savoir et la culture universelle sont gage d'harmonie ? que le contrat social implique la représentation?  

Dans la négation du politique la multitude se refuse l'existence et toute solution à ses problèmes, elle agit irrationnellement contre elle même. 
Dans sa négation des élites, elle confond la technocratie au pouvoir et l'intelligence ou la connaissance. Toute société nécessite des élites. Le manque de démocratie est patent, mais sa solution ne réside pas dans un fantasme d'égalité généralisé, ni dans un rejet du savoir(*).
En abandonnant la raison en même temps que les motifs initiaux de son ire, dans le libre cours de sa passion,  la multitude rédige des revendications dignes d'un poème de Prévert, toutes diverses, jamais défendues par les mêmes représentants. Il faut dire que le mouvement "Nuit debout", tout aussi déstructuré, était même allé, dans son hybris,  jusqu'à concevoir une nouvelle constitution... Le premier talent qui saura donner à cette foule une unité, qui dira comme elle, un Salvini, un Bolsonaro, un Trump, remportera le trophée.

Espérons que les gilets jaunes, qui ont des bandes réfléchissantes , seront éclairés par les Lumières, et qu'ils pourront les réfléchir, pas dans le sens optique, pour que le mouvement débouche sur des actions salutaires et un renouveau de la démocratie.



*  cf débat télévisé ou un participant déclare qu'il ne comprend rien à Piketty, lorsque ce dernier demande simplement la suppression de l'ISF

dimanche 2 décembre 2018

la vérité ici, le cancre là

Raymond Ruyer, dans le chapitre IX de son livre "Le monde des valeurs" publié en 1948, aménage quelque peu une expérience inspirée par Eddington.
"On demande à un jeune écolier: combien font 7 fois 8 ? il répond: 65. Il est certain qu'il y a des causes à cette réponse. Son cerveau a fonctionné selon des lois physico-chimiques; son psychisme, sinon son esprit, a suivi une pente causale naturelle. Cette réponse en tant que fait, est un excellent fait, parfaitement solide, parfaitement conforme aux lois du monde réel puisqu'elle en dérive. Cependant elle est fausse, non valable. Le contraste est si net entre le pur fonctionnement causal et la conformité à une norme que même un physicien ne peut pas ne pas le remarquer. Nous empruntons du reste cet exemple à Eddington. Il en conclut qu'on ne saurait assimiler les lois de la pensée aux lois naturelles, et qu'en dehors du royaume des lois naturelles, il faut admettre le monde spirituel du sens et du non sens, du vrai et du faux, du bien et du mal, de la conscience morale et mystique".

Mais Ruyer transforme ici complètement l'expérience et le raisonnement d'Eddington et la rend complètement incompréhensible. Voici le texte original d'Eddinton dans "Nature du monde physique" page 174:

"Tout se passe comme si, quand mon cerveau dit 7 fois 8  égal 56 sa machinerie fabrique du sucre, mais quand je dit 7 fois 8 font 65 la machinerie ne va pas dans la bonne direction et produit de la craie. Mais qui dit que la machine n'a pas été dans la bonne direction ? En tant que machine physique le cerveau a agit conformément aux lois de la physique; alors pourquoi stigmatiser son action ? Cette discrimination en bien ou en mal de produits chimiques n'a pas de correspondance en chimie. Nous ne pouvons pas assimiler les lois de la pensée à des lois naturelles. Ce sont des lois auxquelles on devrait obéir, pas des lois auxquelles on doit obéir; et le physicien doit accepter les lois de la pensées avant d'accepter les lois de la nature. "devrait" nous emmène en dehors de la physique et de la chimie. Cela concerne quelque chose qui veut ou aime le sucre pas la craie, qui veut du sens pas de l'absurde.  Une machine physique ne peut aimer ou vouloir quelque chose. Tout ce qu'on y retrouve ne peut que se présenter que comme en accord avec ses lois de machine physique. Ce qui projette le non sens dans le monde physique ne peut s'appuyer sur rien pour le condamner. Dans un monde d'éther et d'électrons, nous pourrions peut être rencontrer l'absurde, mais non rencontrer un absurde 'maudit'
La théorie la plus probable du raisonnement correct serait ce qui suit. En raisonnant nous sommes quelque fois capable de prédire des évènements confirmés ensuite par l'observation. Le processus mental parcours une séquence qui se termine par une  conception qui anticipe une perception à venir. Nous pouvons appeler raisonnement correct cette chaîne d'états mentaux,  dans l'intention d'une classification technique sans aucune implication morale embarquant le mot 'devrait'. Nous pouvons examiner quelles sont les caractéristiques communes des éléments d'un raisonnement correct. Si nous appliquons cette analyse aux aspects mentaux du raisonnement nous obtenons les lois de la logique. Mais nous pourrions vraisemblablement appliquer l'analyse aux constituants physique du cerveau. Il n'est pas improbable qu'une caractéristique distinctive puisse être trouvée dans le processus physique des cellules du cerveau qui accompagne le succès du raisonnement et cela constituerait 'les bases physique du succès' . Mais nous n'utilisons le pouvoir de raisonner seulement pour prévoir des évènements observables et la question du succès ne surgit pas toujours".


Eddington se demande ici sur quel plan se situe l'évaluation d'une réponse, en posant comme hypothèse un peu farfelue que le cerveau fonctionne de manière déterminée par réactions chimiques successives qui produisent finalement un composé chimique équivalent à qu'un résultat numérique. Changeons quelque peu le problème.

Pourquoi jugeons nous un résultat incorrect? parce que nous attendons une réponse conforme aux règles. Nous vivons dans un monde pétri de sens, de valeurs donc de normes.
Pourquoi la valeur 56 est-elle attendue?
Tout simplement parce que les tables de multiplication forment un code composé de règles, donc une norme. 1x 2 = 2 , 2 x 2 = 4, 7x8=56 sont des règles qu'on ne peut pas violer.
Mais si la question posée un lundi était "quel jour somme nous ?", alors la réponse "Mardi" porterait elle le même degré de violation de la norme ? D'un point de vue logique, Il semble que oui même si les conséquences pratiques de ces erreurs dans des expériences réelles divergeraient sensiblement.

Revenons à nos moutons, il est donc possible de définir des normes en accord avec notre perception de la réalité, comme celle des tables de multiplication. Répondre à la question correctement consiste donc finalement à appliquer la norme des tables de multiplication, puisque pour répondre on ne va pas, par exemple, chercher des moutons pour les compter, ni répondre "chameau" ce qui représenterait une réponse absurde.

Que pouvons nous imaginer qu'il se passe dans le cerveau à propos de la table de multiplication ? 
L'apprentissage des tables de multiplication, ou  apprentissage "par cœur", tente de créer un nouveau déterminisme "interne", et donc effectivement d'assimiler la pensée à un mécanisme selon lequel la cause "7x8" externe ( la question)  appellerait un effet déterminé "56" ( la réponse).
Eddington nous montre qu'il est possible volontairement, consciemment, de rompre, de fausser, ce déterminisme appris, donc tout en connaissant la bonne réponse. Cela semble lui poser un problème, respectivement à ses hypothèses.  Cette expérience démontre que pour les tables de multiplication le cerveau n'est pas une machine déterministe, puisqu'à partir de la même opération répétée il peut calculer un résultat différent. Cela prouve aussi que le cerveau fait preuve de liberté, puisqu'il qu'il peut vouloir suivre des règles ou les enfreindre, donc de responsabilité morale. Pourtant, remarque-t-il, la chimie du cerveau elle même est soumise à la causalité des lois de la nature. Pour choisir d'exprimer un résultat incorrect plutôt qu'un résultat incorrect, il faudrait pouvoir orienter cette chimie interne dans un sens plutôt qu'un autre, préférer une voie à l'autre. La question serait alors de savoir sur quel critère physique?  Eddington imagine un critère de goût pour un composé: le sucre ou la craie. Mais il délaisse ce type d'explication qui pour lui ne fonctionne pas au niveau de la machine chimique, du mécanisme. Il délaisse alors une partie de la question : celle du libre arbitre, sur quel plan se détermine la volonté de choisir le respect de la norme ou du sens, plutôt que l'inverse, l'absence de sens, l'absurde? Mais ce n'est pas la question d'Eddington, la sienne se concentre sur la problématique du critère de reconnaissance de la norme. il se demande si le sens ou le non sens ne serait pas quelque chose qui proviendrait d'autre chose que le niveau physique.

Remarquons qu'un humain peut aimer, avoir du goût, et que cela émane de son corps, de sa machine physique, pas de sa raison calculatrice. Que les molécules peuvent s'attirer ou se repousser conformément à des lois chimiques. Que sa pensée ou sa volonté même se retrouvent sous l'éteignoir quand il dort, et qu'elles ne sont qu'une conséquence de son corps vivant. L'homme interprète le monde et se soumet à ses règles, comme la propreté, avant même de savoir parler ou compter. La conformité à la norme peut donc se trouver dans le mode du ressenti, aussi bien que dans le mode du pensé. Or l'expérience intérieure prouve que l'on peut à la fois calculer et ressentir. Qu'il y a à la fois simultanéité et rapport de causalité apparent entre nos passions et nos pensées. Nous pensons ceci parce que nous sommes tristes, mais nous pouvons penser cela qui nous rend joyeux. Autrement dit calculer ou penser n'est pas notre unique mode d'être, vivre c'est dérouler en même temps une multitude d'activité. Par exemple conduire et téléphoner, ce qui implique à la fois de respecter les normes du véhicule en fonction de la finalité que l'on actualise, aller à tel endroit, mais aussi d'enfreindre les normes humaines puisqu'il est interdit de téléphoner au volant. 
Eddington n'imagine pas une relation entre plusieurs activités simultanées puisqu'il assimile la pensée à un processus linéaire du cerveau, une sorte de ligne séquencée par des évènements, isolé totalement du reste du corps, ne donnant prise à aucun processus inconscient. D'où pour lui un problème de correspondance entre deux niveaux: celui des valeurs et des actions qui les portent, comment évaluer une valeur sur cette ligne purement déterministe avec un cerveau monotâche pleinement occupé à enchaîner cause et effets dans la pensée ? Le problème se résout immédiatement si nous utilisons l'ordinateur, machine déterministe, comme paradigme de la pensée. 

Un programme peut être écrit, qui, sur un critère quelconque, projette de calculer telle opération de manière correcte ou bien de manière incorrecte. Qui donne à la machine le critère du correct ou de l'incorrect, de la norme? La norme est simplement une valeur. Qu'est ce qu'une valeur pour un être vivant?( cf "Le monde des valeurs" de Raymond Ruyer), quelque chose qu'il vise, qui détermine les raisons de ses actions, qui amène du sens à sa vie s'il s'agit d'humains. Limitons nous pour l'instant à un monde de deux valeurs. Il suffit donc de donner à l'ordinateur, par programmation, la valeur "vrai" en l'associant à la réponse correcte( ce que fait un élève qui apprend par cœur).
L'ordinateur peut alors afficher la réponse "x" associée au vrai c'est à dire à la réponse correcte, ou la réponse "y" associée au faux c'est à dire à la réponse incorrecte. Comment l'ordinateur va-t-il choisir ce ou ? Autrement dit comment lui faire manifester un libre arbitre dans sa carcasse déterministe? Il faut alors introduire le hasard dans le programme. Le hasard peut être produit artificiellement, idée étrange mais bien réelle, utilisée par toutes les loteries, par exemple le Loto national. Mais nul besoin de boules qui tournent, des fonctions mathématiques peuvent produire des résultats tellement divergents au regard de la valeur des paramètres qu'elles utilisent qu'on peut assimiler leur résultat à des valeurs aléatoires, c'est à dire sans causes déterminées. (En fait, la ou les causes existent, elles sont définies par les valeurs des paramètres et par la fonction utilisée).

Ainsi par l'exécution d'un programme déterministe, de fonction aléatoires et de données appropriées, nous pouvons simuler le fonctionnement d'un être qui répond incorrectement à une question tout en sachant la réponse, et qui "sait" que sa réponse est incorrecte, mais qui, en ayant une forme de libre arbitre, peut tout aussi bien faire l'inverse en choisissant de donner la réponse correcte. Le programme peut simplement être vu comme un ensemble de données, donc comme un agencement particulier de la matière, tout comme un corps humain.

Mais nous pouvons aller plus loin avec un programme multitâche. Si chaque fonction du programme se voyait affublée d'une valeur ( numérique ou alphabétique par exemple l'important étant de définir un ordre des valeurs), alors le programme pourrait choisir une fonction dans l'ordre croissant des valeurs, celle ci simulant les activités potentielles d'un acteur, ou d'un actualisateur comme dirait Ruyer. Nous aurions alors un agencement téléologique, basé sur un ordre des valeurs associées à chaque fonction exécutée.
Avec un programme multitâche, d'autres tâches s'exécuteraient dans le même temps qui pourraient changer les valeurs associées à chaque fonction sur des critères aléatoires ( ou externes, comme la température, l'heure...) ou bien choisir une exécution dans un  ordre différent des valeurs, l'ordre décroissant par exemple. Le choix d'une action serait alors indéterminé, imprévisible, tout comme le résultat final, bien que guidé par une finalité portée par un ordre. Le point crucial ici étant que nous sommes dans le cadre d'une machine parfaitement déterministe.

Nul besoin alors d'invoquer, comme Kant, les noumènes comme dans la 3e antinomie de la Critique de la raison pure, pour rendre compatible la liberté avec le déterminisme naturel.
Mais Ruyer a raison dans ce cas de penser possible un néo-finalisme sous forme d'une actualisation d'un sens qui "survole"  la causalité, perspective qui en recouvre une autre : un agencement matériel traversé par de l'énergie. Dans notre exemple nous "construisons" la forme de ce sens par l'intermédiaire du programme informatique, nous le "fossilisons" dans la machine comme dit Ruyer, alors que dans le corps humain, la "fossilisation" de cette forme provient de l'évolution de notre ADN. ces deux perspectives forment une application de Spinoza : "l'âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue".( Ethique, scolie, proposition 2, partie III ).
Le terme de "fossilisation" n'est d'ailleurs pas approprié pour le programme informatique, puisque ses données, aussi bien que son code ( équivalent à des données) peuvent être modifiés par lui-même, beaucoup plus rapidement que notre ADN par l'évolution ou intentionnellement par l'homme lui-même.
















vendredi 16 novembre 2018

Σοφία , φρόνεσις, gilets jaunes

Aristote distingue la sagesse: σοφία ( sophia), de la prudence: φρόνεσις (phronesis). Prudence aujourd'hui signifie précaution, mais le sens antique diffère. Pour Aristote un homme prudent doit "être capable de délibérer correctement sur ce qui est bon ou avantageux pour lui-même, non pas sur un point partiel...mais de manière générale" ( Ethique à Nicomaque, VI,5). Il s'agit donc d'une sorte de raison pratique qui nous doit guider pour résoudre, en direction du Bien, les problèmes posés par la contingence de toute vie humaine. Par opposition la sagesse apparaît comme la raison théorique, apte à dégager les lois du nécessaire, à forger les connaissances et concevoir les démonstrations au moyen de la logique. Dès lors "ce qui est sage est (toujours) la même chose" puisqu'il traite du nécessaire, et "ce qui est prudent est variable" puisqu'il concerne des circonstances changeantes. Aristote illustre parfaitement cette différence par la remarque suivante : " C'est pourquoi nous disons qu'Anaxagore, Thalès et ceux qui leurs ressemblent possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les choses qui leur sont profitables à eux mêmes" ( Ibid VI,7). La phronesis consiste donc en une disposition à bien agir, de façon éthique, qui met en œuvre une délibération, c'est à dire un choix en vue du bien, du bonheur.  La sophia permet de calculer comment, soumis à des lois naturelles, nous pouvons prévoir ce qu'il va advenir.

Les lois de la physique rendent compte de la nécessité à l’œuvre dans la nature. Ainsi nous savons que par effet de serre, dû entre autre au gaz carbonique ( CO2)  provenant des véhicules et des industries,  la température du globe augmente et que le climat change produisant des effets dramatiques. La sagesse nous permet de démontrer que nous devons faire baisser la température du globe pour éviter ses effets délétères sur le climat. De même savons nous qu'il faut diminuer les particules fines aériennes et les gaz nocifs sortant des pots d'échappement qui provoquent des maladies respiratoires. Comment alors agir prudemment ? c'est à dire conduire sa vie ( et sa voiture ) de manière à ne plus rejeter de C02 ni de particule fines ? Pour y réfléchir il faut alors descendre de sa voiture en panne d'air pur et endosser le gilet jaune.

Nous ne savons pas, chacun pris individuellement, modifier les effluves de nos automobiles. Nous restons soumis, de plus en plus, à la division du travail social. Il faut donc nous en remettre aux fabricants de voiture. Bien sûr nous pourrions réviser nos usages : aller plus souvent à pied ou à vélo... Mais cela ne règle pas le problème général planétaire du transport de marchandises ou celui de la distance entre travail et domicile. Pour délibérer, et faire preuve de prudence, nous avons un double problème: les véhicules propres n'ont pas assez d'autonomie et la plupart des ménages ou des entreprises ne peuvent pas se les offrir. Mais puisqu'il s'agit d'un problème de société, que nous ne pouvons pas résoudre individuellement,  il nous faut faire appel à la politique ( ou même à la cosmopolitique), dont la fonction même consiste à prévoir, et résoudre ces questions posées au plus grand nombre. Le politique pense alors soudainement à utiliser les mécanismes de marché, il suffit de s'appuyer sur la main invisible, sur l'équilibre de l'offre et de la demande qui s'ajustent de façon magique et parfaite dans un monde libéral et concurrentiel. Eureka ! Il suffit  d'augmenter artificiellement le prix des carburants à la pompe, L’état empoche et tous vont changer leur véhicule pour des véhicules propres !

Mais l'homme du commun ne peut que constater que l'économie de marché, ignorant les externalités négatives, est en voie d'épuiser les ressources fossiles. Les industriels , et les constructeurs automobiles, considèrent que l'eau, l'air, le pétrole, les arbres, les matières premières sont soumis librement aux impératifs de l'économie de marché, ce pourquoi ils n'ont pas conçu de véhicule propre pendant des années n'y apercevant aucun bénéfice.  Le marché, justement impose que les constructeurs ne peuvent fournir de véhicules électriques à bas coût à cause du prix des batteries composées de matière rare à prix élevé. Batteries qu'il faudra recharger par de l'électricité non décarbonée. A l'entreprise le profit, à l'individu l'éthique et le soin de la planète.

Le politique, qui sent le citoyen préoccupé par les enjeux écologiques, met donc le citoyen devant une aporie et lui dit: voilà je vais taxer de plus en plus  le carburant, il va devenir très cher pour toi, je vais empocher cet argent et décider sans toi de son usage, et en contrepartie je te laisse devant un non choix. Débrouille toi puisqu'il n'y a pas de véhicule propre abordable, ce n'est pas mon affaire c'est celle du marché! Toi le pauvre je te laisse une aumône: 4000 euros pour t'acheter un diesel, oui je sais ce n'est pas un véhicule propre... Toi le non pauvre ton sort m'est indifférent.

Ainsi le gilet jaune comprend que le politique ne fait pas de politique, qu'il ne gouverne pas, ne prévoit pas, mais qu'il collecte les produits des taxes à des fins obscures et indéchiffrables. Le gilet jaune ne demande qu'à exercer sa sagesse et sa prudence et attend impatiemment de la recherche la technologie abordable qui lui permettra de ne plus alimenter l'effet de serre et de respirer un air pur. Pour cela le politique peut jouer un rôle utile, par exemple en subventionnant la recherche, le transport collectif propre, ou , pourquoi pas, en nationalisant un constructeur automobile qui fournira la voiture propre pour le plus grand nombre.










dimanche 28 octobre 2018

Macron ou la science de l'ascension

"Par contre, généralement, il y en a toujours un qui assure dans une cordée. Et ce n’est pas le premier qui assure. Je le dis parce qu’une société qui n’a pas ses premiers de cordée, qui n’a pas des gens qui arrivent à ouvrir la voie dans un secteur économique, social, dans l’innovation, ne monte pas la paroi. Mais quand il n’y a personne qui assure, le jour où ça tombe, ça tombe complètement." dit Emmanuel Macron à l'Elysée le 17 Juillet 2018, et de prendre comme exemple de chute le Brexit, sans doute s'imaginant lui même comme le premier de cordée français et l'innovateur en chef.
Cette analogie macronienne de la société emprunte ses images à l'alpinisme.
Les alpinistes sont à la cordée  ce que les travailleurs sont à un secteur économique ou social, c'est à dire solidaires . Les premiers de cordée sont nécessaires pour ouvrir la voie et gravir la paroi , tout comme les innovateurs sont requis  pour ouvrir de nouveaux marchés. Mais tout ceci ne peux se faire qu'avec ceux qui, derrière les premiers de cordée, assurent et tiennent fermement la corde. Tout comme "à l'arrière" de ceux qui innovent, d'autres  doivent les soutenir autrement dit la société toute entière doit conforter l'avant garde. Si personne n'assure un premier de cordée, il peut glisser et tomber, de la même manière si la société ne suit pas fermement ses fers de lance alors la société s'écroule lamentablement...

Peut-on réduire la société à ce paradigme vertical ? A ce réductionnisme de startup?

Peut-on vraiment considérer une société comme une photographie d'un ensemble ordonné et hiérarchisé d'individus, gravissant une montagne, ayant le même intérêt commun, celui d'aller plus haut. Etant tous alors solidaires ils se doivent de soutenir la progression vers le haut des meilleurs car  hauteur signifie ici  bonheur de tous. Cette éthique de la pyramide ne va pas de soi, car beaucoup se démènent encore dans les plaines et n'ont jamais commencé à grimper. Qui plus est, personne ne leur a jamais tendu la corde. Leur regard reste baissé car beaucoup d'obstacles jonchent le sol et leur faut les éviter. En haut de la pyramide poussent les fruits du bonheur que les premiers de cordée promettent de faire ruisseler en aval pour les "derniers de cordée". Mais entre temps, tout en bas, parce que la nourriture se révèle insuffisante, on a prélevé les denrées des plus vieux pour les donner aux plus jeunes, idée qu'on ne trouve guère dans l'esprit montagnard qui respecte les anciens.

 Mais une société n'est pas une photographie, pas plus qu'elle ne se compare à une montagne. Toute structure, nous apprend Saussure, peut être analysée en terme de synchronie et de diachronie, de présent et de passé. 
Résumer la synchronie de la structure que forme la société française à la concurrence dans l'innovation est pour le moins réducteur. L'innovation constitue un moyen, pas une fin. Les français attendent des politiques une claire vue des fins. Ils recherchent le bonheur, pas l'innovation. Ils désirent que leurs besoins primaires soient couverts: santé, justice, logement, nourriture. Ils sont avides de culture, de partage et d'amour. La cohésion de la société française repose sur la liberté, la fraternité, l'égalité, faudrait-il ajouter à cette devise "l'innovation" ? Évidemment ça n'a pas de sens. Quelle éthique derrière l'économie ? Le philosophe roi Macron veut gravir des montagnes pour trouver de nouveaux trésors et entraîner le peuple derrière lui, mais "en même temps" il ferme des hôpitaux, réduit les crédits dans l'éducation, rend l'énergie plus chère. Et si la politique devait aujourd'hui contourner la centralité du travail pour améliorer les rapports en société? Comment hiérarchiser les besoins, comment ne pas fermer les hôpitaux ? Comment éviter les ghettos ? Comment partager ? Le philosophe roi ne guide pas un peuple, il dirige une entreprise. Les français attendent aussi des politiques un respect de ce qu'ils sont et d'où ils viennent, ils refusent d'être considérés comme éléments anhistorique, comme particules venant de nulle part et gênant le "progrès".

Les êtres qui vivent aujourd'hui sont nés d'autres êtres et ont hérité d'un monde. Le petit Macron s'est instruit dans des écoles de la République bâties par des centaines de mains et de cerveaux. Pour cela il a emprunté des rues, des moyens de transport, des routes,  toute une infrastructure dont l'origine se perd dans les siècles. Il a suivi l'enseignement de nombreux professeurs sans doute maintenant à la retraite auxquels , ingrat, il fait les poches en tirant un trait sur leur mérite. Il s'inscrit dans l'héritage des Lumières, de générations d'êtres pensants qui ont façonné la tradition dans laquelle lui et nous vivons, qui ont déterminé la langue, les limites du territoire, les institutions. Toutes les pensées, les artefacts, la situation de la planète ( tout n'est pas positif...) , la valeur de ce que nous avons aujourd'hui nous le devons aux êtres d'hier. Y compris les cordes et le matériel d'alpinisme. Cette armée des ombres détermine notre vie largement autant que les éclaireurs d'aujourd'hui. Il nous faut respecter ce socle sur lequel nous reposons. Cessons d'attribuer en avance à la jeunesse le mérite de la société d'aujourd'hui. La jeunesse innovante aura ce mérite demain.

Macron fait du Bergson. Vitaliste il pense que les structures inertes doivent recevoir un élan vital pour devenir vivante. L'élan c'est lui, Macron. Sans élan, sans celui qui tire ( le premier de cordée)  les molécules ( le peuple) ne peuvent former l'organisme. Depuis,  la biologie a découvert que la vie pouvait être assimilée à l'organisation des mêmes molécules dont est constitué l'inerte. Les molécules coopèrent régies par un certain nombre de lois de composition pour former des systèmes complexes. Pas d'élan vital nécessaire, juste de la chimie moléculaire. Donnons un peu plus d'importance aux molécules.






mardi 28 août 2018

La parole de l'Etat

Le gouvernement a décidé de ne pas revaloriser les retraites en 2018, mécaniquement elle vont donc baisser puisse qu'elles ne rattrapent pas l'inflation. En fait il s'agit de décaler une revalorisation de 0.8% ( moins que l'inflation).
Mais cette mesure ne fait que diminuer encore le pouvoir d'achat des retraités, comme l'explique  les Echos.
"Certes, la mesure consiste à décaler de seulement trois mois une augmentation éventuelle. Mais elle intervient alors que les dernières années n'avaient pas été fastes (aucune revalorisation en 2016 et 2014, et un petit +0,1% en 2015)."
Les pensions ont déjà cette année subi une baisse par l'augmentation de la CSG pour de nombreux retraités.
Cette érosion pose un problème de fond. Tout se passe comme si L’État utilisait toutes les ruses possibles pour continuer d'affirmer que le montant des pensions ne change pas. Mais si le montant brut ne change pas, il suffit que les taxes changent  ou que l'inflation ne soit pas compensée pour que le pouvoir d'achat se déprécie.
En ciblant les retraites avant même sa réforme, L’État agit donc sournoisement, comme un minable petit délinquant, et engendre le doute sur sa parole. En effet tout système de retraite, y compris le nouveau système qui sera bientôt présenté par le gouvernement, implique  que les actifs puissent calculer leur future pension et fasse confiance à l' État comme la garantissant. La prédictibilité de la future pension est essentielle ainsi que la constance de son montant.
Ce calcul, que la retraite soit définie par répartition, par point, ou par capitalisation, nécessite :
- une formule de calcul simple
- que L’État garantisse la pérennité de la formule.
Car sinon l'homo Economicus, dans sa phase d'activité, perdra confiance et considérera que tout ce qui est annoncé sur les retraites n'a aucune crédibilité.
Quand L’État ment, comment le pays peut-il alors rester gouvernable ? Quel système de retraite peut-il rester crédible?

mardi 29 mai 2018

Le clignotant et la démocratie

Lorsque des piétons marchent sur un même trottoir, ils parviennent sans peine à se croiser ou à se dépasser, simplement en changeant de direction suffisamment à l'avance pour ne pas se heurter. Parfois, rarement, deux piétons arrivant en face à face initient un écart, malheureusement du même côté chacun. Ils doivent alors s'arrêter pour éviter le choc, et tenter l'autre direction, inaugurant alors la séquence ridicule où chacun essaie d'éviter l'autre, comme une machine enrayée qui répète un défaut, déclenchant une intimité forcée , drôle ou désagréable, avec l'alter égo d'en face.
Mais lorsque plusieurs véhicules roulent à vive allure, ces amusements puérils ne sont pas de mise. Les temps de réactions à 130 km/h deviennent enjeux de vie ou de mort.
C'est pourquoi un génial inventeur a imaginé le clignotant. Comme une excroissance du cerveau, cette lampe s'allume puis s'éteint, puis s'allume, (bref elle clignote ) comme témoin d'une intention. Un peu comme le rougissement de la peau manifeste un émoi, sauf que la peau , heureusement, ne clignote pas.
Donc, avant même l'action de changement de direction (tout le monde n'a pas encore bien compris ce principe d'antécédence très complexe ) , tous les conducteurs au voisinage de ce clignotant peuvent prédire un changement de direction. Car, encore plus génial, il y a un clignotant de chaque côté des automobiles. Ainsi, grâce à son déclenchement, il est non seulement possible de prévoir un changement de trajectoire, mais de plus de connaître à l'avance quelle direction va prendre le véhicule en question.
Il est facile d'imaginer le nombre de collisions évitées par l'action de ces simples signaux lumineux.
Mais ce remarquable dispositif, comme une métaphore de la vie en société, sépare l'espèce humaine en deux camps irréconciliables. Car vous le savez, le Code de Route rend obligatoire l'usage du clignotant lorsque vous changez de file sur l'autoroute. Puisque c'est une obligation, beaucoup s'en acquittent, ils forment le premier camp. Ils pensent, comme Rousseau, que respecter la loi qu'ils ont forgée en tant que peuple souverain, fait d'eux des hommes libres. Que cette loi, sans conteste, permet de rouler en sécurité, comme les feux rouges ou les stop, et illustre la liberté positive, celle d'appliquer la loi que veut le peuple.
Mais il faut distinguer, en philosophie, obligation et contrainte. L'obligation vient de la loi, donc fait appel à l'autonomie de la personne qui a le choix de respecter ou non (avec risque de sanction), la législation. La contrainte agit par la force et s'impose à la volonté et ne laisse donc pas de choix. Le deuxième camp considère que le Code de la Route n'est pas une obligation, mais une contrainte, c'est à dire pense qu'actionner son clignotant s'apparente à une contrainte, donc s'impose à lui contre sa volonté. Mais, plus subtilement, admet une relative utilité du clignotant. Et par conséquent pense que chaque individu doit décider, en fonction de l'occasion, s'il est pertinent de l'actionner ou non. Ce deuxième camp oppose donc la liberté individuelle, conçue comme l'idée d'agir selon son bon vouloir, à la liberté positive.
Mais comment décider seul si mon changement de direction sans clignotant n'est pas dangereux ? Si je suis seul sur une route déserte, sans véhicule devant ou derrière, je peux estimer que mettre mon clignotant est inutile. Mais si je suis précédé et suivi de voitures, à une certaine distance, il me faut apprécier leur vitesse pour estimer si mon action sans clignotant est dangereuse ou non, ce que l'on fait généralement de toute façon avant de changer de file. Raisonner ainsi c'est oublier le conducteur devant soi qui peut lui aussi décider de changer de file sans clignotant, parce qu'il a estimé en vous voyant que vous n'allez pas changer de file, donc on retombe sur les dangers de l'imprédictible. Bref le clignotant n'est utile et opérant que comme moyen de signalisation du changement de direction de l'ensemble des véhicules, pas de quelques uns.
Cela pose un problème plus profond de démocratie. Doit on respecter la loi uniquement lorsqu'on la juge fondée ?
 Chacun peut prétendre ne pas respecter la loi car elle lui est néfaste, ou lui pèse, ou pour d'autres raisons, en arguant qu'elle n'est pas fondée. Mais qui décide qu'une loi est fondée ou non ? Si chacun se détermine pour lui-même, alors nous obtenons autant d'avis que d'individus, et nous retournons à une loi par individu c'est à dire à l'état de nature. C'est pourquoi les lois sont votées à la majorité. Ce qui implique que beaucoup, en démocratie, sont en désaccord avec la loi. Cependant, la démocratie réelle, qui complète la démocratie formelle et procédurale, impose de critiquer et discuter les lois. Il n'est donc pas anti-démocratique d'évaluer si mettre son clignotant est utile ou inutile, léger ou pesant, anecdotique ou liberticide. Le peuple souverain doit garder un regard critique a posteriori sur toutes les décisions de ses représentants et refuser toute loi qui ne va pas dans son intérêt ou celui de l'humanité. Mais il faut aussi considérer que l' expertise de tout sujet n'appartient pas à chaque individu, et que chacun n'est pas à même de porter un jugement pertinent et informé sur tout: la loi impose une dose de confiance de chacun dans les décisions techniques prises par les experts et donc une forme d'obéissance a priori.
Le sujet du clignotant n'est pas anodin, puisque la vie d'autrui peut être mise en danger. Et si l'on demandait globalement au peuple s'il faut mettre son clignotant, il y a fort à penser que bien peu seraient en désaccord, bien que se passant parfois de l'obligation. Donc le problème n'est donc pas tant l'accord sur le fond que les modalités d'application. 
L'homo automobilus approuve la loi, mais la ressent comme une contrainte, dans sa toute puissance mobile. Il se joue des limites naturelles de son corps, file en toute liberté et à toute vitesse vers un objectif fixé individuellement. L'Autre, le véhicule qui précède ou qui suit, est un obstacle à sa pleine liberté. Mettre son clignotant lui rappelle ces obstacles et se rattache à eux. L'homo automobilus illustre le concept de liberté négative, illustré par Isaiah Berlin dans son texte "Deux conceptions de la liberté", ou celui de liberté vue comme absence d'obstacle comme la définit Hobbes dans le chapitre XXI du Léviathan. Il se dit que "dans certains cas", il peut s'affranchir, dans sa toute puissance de conducteur libre, de l' obligation du clignotant. Au contraire, affirmant sa liberté positive, le conducteur qui positionne à tout coup son clignotant, comme un réflexe, comme une prolongation de son automobile, éprouve une sorte de satisfaction à agir pour autrui. il ressent à l’œuvre une sorte d'intelligence collective en mouvement, une harmonie qui tient le mal au loin, simplement par usage de la prudence. Prudence au sens antique du terme qui n'équivaut pas à précaution mais plutôt à clairvoyance, appréciation calme des bons choix en fonction des enjeux.
Le conducteur qui s'affranchit des règles du clignotant ne montre pas ses changements de direction. Mais il montre sa liberté. En creux il signale aux autres une forme de supériorité. Appliquer les règles de façon systématique, c'est bon pour vous, pas pour moi. Et puis ce n'est pas si grave pense-t-il. Et c'est vrai: le problème ne vient pas de cette simple action. 
Le problème est celui-ci : comment appliquer des règles collectives en société si chacun s'estime maître de les refuser parce qu'il les juge contraignantes? Que certains sont tenus de les appliquer mais pas d'autres ?






dimanche 25 mars 2018

La retraite, privilège ou conquête ?

Le président Macron, en augmentant la CSG pour environ 60% des retraités, souhaite utiliser cette ponction sur leur pension pour financer une baisse des cotisations sociales des actifs. Cette mesure est-elle juste et utile ?

A une époque où il est demandé une solidarité inter-générationnelle inversée, c'est à dire que les retraités, par augmentation de taxe, doivent maintenant financer l'économie  et non l'inverse, il est bon de se remémorer les bases historiques constitutives de l'assurance retraite.
Le portail de la Sécurité Sociale permet de retracer  l'historique de ce système d'assurance, qui inclut l'assurance vieillesse, né en 1945 au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Comme il est rappelé, ce système repose sur deux textes:
- L'ordonnance du 4 Octobre 1945.
- L'article 22 de la déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948.
L'article 1 de l'ordonnance est ainsi rédigé:
"Il est institué une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent."
Voici l'article 22 de la déclaration:
"Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays"

Étrangement l'idée de "risque" évoquée dans l'article 1 ne correspond pas tout à fait au problème spécifique que pose aujourd'hui la retraite. Le salarié sait que nécessairement il atteindra un jour un certain âge auquel il n'aura plus la force ou la compétence pour continuer à travailler, et auquel les employeurs ne voudront plus de sa force de travail, lui préférant de plus jeunes embauchés, moins payés, plus malléables, et formés à des techniques nouvelles. Nous ne sommes donc pas dans le cas d'un aléa de la vie contre lequel il faudrait se montrer solidaires, mais face à un évènement inéluctable qu'il faut prévoir. Cette étape, ce seuil à franchir, ne date pas d'hier. Au XIXe, dans la France paysanne, les familles prenaient en charge les anciens lorsqu'ils  ne pouvaient plus subvenir à leurs besoins . Il était alors de bon aloi d'avoir beaucoup d'enfants afin de multiplier les chances d'être soutenu dans sa future vieillesse. La loi du 5 avril 1910, "institue un régime d’assurance obligatoire pour les salariés du commerce et de l’industrie". Elle est appelée ROP, "Loi sur les retraites ouvrières et paysanne". Elle est obligatoire pour les salariés qui touchent  par an moins de 3000fr, et facultative pour tous les autres, paysans, artisans, petits patrons etc. L'assuré cotise 9fr annuel , l'entreprise et l’État abondent à ce capital,  l'âge de départ en retraite est de 65 ans. C'est pourquoi elle est appelée "retraite des morts" puisque la plupart meurent avant cet âge.
Les retraites sont constituées par capitalisation jusqu'en 1941, où l'on instaure la répartition. L'après-guerre institue la Sécurité Sociale , tentative d'instaurer un régime général obligatoire unique géré par une seule institution(objectif non tenu) . Elle est constituée de cinq branches: maladie, vieillesse, famille, accidents du travail, cotisations et recouvrement.
La CSG ( Contribution sociale généralisée) est mise en place par la loi du 29 décembre 1990 et la CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) le 24 janvier 1996. La CASA, Contribution Additionnelle de Solidarité pour l'Autonomie, a été instituée par la loi du 17 décembre 2012, seuls les retraites, pension d'invalidité et préretraites sont taxées, sauf celles qui ne sont pas imposables. Ces trois taxes constituent l'essentiel des prélèvements sur les pensions.
Jusqu'en 2017, les retraites étaient soumises aux prélèvements sociaux aux taux suivants:
Cotisations régime général, Arrco et Agirc:
-  CSG : 6,60%
-  CRDS: 0,50%
-  CASA: 0.30% ( Contribution Additionnelle de Solidarité pour l'Autonomie )
avec en plus pour les Cotisations Arrco et Agirc:
- maladie: 1%

La taxe qui change tout

En 2018, la CSG augmente pour tous de 1,7% et passe donc à 8,3% pour les retraités et 9,2% pour les salariés. Mais elle est compensée pour les salariés par une baisse des cotisations sociales, alors qu'il s'agit d'une perte sèche pour une partie des retraités . De plus ce n'est pas le montant des retraites qui détermine les taux de CSG pour chacun mais le revenu fiscal de référence. Ainsi des retraités, non imposables, qui touchent moins de 1200 euros mensuels ont vu leur retraite baisser à cause du nouveau taux de CSG car il étaient au dessus du seuil de référence par leur revenu  fiscal déclaré.





avant mesure
après mesure
Maladie
Activité
6,05
7,75
Chômage et IJ
4,75
4,75
Retraites et invalidité
5,15
6,85
Jeux
5,75
7,45
Famille
Activité
0,85
0,85
Retraites et invalidité
0,85
0,85
Jeux
0,85
0,85
FSV
Capital
7,60
9,30
Cades
Activité
0,60
0,60
Remplacement
0,60
0,60
Capital
0,60
0,60
Jeux
0,30
0,30

 Affectation de la CSG par branche de la Securité Sociale ( en Milliards d'euros )
Source : http://www.senat.fr/rap/l17-077-2/l17-077-23.html

Un modèle qui a vécu
 
En 1946, la population française atteignait 40,5 millions. Nous sommes aujourd'hui 65 millions. Le rapports cotisants / retraités ne cesse de se dégrader: dans le dernier rapport du Conseil d'Orientation des retraites, de 1,7 en 2018  il  passerait à 1,27 en 2066. Le montant des retraites versées représente près de 14% du PIB en 2016.
Alors que la démographie évolue de manière assez prédictible, il n'en est pas de même du chômage, qui peut encore aggraver ce ratio. Il faut donc changer de modèle social pour pouvoir accompagner ces changement démographiques et économiques. Mais changer de modèle social ne peut être demandé aux retraités seuls et demande du temps et du consensus.
  
Est-il juste d'augmenter la contribution des retraités relativement à celle des salariés?
Pour répondre à cette question il faut ne faut pas considérer uniquement les aspects purement économiques, mais également le regard que pose la société sur la vieillesse ou la "séniorité" et les conditions de vie réelles. Mais commençons tout de même par l'aspect économique et par cet extrait du rapport du COR:
"Les cotisations vieillesse représentent près de 80% du financement du risque vieillesse-survie, contre de l’ordre de 50% pour les autres risques de la protection sociale. 14% du financement proviennent d’impôts et taxes affectés, comme la CSG, et le reste est assuré par des contributions publiques, notamment des subventions d’équilibre".(1)
 Ce qui signifie que 94% du risque vieillesse-survie ( pensions, APA, minimum vieillesse, besoins suite à disparition du conjoint) est financé par les cotisations et la CSG, et que 6% proviennent d'autres sources de l'Etat. Remarquons qu'en cotisant à la CSG, et en payant leurs impôts les retraités payent donc eux mêmes une part du risque vieillesse survie, tout comme en payant la CASA.
Le retraité actuel a donc pour caractéristique d'avoir payé rubis sur l'ongle les cotisations pour payer la retraite des générations précédentes et de participer à des taxes spécifiques à destination de la vieillesse actuelle par la CSG et la CASA. Mais si les vieux cotisent pour les vieux, où est la solidarité?
Une promesse 

Comme nous l'avons vu, l'histoire du système de retraite par répartition se définit par une promesse d'une génération à l'autre, promesse garantie et surplombée par l’État. L’État promet par la loi, que celui qui cotise pour d'autres recevra ce que d'autres cotisent pour lui, contrairement au régime par capitalisation dans lequel l'assuré doit payer des cotisations en échange d'une reconnaissance d'un droit à une rente viagère. Mais dans les deux cas, s'il n'est pas versé ce qui était prévu, il s'agit d'un coup de canif dans le contrat. En capitalisation, si vous cotisez toute votre vie pour une rente dont la formule change défavorablement un an avant la retraite, il s'agit d'un contrat non respecté. De la même façon, lorsque vous calculez combien vous toucherez par répartition, et que vous constatez que le montant des taxes augmente, du fait de l’État qui est le garant du système et de votre retraite, il s'agit d'une rupture de contrat.

 Comment en est on arrivé là?

Nous l'avons vu, ce modèle de retraite a vécu. Il faut donc en fonder un nouveau.
Le premier rapport du COR de Décembre 2001 rappelle les bases d'une bonne gestion:
"la gestion de tout système d’assurance vieillesse nécessite une adaptation régulière aux évolutions économiques et sociales, un suivi des mesures mises en œuvre et d’éventuels réajustements."
Un système d'assurance vieillesse est forcément sensible aux conditions économiques ainsi qu'à la démographie, tout le monde l'admet. Mais le COR en 2001 est assez optimiste :
"Le Conseil juge utile de rappeler les apports très positifs d’un système de retraite devenu, au fil des ans, un élément essentiel du contrat social, gage de sécurité et repère central dans la vie des Français. Les prévisions de long terme montrent que ce système est viable pourvu que l’on en gère l’adaptation progressive."
Le conseil insiste en suite sur ce qui nous préoccupe aujourd'hui, à savoir la confiance des français dans ce système: 
"Ils aspirent en revanche légitimement à savoir ce qu’ils peuvent attendre de leurs régimes : quelle pension, à quel âge ou après quelle durée d’activité. La confiance, indispensable à la pérennité d’un système fondé sur l’engagement des générations successives, est à ce prix".
Si cet avis comptait, tout changement important dans le système aurait donc du être annoncé longtemps à l'avance, comme l'a été le changement d'âge de départ et le nombre d'années qui sert de base au calcul des pensions. L'élection d'un candidat dont le programme n'est approuvé que par 18% des inscrits au premier tour ( 24% des exprimés) ne peut servir de blanc seing pour justifier l'argument "j'avais prévenu, c'était dans mon programme, et les français m'ont élu". Élu, oui, approuvé non.
Mais la confiance est aujourd'hui largement entamée, puisqu'une hausse brutale de 1,7% de la CSG, non compensée, sur une pension de 2000 euros revient à transférer, de sa pension à l’État 8140 euros sur 20 ans (avec une hypothèse d'espérance de vie de 20 ans pour les gens agés de 65 ans -source Ined), ou respectivement  12240 euros pour une pension de 3000 euros, bref une somme énorme pour un retraité. De plus cette taxation instaure un nouveau paradigme qui modifie profondément le contrat social: le retraité n'est plus censé bénéficier d'un système assurantiel et d'un repos mérité, mais devient un "privilégié" qui doit soutenir l'économie, puisqu'il est "inactif"  et plutôt "nanti", en résumé il devient une charge pour une économie mal en point. Avec de tels principes, pourquoi L’État s'arrêterait-il là ? Le populisme, qui alimente et profite des théories complotistes autour des élites et de l’État a du grain à moudre...

Le nouveau paradigme

Une vision purement économique de la société, ne prend en compte que les chiffres. Croissance, dette, perte, bénéfice, investissement, passif, actif. Les seuls contributeurs dans un tel monde sont les actifs. Plus encore, les contributeurs véritables sont ceux qui produisent, dans un monde interprété comme une immense entreprise. Les fonctionnaires, les gens âgés, les structures hospitalières, les structures éducatives ou judiciaires, qui ne produisent pas de biens commercialisables doivent rendre gorge et succomber au paradigme entrepreneurial. A cette mesure, les enfants deviendront bientôt imposables...
Ce jugement négatif oublie pourtant qu'une contribution, quelle qu'elle soit, doit s'apprécier à l'aune du passé, car elle sa valeur croit en fonction du temps. Si la seule valeur à prendre en compte se résume à la production du travailleur , alors le nouveau retraité, avec ses 41 ans de dures et loyales années de labeur, doit être porté au pinacle. Avec ses 41 ans d'impôts sur le revenu, il a permis de construire plus de route, d'école, d'infrastructures publiques de toutes sortes, que tous les actifs actuels, dont ces derniers bénéficient aujourd'hui.  En tant que consommateur, il aura fait plus pour les entreprises pendant 41 ans que n'importe lequel de ses descendants aujourd'hui, sans compter sa situation de consommateur à la retraite. Ne parlons pas de celui qui, âgé de 95 ans et imposable, aura payé 75 ans d'impôts et de TVA par sa seule consommation. Et puisque le Président s'est attaché à détailler le fonctionnement par répartition à la télévision, en reprenant, confondant le motif et la cause, des retraitées qui prétendaient avoir cotisé toute leur vie pour leur retraite, remarquons que le nouveau retraité aura payé, avec constance, la retraite des générations précédentes pendant 41 ans, remercions le donc pour sa persévérance. 
L'immense dette publique a été creusée par la génération des baby boomer entend-on ( BFM TV). Ils doivent en répondre, eux qui transmettent cette dette à leurs enfants. Je ne sais pas s'ils en sont responsables, mais en tout cas ils en subissent les effets comme toutes les autres générations. Il faudrait également les accuser d'avoir pollué la planète, d'avoir diminué drastiquement la diversité, épuisé les réserves fossiles... effets qu'ils subissent également. Par ailleurs cette logique comptable impliquerait logiquement de transmettre aux générations futures pas seulement les dettes, mais à l'inverse, les surplus des budgets positifs. Il faudrait alors rembourser les baby boomers  pour avoir maintenu la paix, obtenu le droit à la pilule, à l'avortement, à la sécurité sociale... et d'avoir amené à l'âge adulte les actifs d'aujourd'hui... Rendre l'Histoire comptable, c'est un peu marcher sur la tête. Les politiques menées dans la France bipolarisée ont toujours été menées avec une courte majorité, rendre  toute une génération responsable de toutes les décisions économico-politiques est une totale bévue. Chaque période de temps se rattache à la précédente par des milliards de causes visibles ou invisibles, tout comme sont interdépendantes les différentes régions du globe. Chaque situation historique est le résultat d'une somme complexe d'affrontements et on ne peut pas trancher l'Histoire comme du saucisson et dire "voyez cette tranche, ses grains sont responsables du goût de l'ensemble". C'est prêter beaucoup de vertu à la démocratie représentative que de penser que chaque décision de ses représentants est conforme à la volonté du peuple, puisque ce dernier en serait finalement, comme le dit Hobbes dans le chapitre XVI du Léviathan, l'auteur.
"Les retraités ont du patrimoine" entend-on aussi ( BFM TV). Ainsi la fourmi ayant travaillé tout l'été, se verrait reprocher de pouvoir bénéficier de sa récolte. Puisque vous avez beaucoup sué et récolté, il est maintenant injuste de tout garder pour vous, vous êtes privilégié, par rapport à ceux qui débutent! Ainsi la valeur phare du libéralisme, la liberté d'entreprendre et d'accumuler, deviendrait un vilain défaut lorsqu'elle s'applique aux petites gens qui ont réussit petit à petit, par leur seul travail, à acquérir leur logement sans bénéficier d'aucun héritage... Suivant cette loi naissante, le mérite personnel disparaîtrait dès lors qu'il peut engendrer des inégalités... Bien entendu un raisonnement différent s'applique pour supprimer l'ISF.

Mais les gens ne peuvent être jugés qu'à leur place dans l'économie. Il faut considérer la façon dont ils vivent, leur qualité d'individu vivant et ressentant. La santé , pour tous, est reconnue comme un des biens les plus précieux. Une enquête de l'Ined de 2010 illustre la situation particulière des individus face à la maladie, en fonction de l'âge. A 65 ans, l'espérance de vie sans maladie chronique se chiffre à 7,6 ans pour 36 % des femmes et à 13,5 ans pour les 64% restants. Les chiffres sont, pour les hommes, respectivement de 6,7 ans pour 39% et de 10,8 ans pour 61%, l'horizon radieux donc, se rétrécit. 51% des hommes de 65 ans ont une espérance de vie avec limitation d'activité modérée ou sévère. Dès la retraite, les années en bonne santé sont donc sévèrement comptées. C'est précisément le problème du "risque survie" incomparablement plus élevé en fonction de l'âge qui s’accroît. Au fait, je le précise pour les futurs retraités: il faut affronter une nouvelle dépense importante: la mutuelle santé, qui pour les actifs est en partie financée la cotisation patronale.
Les baby boomer sont aujourd'hui  soutien de famille. Ils aident et soutiennent leurs parents qui sont limités par la maladie. Cette enquête de la Dress pointe que parmi les plus de 60 ans , " 26 % déclarent au moins une limitation fonctionnelle (physique, sensorielle ou cognitive) ; 12 % ont des difficultés pour se laver et 28 % déclarent recevoir une aide humaine." Au dessus de 75 ans, 48% des femmes et 41% des hommes ont une limitation fonctionnelle, et 62% ont une maladie chronique.
Lorsqu'ils ne sont pas eux même dépendants les séniors assistent directement leurs parents ou contribuent au financement de leur maison de retraite. "fin 2015, 728 000 personnes fréquentent un établissement d’hébergement pour personnes âgées ou y vivent, soit 10 % des personnes âgées de 75 ans ou plus et un tiers de celles âgées de 90 ans ou plus" (étude dress). Vu le montant de l'hébergement dans les EPAD, il est rare que la pension d'un retraité suffise.  La loi impose la solidarité familiale vis à vis des ascendants, l'aide sociale n'intervient qu'en second lieu. Le million de personne atteinte d'Alzheimer demande également le soutien de leurs descendant, souvent déjà à la retraite.


Les retraités sont ils égoïstes ?

 "Au 31 décembre 2012, près d’un retraité sur deux (résident ou non en France) perçoit un montant brut de pension totale(y compris réversions éventuelles) inférieure à 1 300 euros par mois. En outre, près d’un quart d’entre eux perçoit un montant brut inférieur à 800 euros par mois (environ 10 % moins de 300 euros par mois), et un autre quart environ un montant brut supérieur à 2 000 euros par mois (environ 10 % plus de 2 700 euros par mois)."(2) (  COR page 12). Difficile donc de les présenter comme des nantis.

 "En 2013, le niveau de vie moyen des retraités est estimé à 2 049 euros par mois et par UC ( Unité de Consommation= personne du ménage) , et celui des personnes actives, âgées de 18 ans ou plus, à 2 062 euros par mois et par UC." (  COR page 29). Bien que les montants de pensions présentent un taux de remplacement en moyenne d'environ 70% ( Taux Remplacement= pension de retraite / ancien salaire ), ces niveaux de vie quasiment égaux s'expliquent par le fait que les retraités n'élèvent plus d'enfants, contrairement aux actifs. Si on raisonne maintenant en niveau de vie médian, le même document, page 34,  présente les résultats suivants pour 2013 :

5ème décile (médiane) , retraités : 1720 euros , actifs : 1790 euros. 

Ce qui signifie que la moitié des retraités touchent moins de 1720 euros alors que la moitié des actifs touchent moins de 1790 euros, les sommes sont donc comparables. Il faut également tenir compte d'importantes disparités géographiques, qui sont détaillées page 43. Nous arrivons à la conclusion suivante:
"Le niveau de vie moyen des 60 ans et plus relativement à celui de l’ensemble de la population varie entre 0,96 et 1,13 selon les départements, la moyenne nationale étant égale à 1,07"
Ce qui signifie, qu'en moyenne, le revenu des retraités se situe, selon les départements, 4% en dessous ou 7% au dessus , de l'ensemble de la population ( et plus seulement des actifs, comme indiqué plus haut).
 Nous sommes donc loin d'une situation intolérable et d'un déséquilibre entre les générations.
L'impôt sur le revenu, progressif, s'applique aux pensions de retraites, avec les mêmes barèmes que pour les actifs. L'impôt progressif a pour justification d'assurer une redistribution des revenus. A partir du moment où le retraité paye ses impôts, pourquoi serait-il privilégié par rapport aux actifs ? Parce qu'il ne travaille plus ? Mais alors il faudra que les actifs d'aujourd'hui qui avancent cette récrimination s'imaginent faire face aux mêmes reproches lorsqu'eux mêmes seront dans cette situation. Comment réagiront-ils alors?
Le retraité d'aujourd'hui contribue comme les actifs à l'effort commun, et ne bénéficie que d'une assurance fondée en 1945, à laquelle il a cotisé toute sa vie. Il espère, compte tenu de son horizon rétréci, pouvoir continuer à contribuer à l'économie par des impôts justes,  à la société par son investissement individuel et sa qualité de citoyen , et à sa famille en prenant soin de ses proches.
Le président a peut être oublié que les retraités votent en nombre, ne s'abstiennent pas, et représentent plus de 30% du corps électoral.




1- "Le financement du système de retraite français." Conseil d'Orientation des Retraites. http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-3882.pdf

2- "Les retraités: un état des lieux de leur situation en France". Conseil d'Orientation des Retraites. http://www.cor-retraites.fr/IMG/pdf/doc-3123.pdf