lundi 6 février 2017

être en forme, mais quelle forme ?

Pourquoi les manipulations génétiques, permises par une technique nommée Crispr-Cas9 posent elle un nouveau problème philosophique ? En quoi cela change-t-il fondamentalement l'idée de Nature ?

Lorsque nous admirons une statue, nous apprécions l'attitude générale, l'équilibre des masses, la finesse des découpes, le geste gracile, l'élancement majestueux, en bref sa forme. La matière qui  constitue la Vénus de Milo ou celle de la Victoire de Samothrace pourrait être substituée, ces œuvres resteraient identifiable quel qu'en soit le nouveau substrat. Parallèlement, dans la nature, un pissenlit naissant surplombé de son bouton vert compact se reconnaît aisément. Quand il grandit puis épanouit son éclatante corolle jaune caractéristique pourtant déjà très différente, nous savons qu'il s'agit du même pissenlit dont nous avons observé la forme se développer lentement. L'objet inerte aussi bien que l'organisme vivant possèdent un principe commun qui gouverne leur détermination, quelque chose permettant de les reconnaître de façon certaine: leur forme. La matière seule, indéterminée, n'existe jamais, elle est toujours accompagnée d'une forme. Le bloc de marbre qui engendrera la statue d’Aphrodite, avant d'être taillé, a déjà une certaine forme. Il possède en lui le potentiel d'avoir sa forme modifiée, dans certaines limites. Aristote dans sa "physique" pose cette règle universelle que tout les êtres corporels sont composés de forme et de matière, règle que l'on nommera "hylémorphisme", du grec "hylè" matière et "morphè" forme.
Lorsque la graine de pissenlit sommeille, sa forme recèle en puissance tout son devenir. A la rencontre d'une humidité suffisante et des nutriments adéquats elle pourra générer cette plante, celle-ci et pas une autre, par l'action de la vie se déployant en elle. Toute substance est contrainte par sa forme qui détermine son être depuis la génération jusqu'à la corruption finale. Ainsi chez Aristote la forme n'est elle pas statique mais motrice du changement, du mouvement de la vie. Elle n'est pas seulement l'apparence physique de la chose mais sa structure, son principe de détermination interne.
Dans la nature, l'organisme avant de se développer existe "en puissance", puis prend corps "en acte" de façon immanente. Nous dirons que la plante "pousse", alors qu'on pourrait dire qu'elle "est poussée" par la vie. Ce mouvement de la puissance à l'acte est guidé par la forme. La "forme" aristotélicienne des organismes naturels pourrait aujourd'hui être assimilée à son ADN. Mais ce principe de séparation entre matière et forme s'applique aussi pour Aristote à la production artificielle, générée par l'homme à partir de l'inerte. L'homme produit la forme de la statue, il est moteur de son changement, auteur et cause du mouvement de la matière qui l'amène à la détermination finale de l’œuvre, tandis que pour les processus naturels comme celui de la génération du pissenlit, le moteur est inhérent à l'organisme même. Ainsi toute la physique d'Aristote est-elle gouvernée, de l'inerte jusqu'au vivant, par le couple forme-matière.
La forme qui se déploie, a dans la nature pour cause la vie, et dans le monde artificiel a pour cause l'homme. Mais lorsque l'homme modifie le génome des êtres vivants, il affecte la forme des organismes vivants dans la nature, il intervient lui même dans le processus causal de la nature vivante comme il le fait déjà dans le monde inerte par la chimie ou la physique nucléaire. Il ôte ainsi au concept de nature sa signification, issue d'une séparation fondamentale entre humain et non humain. Il bouleverse à la fois la forme et la matière,  introduit dans le tréfonds de leur être de l'artifice. Que devient l'Autre si tout ce qui nous entoure porte trace d'action humaine ? Si toute évolution des espèces porte la marque d'une seule ? Si tout corps voit sa forme modifiée, non par la nature, mais par la culture ?
Nous vivrons dans un mode totalement artificiel, grouillant d'humains à la recherche d'altérité sur des "exo" planètes. L'idée de "milieu naturel" aura disparu, nous serons au centre, mais il n'y aura plus qu'un centre sans rien autour. Gouvernés par l'utile, nous aurons supprimé l'inutile. Fascinés par la croissance économique, nous mépriserons toute croissance biologique. Omnubilés par la maîtrise, "nous rendre comme maître et possesseurs de la nature" disait déjà Descartes dans le Discours de la Méthode,  nous aurons éliminé la différence et la contemplation.
Nous y sommes presque.





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