Dans le numéro 92 de Le 1Hebdo de février 2016 intitulé "L'antisémitisme des cages d'escalier" , Tahar Ben Jelloun, écrivain reconnu retrace son expérience de visite dans les écoles: "Ce fut ainsi qu’en novembre 2009,
Kader, 14 ans et encore en classe de sixième, se leva et me dit sur
un ton rapide : « Pourquoi les éboueurs sont tous des Noirs
ou des Arabes, jamais des Juifs ? »". Puis : "il
poursuivit en récitant les clichés de l’antisémitisme de base (l’argent,
les banques, les médias, les complots)". L'écrivain raconte qu'il rencontre souvent un antisémitisme de base dans les écoles.
Cette question, qui reste sans réponse dans l'article, mérite qu'on s'y arrête. Cet élève revendique, en creux, que les Juifs se retrouvent dans les métiers les moins estimés, comme le ramassage des ordures, disons à parité avec les Arabes et les noirs. Il prétend de surcroît que les Juifs ont capté le monopole dans certains secteurs comme la banque ou les médias, puis qu'un complot vise sa communauté d'origine. Mettons de côté une première erreur qui consiste à comparer une couleur et des ethnies ou des cultures.
Sa demande semble s'approcher des deux principes de justice qu'établit le philosophe John Rawls dans sa "théorie de la justice", en particulier le 2b.
1- "chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu
de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système
pour tous."
2- "les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles
soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b)
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément
au principe de la juste égalité des chances."
Rawls établit ces principes par opposition avec la morale utilitariste de Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Ces derniers admettent comme principe de justice " le plus grand bonheur pour le plus grand nombre" , même si pour cela certains groupe minoritaires restent laissés-pour-compte . Rawls admet les inégalités économiques et sociales comme inévitables puisqu'il y a lutte pour les postes et fonctions et que ceux ci sont limités, mais estime qu'elles doivent être compensées pour les plus désavantagés, par exemple avec une attention accrue pour les plus faibles à l'école pour conserver l'égalité des chances. C'est ce qu'il appelle "le principe de différence".
Mais avançant l'argument de la parité et de l'égalité dans les postes et fonctions , cet élève commet une seconde erreur et devrait aussi réclamer que des français non issus de l'immigration, des femmes, des asiatiques etc. participent aussi au ramassage des ordures. Or sa focalisation sur les Juifs ne lui permet pas d'atteindre cette logique. Mais l'argument lui même de la parité ne tient pas et constitue une troisième erreur. L'égalité parfaite des chances pour les postes, n'implique pas comme résultat une répartition égalitaire parfaite des communautés ou des sexes dans ces mêmes postes. Pourquoi ?
En premier lieu parce que chaque minorité ne peut être représentée dans les fonctions qu'en proportion de son importance dans la population. Il y a environ six millions de personnes issus de l'immigration maghrébine en France( ce qu'il nomme les Arabes), deux millions en provenance de l'Afrique noire et cinq cent mille Juifs. Si donc hypothétiquement il était possible de trouver, non l'égalité, mais l'équité, c'est à dire la proportionnalité, dans la répartition des postes nous trouverions plus d'Arabes que de noirs ou de Juifs, mais aussi une majorité de français "d'origine".
En second lieu les deux sexes ne se répartiraient pas dans les métiers à parité, parce que certains métiers nécessitent une force physique que l'on trouve plus souvent dans un sexe que dans l'autre, comme pompier, bûcheron, manœuvre, crs, éboueurs etc.
En troisième lieu, la maîtrise parfaite de la langue du pays d'accueil, pour occuper un emploi où ce critère est décisif, peut avoir comme résultat une sur-représentation des natifs par rapport à des personnes qui ont une autre langue maternelle.
En quatrième lieu parce qu'il se peut que dans une communauté donnée, certains postes soient plus considérés que d'autres ou bien que l'on ne l'on admet pas qu'il soit normal que les femmes et les hommes puissent occuper les mêmes postes.
En cinquième lieu parce que les immigrants n'offrent pas forcément une répartition homogène de leur société d'origine. Il se peut que soient sur-représentés dans telle ou telle vague d'immigration ceux qui étaient d'origine paysanne ou ceux qui étaient cadres. En conséquence ils ne pourront pas obtenir des postes très différents dans la société d'accueil.
En sixième lieu, il existe d'autres clivages qui interviennent dans la répartition des postes. Les immigrés de seconde ou troisième génération devraient se retrouver avec les mêmes chances que les autres, délestés du problème de la langue puisque nés en France. Or ce qui favorise les "héritiers" bourdieusiens, n'est pas à la portée de ceux qui sont arrivés en France depuis deux ou trois générations. De ce point de vue, les enfants des ouvriers de l'automobile ont peu d'espoir d'atteindre les classes préparatoires, qu'ils soient issus de familles françaises traditionnelles athées, juives ou catholiques ou issus de famille d'immigrés. Ils rencontrent les mêmes difficultés à savoir que le milieu familial, favorise ou non la progression de l'enfant. Le regroupement communautaire dans des banlieues ou des quartiers défavorisés est un facteur aggravant pour les résultats scolaires. Ces difficultés scolaires sont déjà détaillées dans un rapport de la cour des comptes de novembre 2004 concernant l'immigration : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000576.pdf. La qualification des immigrés augmente depuis 30ans comme le montre l'étude "Trajectoire et Origines", ou TeO, de l'INED http://bit.ly/1MYYnaA, mais les résultats scolaires des enfants descendants des immigrés ne sont toujours pas à la hauteur. " Les risques de ne posséder aucun diplôme du secondaire sont ainsi plus élevés pour les descendants de migrants originaires du Maghreb, de Turquie ou d’Afrique subsaharienne" nous explique cette étude, et "les immigrés et leurs enfants d’origine extra-européenne sont particulièrement concentrés dans les zones urbaines sensibles et l’habitat social." . L'étude TeO pointe un fait troublant :" Au contraire, les écarts par origine disparaissent pour les filles. Tout se passe comme si l’institution scolaire ne produisait pas de désavantages liés à l’origine pour les filles, mais en créait pour les garçons ou se montrait dans l’incapacité de les juguler."
Conformément au principe de différence de Rawls, certains dispositifs de soutien sont mis en oeuvre en France pour diminuer les inégalités :
- les RASED : Réseaux d'Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté
- le dispositif "ouvrir l'école aux parents" https://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p2_1231237/ouvrir-l-ecole-aux-parents
- les ZUS : Zones urbaines sensibles, avec exonérations fiscales et sociales.
Mais ces dispositifs sont inopérants à la sortie du système scolaire pour éviter une ségrégation à l'embauche et une différence dans les revenus, comme l'explique l'enquête TeO " Une fois pris en considération les effets des niveaux de qualification, les descendantes d’immigrées non européens restent en situation de surchômage et aussi de sur-inactivité en comparaison des femmes de la population majoritaire. Les descendants d’immigrés non européens sont, quant à eux, également en surchômage comparativement aux hommes de la population majoritaire mais l’écart est dans leur cas plus important que pour les femmes, laissant entendre que la force des discriminations liées à l’origine les affecte davantage que les femmes (chapitre 7). Une fois en emploi, lorsqu’on examine les niveaux de salaire horaire, la décote salariale liée à l’origine est peu prononcée pour les descendantes d’immigrés, tandis qu’elle s’avère importante pour leurs homologues masculin."
De son côté une grande partie de la communauté juive en france existe depuis des centaines
d'années, elle n'est donc pas soumise aux restrictions spécifiques qu'on vient de décrire qui
s'imposent aux récents immigrés , ses résultats
scolaires ne font pas débat, ce qui explique qu'elle puisse espérer et obtenir les
meilleurs postes et fonctions, contrairement aux descendants d'immigrés qui sortent du système scolaire sans diplôme. Ce qui suffirait à expliquer qu'elle n'apparaissent pas chez les éboueurs, ce qui de toute façon ne peut se deviner, la judéité n'étant pas une caractéristique morphologique.
Quant à sa relation à l'argent il n'est que de constater que parmi les hommes les plus riches du monde figurent des émirs d'Arabie Saoudite, du quatar, des émirats etc. que l'arabie Saoudite finance des mosquées, que le qatar a racheté le PSG, le sultan du Brunei l'hotel Meurice et le Plaza Athénée, le prince Saoudien Al-Walid l'hotel Georges V, le fils du roi d'Arabie Saoudite le Crillon , le qatar le Royal Monceau et le Majestic etc. ( http://www.slate.fr/story/39077/qatar-france), et des immeubles aux Champs Elysées . Le qatar, à lui seul, est le deuxième actionnaire du groupe Vinci, il possède 3% de Total la plus grosse capitalisation du CAC40, 5% de Véolia, 1% de LVMH, 2% de Vivendi, 12% de Lagardère, 86% de la marque Le Tanneur... Concernant les médias, Al jazeera, appartenant au qatar, a pris d'importantes part de marché et son influence est reconnue mondialement, nous avons sur la FM les stations : radio soleil, radio Orient. Bref l'argent et les médias ne sont donc pas des monopoles Juifs.
Concernant le complot contre les Arabes, il évidemment impossible de prouver que quelque chose n'existe pas surtout si on l'imagine dans la tête de son ennemi, mais à cet aune on peut tout aussi bien délirer qu'il existe un complot contre les catholiques ou les Juifs. Remarquons tout de même qu'en peu d'années quatre françaises issues de l'émigration maghrébine sont devenues ministres: Fadela Amara, Rachida Dati, Najat Belkacem, Myriam El Khomri . On les imagine difficilement appartenir à un gouvernement ourdissant un complot anti-Arabe.
Lorsque ce jeune stigmatise le Juif qui ne travaille pas comme éboueur, il réclame au fond à l'Etat un même statut de déclassé pour les Juifs et les Arabes, sans y inclure les "chrétiens", et non pas de s'élever vers de plus hautes fonctions. Didier Lapeyronnie dans ce même numéro http://le1hebdo.fr/numero/92/le-terme-feuj-exprime-du-dgot-1442.html résume bien cette situation : " L’antisémitisme est un langage ordinaire qui est constitutif d’une
sorte de « nous » opposé à « eux ». C’est un langage qui ne se joue pas
entre les gens du quartier et les Juifs. Il interagit entre les
Arabo-musulmans, les « normaux », les Blancs et les Juifs."
Alors qu'avec raison il pourrait prendre conscience des véritables raisons de la discrimination qui affecte les descendants d'immigrés à l'embauche et en tirer des conséquences politiques, alors qu'il pourrait s'évertuer à obtenir à l'école de meilleurs résultats comme ses soeurs, il reste bloqué sur cette haine du fond des âges.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire