mardi 9 février 2016

Les organes invisibles ou l'état oublié

Lorsque nous vaquons à notre ordinaire, marchons dans la rue, sirotons un café, ou discutons, peu nous importe que nos poumons s'oxygènent, inspirent et expirent, que notre cœur pompe et distribue le sang ou que notre cerveau transmette des impulsions électriques et des messages chimiques . En permanence l'estomac, le foie, l'intestin, assurent le fonctionnement de ce qu'il est convenu de nommer le corps. Les nerfs et les muscles participent à déplacer ce squelette articulé, spécialisé par des millénaires d'évolution. Des milliards de cellules vivent silencieusement en bonne intelligence  parallèlement à la connaissance réflexive que cette organisation détermine. Cette complexité interne nous échappe, et seul nous est tangible ce qu'elle laisse filtrer de l'individu qu'elle constitue: une conscience des idées qui nous traverse et une perception limitée sur le corps et le monde.
Nous apprenons vite à faire abstraction de cette analyse qui décompose le corps humain en différentes unités fonctionnelles, ou systèmes, d'autant plus qu'une importante part nous en est dissimulée, les organes internes habitent un monde inaccessible : l'intérieur mystérieux et effrayant du corps. Pourtant cette étrange mécanique invisible à laquelle nous sommes soumis, bien que la volonté qui en provient s'illusionne sur sa puissance, pulse sempiternellement, engendrant "l'appétit" selon Hobbes ou le "conatus" selon Spinoza.  L'estime de son propre corps ne se porte jamais sur ces territoires oubliés, l'identification de l'individu concerne  l'enveloppe charnelle  seule. Le monde phénoménal du corps, lorsqu'il s'agit d'amour de soi ou d'amour de l'autre se restreint à son extérieur physiologique, son apparence. Plus encore, la reconnaissance d'un corps se concentre sur un sous ensemble de cette apparence : le visage.

Ce continent enfoui des organes oubliés réapparaît lorsqu'on plonge dans le corps social et qu'on analyse L’État. Dans l'introduction du "Léviathan", Thomas Hobbes file la métaphore :"[...] ETAT qui n'est autre chose qu'un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l'homme naturel pour la défense et la protection duquel il a été conçu. En lui la souveraineté est une âme artificielle car elle donne vie et mouvement au corps tout entier; les magistrats et les autres officiers judiciaires et d'exécution sont les articulations; la récompense et le châtiment par où la souveraineté, attachant à son service chaque articulation et chaque membre, met ceux ci en mouvement pour accomplir leur devoir, ce sont les nerfs; [...] la guerre civile sa mort". 

Aujourd'hui nous avons totalement oublié les bienfaits de L’État et de ses organes. Sa première mission consiste à assurer la paix, que nous connaissons depuis 70 ans, l'ordre et la justice. Toute notre vie est scandée par cette organisation translucide, que nous menions les enfants en classe via les routes nationales -sûres grâce aux panneaux de signalisation-, ou via les transports publics; que nous appelions les pompiers ou nous nous rendions en hôpital; que nous faisions appel à un avocat pour un divorce ou une succession etc.
Tout ces bienfaits de tous les jours dont nous bénéficions organisent la cité conventionnellement alors que nous les pensons naturels. Ces organes étatiques produisent leur effets à notre insu et permettent à la société de "persévérer dans son être" comme dit Spinoza. Aucun individu ne songerait à donner une quelconque reconnaissance à ses propres organes internes pour la bonne vie qu'ils lui donnent et par la même ingratitude il ignore superbement le bénéfice d'une police, d'une justice ou d'une éducation qui lui apparaissent comme un dû. Seul ceux qui connaissent la guerre civile, la peur panique et la destruction féroce du quotidien, valorisent L’État à son juste rôle et souhaitent ardemment son retour.

Alors que nous sommes attaqués, telle une maladie qui tue des cellules, le rôle de L’État consiste à renforcer les défenses. Beaucoup le critiquent, mimant le rôle du malade qui refuse qu'on le soigne, détestant plus le médecin que sa maladie, pensant qu'il va guérir tout seul s'il est nourri correctement. Pis que cela certains, pour toute éternité vissés sur une morale de conviction puisqu'ils ne prendront jamais aucune responsabilité politique gouvernementale, le mal c'est L’État, et honni soit son visage, quel qu'il soit.

Aucun commentaire: