samedi 16 février 2019

Le concept de nature

Alfred North Whitehead mathématicien et philosophe qui vécu au début du 20e siècle, auteur de "Le concept de nature", publié en 1920,  a déployé dans cet ouvrage  une conception tout à fait nouvelle et étrange, et même bouleversante, de la nature et de sa philosophie.
Le titre peut amener à penser qu'il traite de minéraux, d'animaux, ou de végétaux, or chez Whitehead la "philosophie naturelle" ou "la science de la nature" rompt avec la tradition grecque ou classique. Pas de vie grouillante ou rampante, pas d'oiseaux aux plumes chatoyantes, pas de mollusques étranges à disséquer ou à classer dans cette nature, le concept de nature de Whitehead sera défini de manière beaucoup plus globale:
"La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens"
Autrement dit la nature sera la totalité du réel, et ne sera pas opposée à l'artifice ou à la culture , dichotomie habituellement consacrée .
Pour Whitehead nous avons une conscience sensible qui rassemble des perceptions, ces perceptions ne sont pas la pensée. Jusqu'ici sa doctrine apparemment s'accorde avec celle de Kant :
"c’est au moyen de la sensibilité que des objets sont nous donnés, seule elle nous fournit des intuitions." (Esthétique Transcendantale, CRP ). Whitehead ajoute aussitôt que la science naturelle "ne s'occupe pas de la conscience sensible elle-même", c'est à dire que la science doit refuser de prendre pour objet cette conscience, mais plutôt s'attacher à décrire la nature elle même, indépendamment de l'analyse de la sensibilité. Son analyse ne poursuit donc pas le même but que la philosophie critique de Kant dans la Critique de la Raison pure, son objet n'est pas la raison , la connaissance ou la métaphysique mais la nature.
Pour lui, la conscience sensible révèle des "facteurs" hors de nous, qui sont interprétés par la pensée comme des "choses" ou "entités". Un facteur qui apparaît à la conscience sensible sera par exemple "le rouge", mais ce facteur n'existera que comme entité "rouge" sans contenu pour la pensée. 
Ce modèle s'oppose totalement à Kant pour qui le concept de rouge est fourni par l'entendement et non par la sensation: "des pensées sans contenu sont vides et des intuitions sans concepts sont aveugles" , affirme-t-il.(Logique transcendantale, CRP)

Un nouveau vocabulaire

Dans le vocabulaire de Whitehead, la nature est composée d'entités en relation (des "relata"), dont l'individualité ne nous apparaît que secondairement. La connaissance de la nature est tripartite, constituée de faits, de facteurs et d'entités. Voici la définition qu'il en donne au chapitre I : "Le fait est le terme indifférencié de la conscience sensible, les facteurs sont les termes de la conscience sensible, différenciés comme éléments du fait, les entités sont les facteurs dans leur fonction de termini de la pensée." Ainsi la nature apparaît comme un fait global à la conscience sensible, fait décomposé en éléments sensibles nommés "facteurs" qui sont  traduits par la pensée comme des entités naturelles en relation les unes aux autres. Un facteur est un "terminus" en ce sens qu'il délimite une frontière entre l'intérieur et l'extérieur de la perception.

La nature passe

Depuis les présocratiques la nature est considérée comme un changement permanent, un écoulement, "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" dit Héraclite. De même chez Aristote, dans sa Physique, qui met l'accent sur le mouvement entre la privation et l'actualisation par la forme : "il y a mouvement dans la substance pour aller de la privation à la forme ou de la forme à la privation" ou chez Platon qui remarque par la voix de Timée que le sensible "devient toujours mais n'est jamais". Whitehead poursuit cette tradition qui caractérise la nature comme devenir, lui qui voit la nature "comme évènement présent pour la conscience sensible dont l'essence est de passer. La nature ne peut être rendu immobile et ensuite regardée". La nature est un procès dont on saisit les évènements. Le fait global de la nature qui passe est donc un évènement, que l'on découpe spontanément en "parties" c'est à dire en évènements partiels qui attirent l'attention: un chien passe, il pleut etc. Mais il y a des facteurs qui ne sont pas des évènements, comme la couleur du ciel par exemple. On dit alors que ce facteur est situé dans un évènement.

L'antique doctrine de la matière

Aristote, nous dit-il, nous a légué par l'hylémorphisme ( le conjugué de matière-hylè et de forme-morphè) une façon erronée de scruter, concevoir, analyser la nature basée sur l'idée de substance, fondement de sa métaphysique.
Pour Aristote la matière concrète et la substance idéelle servent de substrat aux attributs: la couleur, l'odeur, le goût, qui ne peuvent pas exister sans elle. La nature serait donc composée d'objets isolés, des substances, porteuses d'attributs. Ou bien, ces substances seront vues comme des sujets que l'on pourra "prédiquer" par leurs attributs ou propriétés, par exemple comme le cheval blanc, cheval étant le sujet/substrat et blanc le prédicat/attribut/propriété. Sa logique  est basée sur ce principe, comme le fameux syllogisme qui conclue que Socrate/sujet est mortel/prédicat.
A propos de la substance aristotélicienne Whitehead répond : il n'y a rien de tel dans la nature, ce qui est premier est ce qui affecte la conscience sensible, le fait et ses facteurs , sur laquelle la pensée vient greffer des "entités" directement liées aux facteurs.
"L'entité a été séparée du facteur qui est le terminus de la conscience sensible, elle est devenue le substrat de ce facteur, et le facteur s'est dégradé en attribut de l'entité".
 Cette distinction fondamentale illustre l'originalité de la pensée de Whitehead, qui initie une sorte d'inversion: il n'y a pas "quelque chose" de sous-jacent qui supporte les facteurs qui nous apparaissent dans la nature, mais ces facteurs on une primauté , ils sont eux même un "quelque chose" qu'il nous faut ensuite isoler du reste comme "entité" pour les penser. L'ontologie aristotélicienne a déclassé au second rang les attributs par rapport à la substance, Whitehead veut restaurer un ordre  dans  lequel les facteurs sensibles sont ontologiquement premiers.

L'évènement comme substance

Mais s'il faut à tout prix quelque chose qui donne une structure au facteur, alors c'est l'évènement:
"S'il nous faut partout chercher la substance, je la trouverai quant à moi dans les évènements qui sont dans un sens la substance ultime de la nature".
La nature n'est pas composée d'un complexe de substances mais d'un complexes d'évènements. Au contraire, la science moderne définit la nature ultime comme composée de matière, en héritage de la substance aristotélicienne.
"Le cours de la nature est conçue comme se réduisant aux vicissitudes de la matière à travers l'espace". Pour la physique moderne, le monde est composé de matière plongée dans l'espace et le temps.

Espace et temps, absolus ou relatifs

Whitehead a une vue tout à fait originale du temps et de l'espace. Que nous montre la nature dans l'espace ? certainement pas des substances:
"Ce que nous trouvons dans l'espace ce sont les attributs: le rouge de la rose et le parfum du jasmin et le son du canon"
Si l'on considère, comme la science, une théorie absolue de l'espace et temps, c'est à dire que l'espace et le temps existent indépendamment des substances, nous devons considérer que les substances "occupent" à la fois l'espace et le temps. Mais elles l'occupent de manière totalement différente. Si on divise abstraitement  l'espace occupé par une entité matérielle, elle se retrouve elle même divisée, et ceci à l'infini. Mais si on divise abstraitement une "durée temporelle" dans laquelle persiste une entité matérielle, la totalité de cette matière,toute son étendue, persiste dans toutes les parties de cette durée.
Il y a là une asymétrie manifeste. La relation de la matière au temps diffère totalement de sa relation à l'espace. Focaliser sur la matière sans prendre en compte cette asymétrie induit une certaine définition de l'espace.
La science, a considéré que l'espace pouvait être le résultat de relations entre volumes distincts de matière. 
"Ma conception propre, consiste à croire à la théorie relationnelle de l'espace et du temps à la fois et à rejeter la forme courante de la théorie relationnelle de l'espace, qui fait apparaître les morceaux de matière comme des relata des relations spatiales. Les vrais relata ( objets de la relation) sont les évènements"
Il s'agit de renverser la primauté attribuée à la matière et à l'espace dans la nature, pour lui substituer l'idée de procès, d'évolution, de passage, caractérisée par le concept d'évènement capté par la conscience sensible. L'objection qui vient alors consiste à remarquer qu'"évènement" dans le langage courant évoque justement  souvent suspension ou instantanéité, et non écoulement. Mais pour l'auteur un évènement peut-être par exemple la construction des pyramides, c'est à dire possède une temporalité longue, évènement n'est donc pas synonyme d'instantanéité.
La théorie de la transmission

Initiée par Epicure, par sa théorie des simulacres, et affinée au XVIIe, cette théorie remarque que notre sensibilité réagit par "transmission" d’éléments, comme les photons pour la vue, ou l'air comprimé pour l’ouïe. Pour Locke cela détermine une typologie des propriétés: 
- propriétés secondes pour couleur, chaleur etc, c'est à dire dans le sujet qui les perçoit et qui ne sont pas des attributs de la matière.
- propriétés premières pour étendue, dureté, c'est à dire objectives, dans l'objet parce qu'invariantes par rapport à celui qui observe, qui seraient des attributs matériels.
Mais cette dichotomie n'est pas pertinente pour Whitehead, et la thèse de Locke a fondé l'idée que l'étude de la nature devait inclure l'étude scientifique de notre perception. La dureté du choc d'un objet sur la peau vient aussi d'une transmission: celle des nerfs. Il n'y a pas de qualités premières ou secondes, mais une perception de la nature par nos sens.
Selon la science actuelle, ce que nous voyons n'est pas le rouge mais une réaction à une longueur d'onde de la lumière qui rebondit sur la surface d'une matière. Pour l'auteur, c'est une interprétation métaphysique, c'est à dire "au delà" de la nature. Elle fonde deux réalités : une qui nous parvient par la perception: le rouge, l'autre qui ne serait pas le rouge mais mais une réaction électro-chimique du cerveau qui serait causée par des photons .

La bifurcation de la nature

Autant dire que nous sommes devant une bifurcation de la nature. Il y a aurait une nature sensible et une nature causale. Et la première serait comme un rêve ou une illusion qui ne tient pas seulement aux choses elles même mais à notre nature humaine. On retrouve ici décrite la séparation définie par  la conception Kantienne:  l'idéalisme transcendantal d'un côté et réalisme empirique de l'autre. Mais, alors que Kant dit: les lois de la nature s'appliquent aux phénomènes qui sont notre représentation de la nature, Whitehead a une toute autre définition des  phénomènes:
"Pour nous la lueur rouge du crépuscule est autant une partie de la nature que les molécules ou les ondes électriques par lesquelles les hommes de science expliqueraient le phénomène".
Pour Whitehead le phénomène est donc une partie de la nature elle même. Il rend "phénomène" de la même manière que Heidegger dans "Etre et temps" en 1927 lorsqu'il l'explicite, reprenant Aristote, par "ce qui se montre, le manifeste" sans chose en soi sous jacente. La philosophie de la science "doit rendre compte de la cohérence des choses perceptivement connues", et non s'empêtrer dans la bifurcation. Inclure l'esprit dans l'étude de la nature, c'est y ajouter des "additions psychiques" inutilement. La connaissance établit des relations entre entités que l'on peut approfondir, mais la connaissance elle-même ne peut être connue, "elle n'a pas de pourquoi". Mais si l'on considère l'espace et le temps comme des entités particulières absolues, comment les connaître? Sont-ils dans la nature, à côté , au dessus, ou dans les choses, ou bien sont-ils formés dans le sujet percevant?

Le temps et l'espace comme abstraction

"Je ne connais le temps que comme que comme une abstraction tirée du passage des évènements" dit Whitehead. Si nous recherchons à caractériser le temps, il est impossible de le faire sans aucune référence. Il nous faut percevoir quelque chose pour avoir conscience du temps. La science classique lie le temps à l'évolution de la matière : nous mesurons un intervalle de temps par la différence entre deux états matériels que ce soit des pulsations ou plus grossièrement par effet mécanique, comme les états des aiguilles d'une montre. Mais si l'on veut éviter l'asymétrie décrite précédemment entre les relations de la matière à l'espace et ses relations au temps, alors nous pouvons relier le temps au flux des évènements.
Dans ces évènements nous distinguons le discerné du discernable. Des facteurs auxquels nous reconnaissons des caractères particuliers sont "discernés", comme des éléments de cette pièce ou nous sommes. Les autres entités en relation au discerné, donc au fait général de la nature, comme les entités de la pièce à côté, sont simplement "discernables". Il y a des relations entre discernés et discernables à l'intérieur des évènements mais aussi des relations entre évènements eux mêmes. Whitehead nous donne la définition très générale de ce qu'il entend par événement:
"Ce que nous discernons est le caractère d'un lieu à travers une période de temps". Cette période de temps n'est pas définie, il est donc possible de supposer qu'un évènement, dans la pensée de Whitehead, puisse traverser une longue période.
La structure des événements reliés entre eux inclut donc ce qu'on désigne habituellement de manière séparée : les notions d'espace et de temps.
"Le germe de l'espace se trouve dans les relations mutuelles des évènements à l'intérieur du fait général immédiat de la nature entière actuellement discernable par la conscience sensible , c'est à dire à l'intérieur de l'évènement unique qu'est la totalité de la nature présente. Les relations des autres évènements à cette totalité de la nature forment la texture du temps".
Nous ressentons combien le langage peut faire obstacle à une vision du monde qui combine dans une même abstraction l'espace et le temps: Whitehead est obligé d'utiliser les mots "actuellement","présent","immédiat" ,"intérieur" qui sont des caractéristiques soit temporelles soit spatiales pour expliquer son nouveau concept .

La durée

Les mots traditionnellement utilisés pour décrire des notions spatiales et temporelles doivent être redéfinis en terme d'évènement car l'évènement est à la fois  fonction du temps et de l'espace. Le fait général devient ainsi "l’occurrence simultanée totale de la nature donnée maintenant à la conscience sensible" . Whitehead choisit de renommer ce fait général en "durée", durée qui est aussi "un complexe d'évènement partiels". Pourquoi partiels ? parce que nombre d'évènements "débordent" l'immédiateté du maintenant de la conscience, non seulement dans le temps mais aussi dans l'espace. La redéfinition de la "durée" , implique qu'elle est reliée à des facteurs, et non pure notion temporelle . Comme elle est donnée à une conscience sensible, elle est unique.
Mais il y a ici une difficulté pour qui raisonne encore en terme de temps: ce qui est donné "maintenant" à la conscience ne peut être considéré, sans abus de langage, persister au delà d'une période courte, sinon on ne peut plus parler de "maintenant". Le "maintenant" peut être compris comme minimum nécessaire à la conscience pour se saisir du fait. Whitehead parle de la durée comme d'une "épaisseur concrète de nature".
La durée est donc un acte de conscience sensible unique pour un esprit qui discerne  des facteurs simultanés, par conséquent des entités reliées simultanément dans un fait. Un autre acte de cette même conscience, visant les même facteurs, ne peut pas être une "durée" identique, puisque justement la nature "passe".
 "Que chaque durée arrive et passe c'est la une manifestation du procès de la nature" nous dit-il ( p73).
A Suivre...









mardi 15 janvier 2019

Différence, inégalité et injustice. L'inégalité est-ce bien ou mal ?

Des différences
Pas de vie possible sans perception de différences. Si je ne sais pas différencier le chaos qui m'entoure, aucune perception ne peut conduire à une quelconque action. Cela vaut pour le lombric, la tique, la taupe mais aussi pour le poisson, l'oiseau ou l'humain. Plus encore si je ne différencie pas ce que je suis de ce que je ne suis pas, l'intérieur de l'extérieur, la même conclusion s'impose. Je différencie donc je suis.
Kant démontre que pour le sujet humain les deux premiers cadres nécessaires à cette différentiation, qui donnent les conditions de possibilité d'ordonner le divers sensible, sont l'espace et le temps. Tout phénomène est situé dans l'espace ou le temps, et se différencie d'un autre phénomène soit parce qu'il lui  succède plus ou moins immédiatement soit parce qu'il apparaît localisé ailleurs.
Voilà donc un niveau fondamental de distinction des évènements.

Des choses
Mais dans un même moment ou au même lieu comment distingue-t-on les choses ? Par les qualités sensibles: étendue(forme), couleur, odeur, son, toucher. La différenciation opère par les cinq sens de façon séparée: deux flacons de parfum de forme identique peuvent émettre des odeurs différentes, et deux flacons qui n'ont pas la même forme peuvent diffuser la même flagrance. En plus des qualités sensibles statiques, le mouvement d'un objet par rapport à un fond immobile offre un critère de détermination supplémentaire de la différence. Si ce mouvement est mesuré il nous donne une vitesse. D'autres qualité physiques, mesurables, permettent de préciser une différence : le poids, la longueur, la densité, le volume, le niveau sonore, l'acidité, etc. Bien d'autres différentiations sont possibles et ont été classées dans des catégories décrites par Aristote ou Kant, comme la qualité, la relation, la modalité, la cause et l'effet,  etc. mais restons en aux différences physiques pour l'instant.

Des mesures

La mesure de "l'étendue" cartésienne, synonyme de l'espace qu'occupe sa matière, la rend facilement comparable avec une mesure étalon. Je me saisi de n'importe quel bout de bois rectiligne et je peux tout mesurer relativement à lui. D'autres méthodes plus élaborées, mais qui reposent sur un même principe de quantification, fournissent des mesure de poids, de distance, de ductilité etc.
Récapitulons, nous vivons parmi les différences et nous pouvons quantifier ces différences physiques par des systèmes de mesure invariants. Jusque là nous pouvons rester dans le camp de la science, du monde objectivé : les mesures ne dépendent pas d'un sujet particulier: un bâton d'un mètre mesure un mètre quelque soit celui qui mesure. Un bâton de 50 cm mesure 50 cm pour tous.
Pour mesurer nous nous soumettons à une norme: tout d'abord celle du mètre étalon , puis à la norme de la méthode: juxtaposer l'étalon à la pièce à mesurer et tracer fictivement une verticale du bout de la pièce à mesurer sur l'étalon et repérer le centimètre le plus proche du trait ainsi obtenu ce qui permet la mesure de 50 cm par exemple. Mais nous nous imposons aussi de croire aux lois invariantes de la nature : si l'étalon rétrécit entre deux mesures et si les objets ne conservent aucune caractéristique uniforme dans le temps alors le monde ne peut être objectivé. L'objectivation du monde suppose un accord des sujets sur sa permanence, mais aussi un accord sur les relations que les sujets entretiennent avec le monde, par exemple l'accord entre les différences que les sujets perçoivent.
Nous pouvons alors juger ou qualifier ces quantifications.

Des jugements  

L'ordre cardinal des nombres obtenus lors d'une mesure : 100 cm et 50 cm permet de les déclarer inégaux. Ceci toujours indépendamment du sujet qui mesure. Mais l'égalité ou l'inégalité que nous posons parmi les nombres ou pour les mesures, est une interprétation d'une différence, de même que les qualités "supérieur" ou "inférieur". Égalité ou inégalité ne sont pas des notions de notre sensibilité, mais proviennent de la connaissance, de normes apposées à la nature grâce à sa quantification. Il n'y a pas d'égalité ou d'inégalité dans la nature, la nature ne mesure rien, ne pose pas de normes, en revanche des différences s'y trouvent.

Nous avons donc passé un cap: des pures différences sensibles nous sommes passés au niveau de la science et des mesures,  puis au niveau du jugement : égal, inégal, inférieur, supérieur. Nous ne pouvons pas sortir de notre "ordre" mathématique pour qualifier les choses par d'autres adjectifs tels que "bien" ou "mal". L'ordre mathématique est incommensurable avec l'ordre éthique. Le fait que 50 soit inférieur à 100 ne peut être qualifié de bien ou de mal. Pourquoi ? parce que les mathématiques pures ne manipulent pas des objets réels mais des objets  et des relations imaginaires, elles ne peuvent prétendre représenter en elles même quelque valeur morale dans notre monde. 

De l'agrément

Mais qu'en est-il  du bâton de 50 cm comparé à celui de 100 cm ? Nous sommes alors immergés, avec le bâton, dans le réel. D'aucun dira du bâton de 50 cm que c'est "un bon bâton", alors qu'un autre préférera celui de 100 cm et appellera celui de 50 cm un "mauvais bâton". Nous pouvons dire alors ces bâtons inégaux, mais en quoi l'un représenterait-il le bien et l'autre le mal ? Impossible de se déterminer par une réflexion morale, de nouveau nous ne sommes pas placés dans le bon "ordre". Nous quittons le monde objectif pour des appréciations subjectives.
 Nos deux utilisateurs de bâtons opèrent une réflexion motivée par une finalité. Nous sommes donc placés dans l'ordre de la raison instrumentale, de l'agrément. L'un désire utiliser une baguette pour faire avancer les vaches, 100 cm représente alors la bonne longueur. L'autre veut remuer de la peinture dans un pot, 50 cm conviennent tout à fait. Cette inégalité de fait ne peut donc être qualifiée absolument en bien ou en mal,  mais elle devrait plutôt être considérée comme une diversité de choix. En effet c'est parce qu'il y a des bâtons de taille inégales que plusieurs usages en découlent, et ainsi qu'ils satisfont des buts différents. Nous pouvons donc dire que l'inégalité dans ce cas est bonne.

 De l'inégalité

 Que penserions nous d'un monde dans lequel tous les vêtements tailleraient identiquement? où tous les steaks pèseraient 100g, ou tous les bâtiments auraient le même nombre d'étage? où la longueur de cheveux serait réglementée au mm près ? où on ne trouverait qu'une seule pointure de chaussure pour tous?
Les vêtements sont proposés en tailles inégales, tout comme les chaussures. Nous jugeons cette inégalité bonne en soi car elle rend adéquat les habits à la taille de ceux qui les portent. En effet les gens sont différents par nature : des petits, des gros, des grands, des maigres... ces différences sont mesurables physiquement, sont quantifiées, et cela permet d'en déduire des tailles et de vêtir chacun selon ses formes.
Certains aiment avoir les cheveux longs, d'autres les cheveux courts, et les coiffeurs s'adaptent bien volontiers à cette demande forte d'inégalité.
Chacun dort de manière très inégale, les jeunes dorment plus de dix heures par nuit, les personnes âgées se rapprochent de sept heures. Un ado ne voudrait sûrement pas échanger sa longue nuit contre sept heures, ni le sénior ne souhaiterait dormir dix heures. Chacun dans son camp se trouve ravi de cette inégalité.  
Dans les magasins profusions d'articles sont proposés dans des quantités inégales: vous pouvez trouver à la fois des bouteilles d'eau minérales de 50, 100 ou 150 cl, idem pour les boites de conserves, les paquets de pâtes etc. 
En conclusion l'inégalité peut provoquer de l'agrément, de la diversité, voire même être nécessaire comme dans le cas où l'on adapte une prothèse dentaire  ou une prothèse de hanche. Personne ne trouve injuste d'avoir un vêtement de taille différente de celle du voisin ou bien un pacemaker adapté, ce qui manifeste pourtant une inégalité, pourquoi ? Parce que le concept d'inégalité a été partagé en deux depuis Rousseau et son "Discours sur l'origine et le Fondement de l'inégalité parmi les hommes". Il y distingue l'inégalité physique et l'inégalité morale.

De l'inégalité parmi les hommes ou De l'injustice

Les penseurs des Lumières ont réclamé, comme Rousseau, l’Égalité. Il désiraient en finir avec les privilèges de la noblesse. En finir avec l'idée que par la naissance on puisse obtenir des droits particuliers: avoir droit à des terres, à de l'éducation, à la domination sur tous les autres, simplement parce que bien né. Il s'agit donc d'établir une égalité en droit, et de chasser l'inégalité.
D'où vient à l'origine ce sentiment d' inégalité ? Rousseau explique que les hommes, sortant de l'état de nature et commençant à faire société sont à la recherche d'estime, et désirent se mettre en valeur " Chacun commença à regarder tous les autres et à vouloir être regardé soi-même et l'estime publique eut un prix [...]le plus beau, le plus adroit, le plus fort, ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l'inégalité[...]". En somme attribuer une valeur à ces différences les transforme en inégalité morale." De ces premières préférences naquirent d'un côté la vanité et le mépris et de l'autre la honte et l'envie". Notons que riches ou pauvres sont affublés de défauts équivalents. Puis c'est la propriété qui fait disparaître l'égalité parmi les hommes de cette société naissante. La propriété croissante de l'un, grâce à ses qualités naturelles et la considération qu'il en retire, et l'envie de l'autre, sont au fondement de l'inégalité dans la société civile. Remarquons que Rousseau reprend plus loin le terme de "différence" au lieu de celui d'inégalité, tout en rappelant que l' origine de ces différence provient de la formation en société : "Telle est la véritable cause de toutes ces différences : le sauvage vit en lui-même, l'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres". Rousseau termine son Discours de façon assez étonnante pour l'esprit contemporain:
"Il suit encore que l'inégalité morale, autorisée par le droit positif, est contraire au droit naturel, toutes les fois qu'elle ne concourt pas en proportion avec l'inégalité physique". Autrement dit l' inégalité morale est en accord avec le droit naturel lorsque qu'elle provient en proportion des inégalités physiques, pas lorsqu'elle provient d'héritages ou de privilèges extorqués. Comment pouvons nous profiter de cette réflexion aujourd'hui ? Quelles seraient les inégalités admissibles ?

Du salaire

Lorsque deux revenus, comme par exemple des salaires, sont comparés par leur valeur numérique, ils peuvent être décrits comme simplement différents, ou jugés inégaux, inférieurs, supérieurs, ainsi que nous l'avons vu précédemment. Mais sur quel critère qualifier cette inégalité d'injustice ?
L'ordre mathématique, nous l'avons vu, est incommensurable avec l'ordre moral. Excluant le critère de la grandeur mathématique, il nous faut donc trouver d'autres critères qui relèvent de l'ordre moral, de l'ordre politique ou juridique.
Percevoir un revenu peut être considéré juste à condition que celui qui le reçoit accomplisse un travail réel et respecte les lois.  Lorsque qu'un emploi ou un salaire sont discriminants sur d'autres critères que la compétence, par exemple le sexe ou l'origine, l'entreprise est hors la loi et injuste par définition par les lois positives.
Est-il suffisant de se conformer aux lois pour garantir la justice?
Celui qui contrevient au principe de la justice distributive d'Aristote, "attribuer à chacun ce qui lui revient", en payant une misère celui qui s'épuise à travailler intensément et en donnant les postes les mieux rémunérés aux fainéants incompétents sera également de toute évidence dans l'injustice.
Nous pourrions aussi considérer le critère platonicien de la justice vue comme une harmonie : celui dont le travail perturbe ou affecte négativement la cité ( nous dirions aujourd'hui le monde)  ne doit pas être récompensé, il sera injuste en soi qu'il le soit et d'autant plus que sa rémunération est forte. Nous pouvons classer dans cette catégorie ceux dont l'activité consiste à épuiser les ressources terrestres, ceux qui profitent de la misère, ou ceux qui créent et vendent des dettes titrisées .
Ou bien nous pouvons examiner si ceux qui sont rémunérés sur le budget de l’État, qui constitue notre bien commun, exercent correctement leur travail et si leurs tâches sont utiles, dans le cas contraire l'injustice est criante puisqu'ils profitent de la sueur de tous et s'attribuent sans raison une partie de l'argent de la communauté des citoyens.
Ou encore nous pouvons désigner injuste de payer au minimum vital le petit employé ou l'ouvrier qui apporte sa contribution dans l' entreprise où le PDG touche  sept cent fois plus et licencie du personnel ou bien délocalise une usine. Le dirigeant désavoue le principe d'harmonie et désorganise la société. De même nous pouvons qualifier d'injustice le fait de rémunérer par dividende l'actionnaire, lorsque des emplois sont supprimés et que des salariés se retrouvent au chômage. On ne peut récompenser celui qui ne travaille pas quand celui qui travaille est jeté à la rue, on ne peut qualifier de vertueux celui qui profite du malheur des autres,  l'harmonie politique est rompue et l'injustice en découle.
Mais revenons à notre comparaison de deux emplois, deux revenus, par exemple le premier de 1500 euros dans une entreprise A , le second de 5000 euros dans une  entreprise B. Si aucun des deux employés n'effectue un travail qualifiable d'injuste, si chacun a bénéficié de l'éducation publique, sur quelle critère la différence de revenu deviendra-t-elle une injustice ?
Je pense que la réponse de Rousseau est limpide et adéquate: si le plus fortuné ne le doit qu'à ses qualités naturelles, personne ne peut qualifier son salaire d'injuste, sauf peut-être si l'on est poussé par l'envie, ce qui amène à confondre différence, inégalité et injustice.

De la situation

"On est tous né quelque part" dit la chanson. Alors qu'une grande majorité des français appartenait à la ruralité dans l'immédiat après guerre la situation s'est renversée et nous sommes plutôt urbains. "On ne choisit pas sa famille" etc, évoque l'idée que nous sommes "situés" dans un temps un espace une société, qui crée des différences avec d'autres temps, d'autres lieux, d'autres sociétés. En temps normal de nos jours beaucoup n'ont aucune volonté de vivre à la campagne : désert médicaux, emploi rare, absence des services publics etc. La ville et la banlieue siphonnent la majorité de la population, et la campagne ne fait plus recette. Mais la densité moindre de population mathématiquement y rend les virus moins ravageurs, encore une différence qu'on ne peut nommer une inégalité.
Par un mouvement inverse à l'exode rural, suite à la pandémie de coronavirus et par l'annonce d'un confinement, ceux qui en avaient la possibilité ont rejoint la province et leur résidence secondaire. Ce mouvement a déclenché une vague de protestation. D'une part on estimait qu'afficher depuis les jardins des photos de farniente et d'oisiveté bien vécue sur les réseaux sociaux était indécent pendant que d'autres mourraient. D'autre part on reprochait à des gens possiblement contaminés d'essaimer le virus ailleurs. Je juge ces reproches fondés, surtout pour ceux qui sont partis dans des trains bondés mais au fond si ceux qui les critiquent étaient à leur place se conduiraient-ils différemment? S'ils étaient asymptomatiques ( bien que possiblement contaminants ) ne seraient-ils pas partis dans leur voiture? Le pouvoir aurait-il dû bloquer les sorties des villes contaminées comme à Wuhan?
Mais il me vient à l'esprit que ces reproches  légitimes masquent un autre phénomène, d'autres sentiments moins nobles que de protéger son prochain. La généralisation du confinement met en évidence et exaspère la diversité des statuts, des différentes modalités à vivre reclus. Le ressentiment, empêché et impuissant face à un ennemi insaisissable et invisible,  se retourne déchaîné contre les différences visibles, qui sont illico renommées "inégalités". Ceux qui ont une maison de famille dont ils ont hérité, ceux qui ont travaillé toute leur vie pour acheter une bicoque pour être au calme et au vert, ceux qui ont retapé tous les week-end une ruine à la sueur de leur front se sont dits qu'il serait moins pénible d'y passer, sans ostentation, la quarantaine que de rester enfermés en ville. Les plus riches partiront sur leur yacht ou bien à l'étranger. Mais les petits propriétaires  font comme eux les frais d'une fronde vengeresse et jalouse. Les consignes gouvernementales avant le confinement les autorisait à partir, ils avaient donc la bénédiction des autorités de santé. Il sont mal reçus également dans les provinces où l'on cultive aussi volontiers l'amalgame entre un pouvoir centralisateur et ceux qui comme les nouveaux arrivants le subissent, entre l'élite et le tout venant qui se réfugie dans sa résidence secondaire. Restez chez vous disent-ils aux urbains, oubliant qu'ils envoient en ville leurs rejetons en souhaitant qu'il soit accepté pour un avenir ouvert aux possibles multiples de la métropole, ou bien font semblant d'ignorer que ces déplacés de l'hiver font vivre la région pendant la période d'été.
Je sens ce vent mauvais de la passion égalitariste qui veut couper tout ce qui diffère et ce sale relent du lynchage qui cherche à débusquer le premier bouc émissaire qui passe. Le confinement passe dans les esprits, ils se ferment en même temps que les portes.
Je suis à Paris, mais j'aurai mille fois préféré me trouver ailleurs. Pourtant j'accepte qu'il y ait des différences de situation, je ne les juge pas inégalitaires ou injustes, pourvu qu'elles ne soient le résultat d'un bénéfice illégalement tiré de la situation, par exemple  comme les voleurs de masques qui les revendent à la sauvette.














































samedi 12 janvier 2019

Les 100% les plus riches

Quand les chaînes d'information continue  reprennent les éléments de langage du gouvernement cela donne ceci "la taxe d'habitation ne sera pas supprimée pour  20% des plus riches, c'est une mesure de lutte contre les inégalités".
Platon aurait été surpris d'entendre le déplacement sémantique qu'on opère 24 siècle après "La République". Inégalité est devenu synonyme d'injustice. Platon ne parlait pas d'inégalité mais de justice et  décrivait la société "juste" composée de trois classes: le peuple artisan et commerçant, les guerriers soldats et la classe éduquée qui comprenait les philosophes. Ces trois classes doivent vivre harmonieusement, voilà en quoi consiste la justice. Il accordait évidemment une valeur primordiale à l'éducation qui permettait d'apercevoir et de viser le Bien ce qui amenait naturellement le philosophe roi à gouverner et à guider les foules.
Aristote n'aurait pas été moins surpris lui qui définissait la justice distributive comme "ce qui revient à chacun" et toute vertu comme une "médiété" c'est à dire située entre excès et défaut : le courage / la lâcheté, la tempérance / l'intempérance, la justice / l'injustice ... Ainsi entre justice et injustice s' interposait l'idée de graduation, de variation de l'une à l'autre, nuance qui tend à disparaître aujourd'hui où tout bascule soit dans "l'égalité" soit dans "l'inégalité", dans la "pauvreté" ou la "richesse".  Un jeune ingénieur célibataire percevant un salaire mensuel de plus de 2500 euros  serait classé dans les 20% "les plus riches" et appelé à contribution ( https://www.publicsenat.fr/article/politique/taxe-d-habitation-ce-que-dit-le-couac-du-gouvernement-136751)  . Il lui faut faudrait céder une partie de ce qu'il a gagné dans un impôt spécifique, dont la plupart seraient exonérés, car il aurait créé de "l'inégalité". Noter que la même formulation de "riche" pourrait être utilisée si on considérait "les 30% les plus riches",  ou les 60% ou les 70 %, ce qui ôte tout contenu à l'idée de richesse: nous faisons tous partie des 100% des plus riches.

 John Rawls, philosophe, théoricien de la justice, auteur de "Theory of Justice" ( https://www.cairn.info/revue-etudes-2011-1-page-55.htm)  a tenté de définir quels seraient les principes de justice sur lesquels nous pourrions tous tomber d'accord, comme une expérience de pensée menée à partir d'une situation commune pour tous. Il cherche des principes qui ne tombent pas dans les travers de la morale utilitariste qui n'hésite pas à sacrifier une partie de la population pour le bonheur du plus grand nombre ( par exemple ceux qui seuls paieraient la taxe d'habitation...)
Il en distingue deux : 

- chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous
- les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : (a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés et (b) attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances



Le deuxième principe de Rawls conditionne l'accès égal aux différents emplois, il s'agit donc d'un principe de justice élémentaire. Dira-t-on que ce célibataire, qui a travaillé dur pour passer son diplôme d'ingénieur, d'abord en lycée puis en cours du soir au CNAM, a bénéficié d'un passe droit ? que le poste qu'il a obtenu dans une entreprise française n'était pas "ouvert à tous"? Bien entendu ce poste était conditionné par un profil de compétence, quand Rawls dit "ouvert à tous" il sous entend évidemment à compétences égales. Son salaire est-il injustifié par rapport au service rendu ? rien ne permet de le penser car il ne pourrait garder sinon son emploi dans le privé.
Donc pour Rawls il est parfaitement juste qu'il obtienne et garde ce poste s'il en a les compétences.
Mais alors où est l'inégalité ? pourquoi lui infliger un impôt "spécial" pour corriger ce qui apparaîtrait comme "une inégalité" donc une injustice ? Simplement sur la base de la comparaison de ses revenus avec des  revenus plus faibles. De revenus "inégaux" nous passons par une nouvelle théorie à revenus "injustes". Il faut donc passer par l'impôt pour diminuer l'inégalité de revenu et par conséquent diminuer l'injustice. Attendez... mais n'est ce pas le rôle de l'impôt sur le revenu? N'est il pas progressif ? Notre jeune ingénieur ne contribue t-il pas à l'impôt  proportionnellement à ses revenus? Ne permet-il pas de fabriquer plus de routes, d'écoles, de payer plus de policiers, de professeurs, de juges que ceux qui gagnent moins que lui? Pourquoi lui demander de contribuer plus ? N'y a t-il pas l'idée qu'au fond il bénéficie de privilèges ? Qu'avec ses 2500 euros il vit comme un nabab?
Dorénavant, comme une révision des principes de Rawls, les règles de la nouvelle fiscalité gouvernementales seraient les suivantes: 

1) Si les situations diffèrent alors elles sont inégales donc injustes.
2) les inégalités économiques et sociales doivent être compensées pour bénéficier aux plus désavantagés.


La première règle à l’œuvre remet tout simplement en cause la propriété.


De John Locke à Joseph Proudhon un certain raisonnement logique a attribué à chacun la propriété de son corps et par conséquent des fruits de son labeur car effectué par ce même corps. Marx a remis en question cette idée pour une nouvelle axiologie : la satisfaction des besoins individuels passe par la propriété collective des moyens de production, la propriété commune passe avant la propriété individuelle.  Le peuple doit pouvoir accéder à la santé, à l'éducation, à la culture ( ouvrière, pas bourgeoise). La véritable production est matérielle, ouvrière ou paysanne. Pour les bolcheviques, ceux qui ne travaillent pas de leurs mains, éducateurs, ingénieurs , penseurs ou artistes, rentiers, par cette nouvelle échelle axiologique doivent redescendre de leur perchoir. De fait beaucoup se sont retrouvés au plus bas: au goulag. Mais ces bolcheviques se sont trompés : le penseur n'est pas à côté de son corps. C'est bien par la production réalisée par son corps qu'on peut dire "Eiffel a construit une tour". Sans ses plans matériels, sans les ordres qu'il a donnés, sans la finalité qu'il a actualisé en mettant en mouvement des centaines d'ouvriers, il n'y aurait pas de tour Eiffel. Alexandre Gustave Bonickhause dit Eiffel, ingénieur centralien, n'était pas interchangeable, il n'était pas remplaçable. L'être humain a une valeur, des qualités, des compétences. Ignorer l'individu spécifique et  pénaliser ses qualités propres conduit à des sociétés totalitaires, grises, inhumaines, sans évolutions, sans créativité. Ségréguer par des critères de revenu imposable, dans une monstrueuse réduction de toutes les valeurs, des profils totalement différents:  l'
héritier rentier  richissime et fainéant, le trader qui vend ses titres avant des les acheter, l'ingénieur génial et méritant, l'artisan bosseur issu des "quartiers" qui ne prend jamais de congés, aboutit à déprécier les notions d'effort, de connaissance ou de mérite, par ailleurs tant vantées par le libéralisme .
 
 La société française ne ressemble guère à la Russie arriérée de 1917 ou régnaient maladie, famine, alcoolisme, analphabétisme qui côtoyaient la richesse de grands propriétaires soutenus par l'état. Chacun aujourd'hui a le droit à la santé par CMU, à une retraite par l'assurance vieillesse, au droit au logement ( DAL)  et à un revenu de substitution en cas de chômage, mais des injustices graves subsistent. Il n'est de semaine où il est rappelé que  les services publics abandonnent des territoires, que les déserts médicaux se multiplient,  que des gens meurent dans l'effondrement d'immeubles vétustes, que des chômeurs restent au ban de la société,  que les écarts de revenus se creusent. L’État doit faire en sorte de faire disparaître ces injustices. Faut-il pour cela diviser la société et jouer les simples salariés contre les cadres ? ceux qui travaillent contre les chômeurs ou les retraités, les moins éduqués contre les plus éduqués ? L'instituteur débutant touche à peine plus que le SMIC. L'agrégé en fin de carrière perçoit 3000 euros. Bientôt un impôt spécifique pour les ingénieurs débutants. La valeur de la connaissance chute, et dans le même mouvement les populismes continuent leur ascension.

dimanche 6 janvier 2019

La bifurcation de la nature

En 1910 Albert North Whitehead et Bertrand Russel voyaient paraître leur grand œuvre "Principia Mathematica", qui fondait la logique moderne. Mathématicien, Whitehead était aussi philosophe et auteur de "The Concept of Nature" en 1920 et de "Process and Reality" en 1929. Dans le premier, il déclare: "je m'élève contre la bifurcation de la nature en deux systèmes de réalité...".
En quoi consiste cette bifurcation? Au lieu d'en rester à une nature unique dans laquelle nos lointains ancêtres se sentaient immergés, leurs successeurs avides de connaissances se seraient retrouvés devant un chemin se divisant et conduisant à deux type de natures différentes.
L'une, objectivée par la science physique, composée d'électrons et de molécules que l'on investigue scientifiquement par l'outillage approprié. L'autre, subjective, directement saisie par notre esprit, mais qui n'aurait pas plus de valeur qu'un "songe", ironise-t-il. Curieusement  pour Whitehead, la nature n'est pas plus "connue" au moyen de la théorie physique que par notre subjectivité. Whitehead propose une autre façon de considérer ce dédoublement. La nature objectivée serait cause des effets subis par le sujet dans sa conscience, effets qui lui apparaissent donc comme une seconde nature, cette dernière étant subjective.

Cette dualité rappelle la critique que Bergson porte au "parallélisme psycho physiologique". Dans un article de 1904 paru sous ce nom : "le paralogisme psycho-physiologique" et qui apparaît dans le recueil de conférence "l’Énergie Spirituelle", Bergson résume ainsi cette thèse: "un état cérébral étant posé, un état psychologique déterminé s'en suit", ou encore : "la conscience ne dit rien de plus que ce qui se fait dans le cerveau; elle l'exprime seulement dans une autre langue". Bergson s'oppose à cette théorie du parallélisme, qu'il estime contradictoire, ne serait ce que dans son énoncé. Pour formuler cette contradiction Bergson propose de reformuler cette thèse du parallélisme par l'intermédiaire de deux "notations"deux systèmes philosophiques, deux façons de se représenter le réel : "l'idéalisme" et "le réalisme". Ceci  afin de montrer que l'affirmation du "parallélisme" impose de passer successivement d'une notation à une autre pour le décrire, ce qui invalide cette thèse.
Pour faire bref, l'idéalisme pose que la réalité est représentation, il n'y a rien de plus dans l'objet que sa représentation,  alors que le réalisme implique que nos représentations diffèrent de la réalité et ne peuvent l'épuiser.

Pour l'idéalisme la réalité d'une scène vue provoque la représentation de mouvements d'atomes dans le cerveau. Mais il n'y a "rien de plus dans un chassé croisé d'atomes cérébraux que le chassé croisé de ces atomes". Aucune autre image ne peut "sortir" de cette image des atomes cérébraux. Pourtant n'est ce pas aussi ce qu'il advient par la mémoire?  réplique Bergson. Un souvenir qui advient ne provoque-t-il pas un mouvement équivalent dans le cerveau? Non affirme-t-il, la représentation d'une remémoration "n'équivaut pas à un état cérébral particulier "puisque ce dernier fait partie de cette représentation. Attribuer dans ce cadre un rôle causal caché aux atomes du cerveau qui permettrait l'accès à une autre représentation, celle de la conscience, c'est passer de l'idéalisme au réalisme.

Pour le réalisme, il faut "supposer derrière nos représentations, une cause qui diffère d'elles". Phrase qui rappelle fortement la bifurcation rejetée par Whitehead. Mais en faisant de la conscience une conséquence pure des mouvements atomiques du cerveau qui en serait l'unique cause, on isole le cerveau de la réalité des objets qui causent initialement cette représentation,rappelle Bergson. Or on ne peut isoler une représentation, comme celle du cerveau, que dans un cadre idéaliste, puisque dans le réalisme tous les objets "forment système indivisé".

Par conséquent dit Bergson cette thèse du parallélisme psycho-physiologique est contradictoire puisqu'elle implique soit de de verser dans le réalisme à partir de l'idéalisme, soit de faire appel à l'idéalisme à partir du réalisme.

Mais la démonstration de Bergson repose sur un préjugé : toute la réalité ne pourrait être décrite logiquement que par l'intermédiaire de l'un des deux systèmes philosophiques qui s'opposent: idéalisme ou réalisme. Or la contradiction démontrée dans le cadre de chacun d'eux n'invalide donc pas d'emblée le parallélisme s'il est possible de décrire autrement la réalité.

Revenons à la "Nature". Si nous appelons "Nature" la réalité, alors l'homme est un être naturel comme les autres, lapin, biche, ou ours polaire. Nous pouvons définir une autre sorte de bifurcation: considérer que les hommes et les artefact humains ne sont pas "naturels". Qu'il y a un "dehors" et un "dedans". Une nature sensible de l'homme et une nature "suprasensible" comme le revendique Kant pour sauver la liberté. Or par quelle magie une nature produirait un être qui ne serait pas naturel? par quel mystère un être naturel produirait des objets qui ne le seraient pas ? Par quel miracle l'homme se prétend-il hors nature ? Est ce parce qu'il introduit des gamètes dans un ovule in vitro ? mais d'où proviennent ces gamètes et ces ovules, ne proviennent-ils pas de la nature ?  le verre de l'éprouvette n'est ce pas de la silice? Même le clonage sera toujours de la reproduction, donc un processus naturel.
Comme tous les organismes évolués l'homme est piloté par la nature, par exemple par sa reproduction nécessaire à l'espèce. Mais aussi il la pilote en usant de ses ressources, tout comme l'oiseau fabrique un nid avec des brindilles ou les abeilles des alvéoles de cire pour leurs larves. Il n'y a pas une nature qui s'insinue par les yeux d'un homme, et une deuxième nature représentée qui se forme dans son esprit, tout comme lorsqu'un lac reflète le ciel le reflet ne crée pas un autre ciel . Chaque organisme perçoit de ce monde ce qui lui fait sens, en tire une signification et agit en fonction de sa préservation. La tique hérite d'un monde très pauvre  et l'homme d'un monde très riche mais ils appartiennent à la nature au même titre : ils sont reproduits par elle et doivent subsister, vivre dans leur "umwelt"( Mondes animaux, Monde humain. Jacob von Uexküll). Tous ce que les animaux digèrent à l'intérieur, aliments ou pensées, appartient au même monde que "l'extérieur". Nous sommes la nature, elle ne commence pas à l'extérieur de notre corps, et notre corps ne se résume pas à la conscience que nous en avons. Après la mort nous nous décomposons, tout comme le cheval ou l'oiseau. Tous les mots que nous prononçons, tous les sons que nous proférons par notre corps, n'y changeront rien.










jeudi 13 décembre 2018

Le web transcendantal

A défaut de pouvoir utiliser un véhicule propre, nous pouvons éviter de multiplier les voitures polluantes sur un même trajet via les plateformes telle que "BlaBlaCar". Ce choix de regrouper des passagers par unité de transport présente des vertus écologiques et économiques. En effet,  les rejets de gaz à effet de serre sont moindre, ainsi que le coût du déplacement à la fois pour le conducteur et pour les passagers. Mais aussi , comme l'occasion fait le larron, cela rend possible des voyages ou des parcours qui n'auraient sinon pas vu le jour.
Internet a rendu possible la mise en relation des besoins des voyageurs, et a permis de transformer certains voyageurs en transporteurs, en embarquant dans leur véhicule ceux qui partagent la même destination. Ce type de mise en relation peut illustrer ce qu'on appelle le capitalisme cognitif. 

Quel type de produit ou de marchandise fabrique BlaBlaCar ? aucun. Cette entreprise vit par une idée et ne fournit aucun travail productif.  L'idée consiste à mettre en relation une offre de transport et un besoin d'être transporté. Vous me direz mais c'est ce que fait la SCNF ! non pas du tout car d'une part la SNCF vend du transport appuyé sur une base considérable d'infrastructure de matériel qui lui appartient, d'autre part la mise en relation avec l'offre de transport est très rigoureusement définie dans l'espace et dans le temps : départ de telle gare, à telle heure pour telle destination, enfin elle gère un nombre très important de salarié qui y travaillent pour faire fonctionner cet ensemble.
Au contraire BlaBlaCar n'utilise comme matériel que quelques serveurs informatiques, dont elle loue les services. La valeur qu'elle fait émerger réside toute entière dans la mise en relation, rendue possible par les TIC( technologies de l'information). Mais que vend-elle alors ? justement cette idée, cette mise en relation par le site web ou l'application BlaBlaCar, qui lui permet de percevoir un pourcentage sur chaque transport. 
Où sont ses clients ? n'importe où sur le globe du moment qu'ils puissent se retrouver pour un trajet commun. Quel sont ses horaires ? aucun en particulier, les conducteurs proposent, les voyageurs disposent.
L'investissement ne consiste pas à acheter de lourdes machines, de l'énergie pour les faire fonctionner ou des matières premières, mais à concevoir un logiciel:  soit un produit "immatériel" dans lequel est concentrée toute la valeur d'usage et d'échange.

La valeur travail

Les économistes classiques comme Ricardo avaient défini la valeur d'un bien par la notion de valeur-travail déterminée par le temps de travail cumulé ( directement et indirectement) pour la fabrication d'un produit. Marx articulait la notion de plus-value , de profit, et d'exploitation sur la valeur-travail. Valeur-travail sur laquelle reposait aussi la valeur d'échange.
Quid pour BlaBlaCar ? Dans cet exemple nous voyons bien que la valeur de l'immatériel produit ne peut se mesurer sur la base de la valeur-travail. 
Nous avons quelques ingénieurs qui produisent puis maintiennent un logiciel, qui travaillent peut être le jour, ou la nuit, de chez eux, d'un autre pays, et quelques administratifs au siège. Une fois développé, seul un très petit nombre d'ingénieurs devront simplement le maintenir. Admettons qu'on puisse calculer le cumul des heures travaillées pour développer ce logiciel, cette métrique reste incommensurable avec le montant perçu sur les transactions de chaque voyage, une fois le logiciel écrit. Car il n'y a aucune quantité  travail "logiciel" à mettre en regard de la quantité des transactions de transport.
Pour les participants, le montant payé pour le service de mise en relation n'a rien à voir avec la qualité du logiciel, sa conformité avec les règles de l'art, ni avec le temps mis à le développer. Ils payent simplement pour un service immatériel: la possibilité de contacter quelqu'un dont le besoin est complémentaire. La conduite du véhicule ne peut être assimilée à un "travail" qui serait rémunéré comme tel. Il s'agit plutôt d'une sorte de retour à une économie basée sur le besoin et l'opportunité, qui repose sur un étrange objet : "l'application".

Utilité et finalité

 L'objet "application" n'atteint pas un état d'achèvement via sa matière puisque le logiciel est forme pure (ou énergie). L'utilité se déploie donc de façon extrinsèque à la forme, il n'y a ainsi pas coïncidence entre achèvement technique de l'application, mise en service et utilité maximale. La valeur d'usage n'existe qu'en puissance, elle est actualisée par la montée en nombre des utilisateurs, avec lesquelles elle se démultiplie alors que les multiples acheteurs d'un marteau n'augmenteront pas sa valeur d'usage, qui restera la même pour chacun.
La finalité, cristallisée dans l'application,  consiste à mettre en relation. Mais d'autres finalités se superposent qui lui sont conditionnées. Le programme, pour le conducteur, a comme fin de lui procurer du revenu, pour le passager celle d'économiser sur un transport , pour les deux celle d'atteindre une destination, pour l'entreprise celle de faire du profit.
Au carrefour d'autres finalités, la finalité cristallisée devient une condition de possibilité d'autres finalités, ce qui fonde le paradigme du site de rencontre: facebook, meetic, tinder etc.
Alors que la survaleur cristallisée captée sur le travail vivant, chez Marx , s'accumulait en nouveaux moyens de production, en capital fixe, nous avons ici un modèle totalement nouveau. La valeur captée par l'entreprise vient de ce qu'elle s'érige en condition de possibilité de la satisfaction d'un besoin de connaissance, et ceci de façon économiquement décorrélée d'une valeur travail. Une entreprise transcendantale en somme .

Et l’État dans tout ça ?

Et si l'Etat captait, tout comme le privé capte les connaissances communes, les idées développées dans le privé, en renversant le processus du capitalisme cognitif. Pourquoi l’État ne pourrait-il jouer ce rôle de mise en relation des citoyens ? un BlaBlaEtat qui, avec peu d'investissement pourrait fournir ces finalités cristallisées, qui permettent à l'interdépendance de s'exprimer. En remplacement des bals de campagne de la mairie, l'état pourrait fournir des espaces de rencontres, d'annonces, d'échanges, de corrélation des besoins au niveau national. Les bénéfices obtenus pourraient être réinjectés par exemple dans une politique industrielle de production de véhicules propres ou un financement de la recherche en énergie renouvelable...









samedi 8 décembre 2018

Les gilets jaunes et les Lumières

Nous assistons dans cette crise à la rencontre de plusieurs oppositions thématiques :

- le social et l'écologie
- la démocratie représentative et la démocratie directe
- le peuple et les élites
- les citoyens et l’État
- le travail et le chômage (ou les retraités)
- le politique et l'économie 
- les riches et les pauvres 
- l'homo juridicus et l'homo œconomicus
- la raison et la passion 
- l'urbanité et la ruralité
- etc.

 Nous sommes déjà envahis, submergés par cette complexité et par la force de ces oppositions lorsque nous énumérons cette liste. Mais lorsque nous réalisons que chacun de ces thèmes en réalité ne peut être dissocié des autres, le travail de l'économie, le social du peuple, etc. alors nous devons démêler un écheveau qui dépasse nos capacités d'analyse.

Peut être alors faut il pour réfléchir se restreindre à l'essentiel. Nous n'arrivons plus à faire société. Nous avons perdu ce qui nous était commun et n'arrivons pas à nous projeter vers du commun. Après le champ de ruine de la seconde guerre mondiale et la formidable reconstruction qui l'a suivie, la consommation est devenue, après la paix, la seconde valeur en occident. Même de l'autre côté du mur, où la tentative de produire un homme nouveau échouait, le regard portait vers le clinquant de l'ouest sa liberté d'expression.

Nous avons pensé que le bonheur se logeait dans les choses ou s'acquérait par elles. En corollaire, le lieu de la vie heureuse devenait celui de l'individu. L'homo œconomicus imposait sa vision du monde à l'homo juridicus. La vision libérale de Locke s'imposait:  le contrat social était utile à garantir à chacun la liberté de travailler et de posséder les fruits de son travail. La richesse des nations validait en apparence l'idée pourtant fausse d'Adam Smith d'une main invisible qui transforme la poursuite d'intérêts privés en bien public. En 1968 Garret Hardin dans la fable de la "Tragédie des biens communs" illustre que les économistes ont justement oublié que cette main invisible détruit les ressources et les biens planétaires, externalités négatives jamais comptabilisées dans les PIB. Puis en 1972 Le club de Rome tire la sonnette d'alarme par l'intermédiaire du rapport "The limit to growth" de Donald Meadows qui démontre que la croissance économique va rencontrer les limites physiques naturelles de la planète. L’avènement de l'homo œconomicus, et son ordre, sa rationalité et ses valeurs purement économiques, va de pair avec l'effondrement des valeurs associées au collectif, malgré le sursaut de mai 1968.

 Les deux guerres mondiales ont transformé en France  les valeurs de nation et de patrie en concepts suspect et dangereux. Le communisme est devenu synonyme de dictature et de goulag. Avec la chute des idéologies libératrices du début du siècle, les valeurs collectives se sont lentement déplacées vers l'abîme. Le politique a suivi le même chemin, lui dont la finalité pour Aristote "sera le bien proprement humain" (Ethique à Nicomaque L1,1,5) . Et il ajoute: "Même si en effet il y a identité entre le bien de l'individu et celui de la cité, de toute façon c'est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d'appréhender et de sauvegarder le bien de la cité: car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités".
Nous assistons à présent à une séparation et à un changement d'ordre: le bien de la cité, de la nation, n'est plus ressenti comme  comme identique au bien individuel, et ce dernier devient prioritaire. Le salut ne peut  plus provenir du changement de l'ordre politique, mais du changement de l'individu.
Chez Platon ou Aristote les vertus "cardinales", sagesse, courage, tempérance, justice,  concourent à l'harmonie de tous. La politique dans la cité doit faire preuve de même de justice , de courage et de tempérance.  Il n'y a pas de dissociation entre vertu individuelle et bien public.

Aujourd'hui le politique, au sens de poursuivre le bien de la cité, disparaît. Par bien des aspects l'économie n'est plus subordonnée au politique, celui ci s'effaçant petit à petit se retranchant derrière le régalien, et ayant pour fin la réussite de l'économie. Si l'économie produit des richesses, elle détruit de concert les biens communs. Elle pollue l'air, détruits les sols, les habitats des animaux et les océans, modifie le climat, et de plus en plus supprime des emplois en favorisant l'automatisation. Le politique reste impuissant devant cette catastrophe de la civilisation technique, sa maigre influence reste cantonnée à l'échelle du pays, alors que l'économie n'a plus de limites et propage ses institutions sur une échelle mondiale, comme l'OMC.

Mais surtout l'économie imprime ses valeurs  matérialistes. Réussir c'est consommer individuellement. La société devient atomique, ne reste plus à l'individu que son égo, là se concentrent les valeurs . Il faut le mettre en scène (celui qui aura le plus d'"amis" facebook ou le plus de followers), favoriser le développement personnel, l'enrichissement individuel. Les catégories non productives de bien matériels sont dépréciées ( les enseignants, les retraités).
C'est peu de dire que ces valeurs ne visent pas au bien ou à l'harmonie de la communauté toute entière ou à celle de la nature mais au contraire s'en dissocient. L'entreprise reste d'ailleurs le seul niveau qui puisse glorifier une valeur collective dont le social porte pourtant les gènes : la coopération ( dans l'entreprise il s'agit de coopération forcée, et non voulue).
Le "développement personnel" ne vise d'ailleurs pas la Connaissance mais la connaissance de Soi. La connaissance, au sens général, est dépréciée, et le statut social des instituteurs ou des professeurs l'illustre tragiquement.
Alors que l'idéologie marxiste a failli à travers les régimes politiques d'après guerre, qu'elle a sapé l'ordre religieux et éliminé toute transcendance, son fondement matérialiste lui survit et fonde avec l'économie libérale la nouvelle éthique: si seule la matière existe alors les biens matériels représentent la fin qui fonde nos conduites individuelles pour les capter. Pour l'économie libérale comme pour les individus, le politique devient un empêchement car il traite du bien commun, dont tous ont perdu le sens au profit de leur seul intérêt.

La multitude d'individus, face à sa télévision ou ses 100 amis virtuels facebook (qu'elle compte mais sur qui elle ne peut pas compter) , qui n'a plus de transcendance collective, pas beaucoup de vrais amis,  plus de projets communs, plus de valeurs qui la rapprochent des autres, qui ne sait plus ce qui constitue son unité politique, fait face tragiquement à son désir inassouvi et inconscient de communauté.
La multitude, au contraire d'Aristote, interprète le politique comme ce qui l’entraîne plus bas, lui rend la vie plus pénible. Elle a pour l'aider dans ce cheminement un véritable expert : le président philosophe qui mois après mois sème les injustices. Il a cru fermement que la démocratie formelle suffisait pour appliquer un programme que seul un quart avait approuvé.  La multitude laisse exploser sa colère, retrouve avec délice la fraternité qui lui manque sur les ronds points et littéralement "perd" la raison en rendant l'écologie politique responsable du désordre économique et des inégalités. Comme si la "fin du monde" comme horizon possible était, ainsi que les discours qui la présente, cause directe des difficultés de "fin de mois". 
D'ailleurs, "Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt" disait David Hume, Traité de la nature humaine, Livre II, Des passions. Hume voulait par là dire que ce qui nous affecte, au point de vue des passions, n'est pas du même ordre que ce qui dépend de la raison et de ce fait ne peut lui être contradictoire. Il n'est donc pas surprenant, ni contradictoire qu'on manifeste parce qu'on souffre pour les fins de mois tout en se sachant menacé, non par une fin du monde plutôt lointaine, mais par de graves troubles climatiques et leur boîte de Pandore d'effets terribles. Mais ne devrait-on pas aussi alors manifester, par la raison, pour réclamer de l'air pur ou la réduction des GES? La raison apte à calculer ce qui va se passer dans les années prochaines devrait-elle être mise au rancard ?  La raison a-t-elle disparu chez la multitude? Au 18e pourtant, après la révolution, la raison triomphante s'imposait. 

Dans "Qu'est-ce que les Lumières ?", Emmanuel Kant tente de dégager les idées essentielles de l'esprit des Lumières au 18e: "Sapere Aude(littéralement : Ose savoir): aie le courage de te servir de ton propre entendement" résume-t-il . Dans un moment visionnaire il ajoute:
"Le citoyen ne peut refuser à payer les impôts dont il est redevable; une critique déplacée de telles charges, quand il doit lui-même les payer peut même être punie comme scandale( susceptible de provoquer des actes d'insoumission généralisés). Néanmoins celui là ne contrevient pas au devoir d'un citoyen s'il exprime publiquement, en tant que savant, ses pensées contre l'incongruité ou l'illégitimité de telles propositions". 
Le mot important ici est "savant". Le citoyen aujourd'hui va beaucoup plus loin que simplement "s'exprimer publiquement"  quand il est en désaccord. Mais porte-t-il cet idéal des Lumières que Kant partage avec les encyclopédistes: que  la connaissance  libère ? que le savoir et la culture universelle sont gage d'harmonie ? que le contrat social implique la représentation?  

Dans la négation du politique la multitude se refuse l'existence et toute solution à ses problèmes, elle agit irrationnellement contre elle même. 
Dans sa négation des élites, elle confond la technocratie au pouvoir et l'intelligence ou la connaissance. Toute société nécessite des élites. Le manque de démocratie est patent, mais sa solution ne réside pas dans un fantasme d'égalité généralisé, ni dans un rejet du savoir(*).
En abandonnant la raison en même temps que les motifs initiaux de son ire, dans le libre cours de sa passion,  la multitude rédige des revendications dignes d'un poème de Prévert, toutes diverses, jamais défendues par les mêmes représentants. Il faut dire que le mouvement "Nuit debout", tout aussi déstructuré, était même allé, dans son hybris,  jusqu'à concevoir une nouvelle constitution... Le premier talent qui saura donner à cette foule une unité, qui dira comme elle, un Salvini, un Bolsonaro, un Trump, remportera le trophée.

Espérons que les gilets jaunes, qui ont des bandes réfléchissantes , seront éclairés par les Lumières, et qu'ils pourront les réfléchir, pas dans le sens optique, pour que le mouvement débouche sur des actions salutaires et un renouveau de la démocratie.



*  cf débat télévisé ou un participant déclare qu'il ne comprend rien à Piketty, lorsque ce dernier demande simplement la suppression de l'ISF

dimanche 2 décembre 2018

la vérité ici, le cancre là

Raymond Ruyer, dans le chapitre IX de son livre "Le monde des valeurs" publié en 1948, aménage quelque peu une expérience inspirée par Eddington.
"On demande à un jeune écolier: combien font 7 fois 8 ? il répond: 65. Il est certain qu'il y a des causes à cette réponse. Son cerveau a fonctionné selon des lois physico-chimiques; son psychisme, sinon son esprit, a suivi une pente causale naturelle. Cette réponse en tant que fait, est un excellent fait, parfaitement solide, parfaitement conforme aux lois du monde réel puisqu'elle en dérive. Cependant elle est fausse, non valable. Le contraste est si net entre le pur fonctionnement causal et la conformité à une norme que même un physicien ne peut pas ne pas le remarquer. Nous empruntons du reste cet exemple à Eddington. Il en conclut qu'on ne saurait assimiler les lois de la pensée aux lois naturelles, et qu'en dehors du royaume des lois naturelles, il faut admettre le monde spirituel du sens et du non sens, du vrai et du faux, du bien et du mal, de la conscience morale et mystique".

Mais Ruyer transforme ici complètement l'expérience et le raisonnement d'Eddington et la rend complètement incompréhensible. Voici le texte original d'Eddinton dans "Nature du monde physique" page 174:

"Tout se passe comme si, quand mon cerveau dit 7 fois 8  égal 56 sa machinerie fabrique du sucre, mais quand je dit 7 fois 8 font 65 la machinerie ne va pas dans la bonne direction et produit de la craie. Mais qui dit que la machine n'a pas été dans la bonne direction ? En tant que machine physique le cerveau a agit conformément aux lois de la physique; alors pourquoi stigmatiser son action ? Cette discrimination en bien ou en mal de produits chimiques n'a pas de correspondance en chimie. Nous ne pouvons pas assimiler les lois de la pensée à des lois naturelles. Ce sont des lois auxquelles on devrait obéir, pas des lois auxquelles on doit obéir; et le physicien doit accepter les lois de la pensées avant d'accepter les lois de la nature. "devrait" nous emmène en dehors de la physique et de la chimie. Cela concerne quelque chose qui veut ou aime le sucre pas la craie, qui veut du sens pas de l'absurde.  Une machine physique ne peut aimer ou vouloir quelque chose. Tout ce qu'on y retrouve ne peut que se présenter que comme en accord avec ses lois de machine physique. Ce qui projette le non sens dans le monde physique ne peut s'appuyer sur rien pour le condamner. Dans un monde d'éther et d'électrons, nous pourrions peut être rencontrer l'absurde, mais non rencontrer un absurde 'maudit'
La théorie la plus probable du raisonnement correct serait ce qui suit. En raisonnant nous sommes quelque fois capable de prédire des évènements confirmés ensuite par l'observation. Le processus mental parcours une séquence qui se termine par une  conception qui anticipe une perception à venir. Nous pouvons appeler raisonnement correct cette chaîne d'états mentaux,  dans l'intention d'une classification technique sans aucune implication morale embarquant le mot 'devrait'. Nous pouvons examiner quelles sont les caractéristiques communes des éléments d'un raisonnement correct. Si nous appliquons cette analyse aux aspects mentaux du raisonnement nous obtenons les lois de la logique. Mais nous pourrions vraisemblablement appliquer l'analyse aux constituants physique du cerveau. Il n'est pas improbable qu'une caractéristique distinctive puisse être trouvée dans le processus physique des cellules du cerveau qui accompagne le succès du raisonnement et cela constituerait 'les bases physique du succès' . Mais nous n'utilisons le pouvoir de raisonner seulement pour prévoir des évènements observables et la question du succès ne surgit pas toujours".


Eddington se demande ici sur quel plan se situe l'évaluation d'une réponse, en posant comme hypothèse un peu farfelue que le cerveau fonctionne de manière déterminée par réactions chimiques successives qui produisent finalement un composé chimique équivalent à qu'un résultat numérique. Changeons quelque peu le problème.

Pourquoi jugeons nous un résultat incorrect? parce que nous attendons une réponse conforme aux règles. Nous vivons dans un monde pétri de sens, de valeurs donc de normes.
Pourquoi la valeur 56 est-elle attendue?
Tout simplement parce que les tables de multiplication forment un code composé de règles, donc une norme. 1x 2 = 2 , 2 x 2 = 4, 7x8=56 sont des règles qu'on ne peut pas violer.
Mais si la question posée un lundi était "quel jour somme nous ?", alors la réponse "Mardi" porterait elle le même degré de violation de la norme ? D'un point de vue logique, Il semble que oui même si les conséquences pratiques de ces erreurs dans des expériences réelles divergeraient sensiblement.

Revenons à nos moutons, il est donc possible de définir des normes en accord avec notre perception de la réalité, comme celle des tables de multiplication. Répondre à la question correctement consiste donc finalement à appliquer la norme des tables de multiplication, puisque pour répondre on ne va pas, par exemple, chercher des moutons pour les compter, ni répondre "chameau" ce qui représenterait une réponse absurde.

Que pouvons nous imaginer qu'il se passe dans le cerveau à propos de la table de multiplication ? 
L'apprentissage des tables de multiplication, ou  apprentissage "par cœur", tente de créer un nouveau déterminisme "interne", et donc effectivement d'assimiler la pensée à un mécanisme selon lequel la cause "7x8" externe ( la question)  appellerait un effet déterminé "56" ( la réponse).
Eddington nous montre qu'il est possible volontairement, consciemment, de rompre, de fausser, ce déterminisme appris, donc tout en connaissant la bonne réponse. Cela semble lui poser un problème, respectivement à ses hypothèses.  Cette expérience démontre que pour les tables de multiplication le cerveau n'est pas une machine déterministe, puisqu'à partir de la même opération répétée il peut calculer un résultat différent. Cela prouve aussi que le cerveau fait preuve de liberté, puisqu'il qu'il peut vouloir suivre des règles ou les enfreindre, donc de responsabilité morale. Pourtant, remarque-t-il, la chimie du cerveau elle même est soumise à la causalité des lois de la nature. Pour choisir d'exprimer un résultat incorrect plutôt qu'un résultat incorrect, il faudrait pouvoir orienter cette chimie interne dans un sens plutôt qu'un autre, préférer une voie à l'autre. La question serait alors de savoir sur quel critère physique?  Eddington imagine un critère de goût pour un composé: le sucre ou la craie. Mais il délaisse ce type d'explication qui pour lui ne fonctionne pas au niveau de la machine chimique, du mécanisme. Il délaisse alors une partie de la question : celle du libre arbitre, sur quel plan se détermine la volonté de choisir le respect de la norme ou du sens, plutôt que l'inverse, l'absence de sens, l'absurde? Mais ce n'est pas la question d'Eddington, la sienne se concentre sur la problématique du critère de reconnaissance de la norme. il se demande si le sens ou le non sens ne serait pas quelque chose qui proviendrait d'autre chose que le niveau physique.

Remarquons qu'un humain peut aimer, avoir du goût, et que cela émane de son corps, de sa machine physique, pas de sa raison calculatrice. Que les molécules peuvent s'attirer ou se repousser conformément à des lois chimiques. Que sa pensée ou sa volonté même se retrouvent sous l'éteignoir quand il dort, et qu'elles ne sont qu'une conséquence de son corps vivant. L'homme interprète le monde et se soumet à ses règles, comme la propreté, avant même de savoir parler ou compter. La conformité à la norme peut donc se trouver dans le mode du ressenti, aussi bien que dans le mode du pensé. Or l'expérience intérieure prouve que l'on peut à la fois calculer et ressentir. Qu'il y a à la fois simultanéité et rapport de causalité apparent entre nos passions et nos pensées. Nous pensons ceci parce que nous sommes tristes, mais nous pouvons penser cela qui nous rend joyeux. Autrement dit calculer ou penser n'est pas notre unique mode d'être, vivre c'est dérouler en même temps une multitude d'activité. Par exemple conduire et téléphoner, ce qui implique à la fois de respecter les normes du véhicule en fonction de la finalité que l'on actualise, aller à tel endroit, mais aussi d'enfreindre les normes humaines puisqu'il est interdit de téléphoner au volant. 
Eddington n'imagine pas une relation entre plusieurs activités simultanées puisqu'il assimile la pensée à un processus linéaire du cerveau, une sorte de ligne séquencée par des évènements, isolé totalement du reste du corps, ne donnant prise à aucun processus inconscient. D'où pour lui un problème de correspondance entre deux niveaux: celui des valeurs et des actions qui les portent, comment évaluer une valeur sur cette ligne purement déterministe avec un cerveau monotâche pleinement occupé à enchaîner cause et effets dans la pensée ? Le problème se résout immédiatement si nous utilisons l'ordinateur, machine déterministe, comme paradigme de la pensée. 

Un programme peut être écrit, qui, sur un critère quelconque, projette de calculer telle opération de manière correcte ou bien de manière incorrecte. Qui donne à la machine le critère du correct ou de l'incorrect, de la norme? La norme est simplement une valeur. Qu'est ce qu'une valeur pour un être vivant?( cf "Le monde des valeurs" de Raymond Ruyer), quelque chose qu'il vise, qui détermine les raisons de ses actions, qui amène du sens à sa vie s'il s'agit d'humains. Limitons nous pour l'instant à un monde de deux valeurs. Il suffit donc de donner à l'ordinateur, par programmation, la valeur "vrai" en l'associant à la réponse correcte( ce que fait un élève qui apprend par cœur).
L'ordinateur peut alors afficher la réponse "x" associée au vrai c'est à dire à la réponse correcte, ou la réponse "y" associée au faux c'est à dire à la réponse incorrecte. Comment l'ordinateur va-t-il choisir ce ou ? Autrement dit comment lui faire manifester un libre arbitre dans sa carcasse déterministe? Il faut alors introduire le hasard dans le programme. Le hasard peut être produit artificiellement, idée étrange mais bien réelle, utilisée par toutes les loteries, par exemple le Loto national. Mais nul besoin de boules qui tournent, des fonctions mathématiques peuvent produire des résultats tellement divergents au regard de la valeur des paramètres qu'elles utilisent qu'on peut assimiler leur résultat à des valeurs aléatoires, c'est à dire sans causes déterminées. (En fait, la ou les causes existent, elles sont définies par les valeurs des paramètres et par la fonction utilisée).

Ainsi par l'exécution d'un programme déterministe, de fonction aléatoires et de données appropriées, nous pouvons simuler le fonctionnement d'un être qui répond incorrectement à une question tout en sachant la réponse, et qui "sait" que sa réponse est incorrecte, mais qui, en ayant une forme de libre arbitre, peut tout aussi bien faire l'inverse en choisissant de donner la réponse correcte. Le programme peut simplement être vu comme un ensemble de données, donc comme un agencement particulier de la matière, tout comme un corps humain.

Mais nous pouvons aller plus loin avec un programme multitâche. Si chaque fonction du programme se voyait affublée d'une valeur ( numérique ou alphabétique par exemple l'important étant de définir un ordre des valeurs), alors le programme pourrait choisir une fonction dans l'ordre croissant des valeurs, celle ci simulant les activités potentielles d'un acteur, ou d'un actualisateur comme dirait Ruyer. Nous aurions alors un agencement téléologique, basé sur un ordre des valeurs associées à chaque fonction exécutée.
Avec un programme multitâche, d'autres tâches s'exécuteraient dans le même temps qui pourraient changer les valeurs associées à chaque fonction sur des critères aléatoires ( ou externes, comme la température, l'heure...) ou bien choisir une exécution dans un  ordre différent des valeurs, l'ordre décroissant par exemple. Le choix d'une action serait alors indéterminé, imprévisible, tout comme le résultat final, bien que guidé par une finalité portée par un ordre. Le point crucial ici étant que nous sommes dans le cadre d'une machine parfaitement déterministe.

Nul besoin alors d'invoquer, comme Kant, les noumènes comme dans la 3e antinomie de la Critique de la raison pure, pour rendre compatible la liberté avec le déterminisme naturel.
Mais Ruyer a raison dans ce cas de penser possible un néo-finalisme sous forme d'une actualisation d'un sens qui "survole"  la causalité, perspective qui en recouvre une autre : un agencement matériel traversé par de l'énergie. Dans notre exemple nous "construisons" la forme de ce sens par l'intermédiaire du programme informatique, nous le "fossilisons" dans la machine comme dit Ruyer, alors que dans le corps humain, la "fossilisation" de cette forme provient de l'évolution de notre ADN. ces deux perspectives forment une application de Spinoza : "l'âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous celui de l'étendue".( Ethique, scolie, proposition 2, partie III ).
Le terme de "fossilisation" n'est d'ailleurs pas approprié pour le programme informatique, puisque ses données, aussi bien que son code ( équivalent à des données) peuvent être modifiés par lui-même, beaucoup plus rapidement que notre ADN par l'évolution ou intentionnellement par l'homme lui-même.