Il y a t-il une opposition entre pensée et culture ?
Doit on admettre un relativisme culturel où tout se vaut ou bien faut il considérer la pensée comme un moyen commun d'aller au delà de sa propre culture ?
Cette question est posée dans "La défaite de la pensée" d'Alain Finkielkraut, qui distingue "ma culture" de la "Culture". La première est déterminée malgré moi par mon pays, ma langue, mes usages, le poids de l'histoire. La seconde provient de l'éducation qui m'apprend le sens critique et me permet de m'élever en montant "sur l'épaule des géants" et en pensant par moi même .
L'ouvrage examine la source de ces deux notions, dont la première fut portée au pinacle par le romantisme allemand et la seconde fut transmise par les Lumières.
Pour Herder, auteur en 1774 de "Une autre philosophie de l'histoire", la culture provient d' un "enracinement de l'esprit", qu'il nomme "Volksgeist" . Le terroir, les moeurs, les coutumes, la religion déterminent les valeurs des hommes et de la nation, et pour le romantisme allemand rien ne peut s'imposer comme supérieur. "Loin que l'homme soit de tous les temps et de tous les pays, à chaque période historique et à chaque nation de la terre correspond un type spécifique de l'humanité." résume A.F. Herder ne pense pas que l'Histoire soit rationnelle comme Voltaire ou plus tard Hegel," il n'y a pas de victoire progressive de la raison sur la coutume ou les préjugés.". Pour lui Les lumières commettent un pêché d'orgueil en voulant imposer à tous la volonté d'une seule nation prétentieuse. Il faut défendre le génie national : folklore, langue germanique pure, esprit de la nation, Pour A.F. : "Herder vint et fit condamner par le tribunal de la diversité toutes les valeurs universelles".
Une toute autre conception de la nation s'affirme lors de la révolution française.
Pour les révolutionnaires français, la nation repose sur un pacte social, non sur une hiérarchie imposée par l'histoire ou la religion mais sur l'adhésion des "associés" qui affirment leur autonomie. Cet objectif de "sortir de l'état de minorité" comme l'appelait Kant, proposé par les Lumières se résume pour lui à: "Sapere aude" ou "aie le
courage de te servir de ton propre entendement".
Mais pour les contre-révolutionnaires et les conservateurs comme Joseph de Maistre, "une assemblée quelconque d'homme ne peut constituer une nation". La société ne naît pas de l'homme mais l'homme naît dans une société. La nation n'est pas au dessus mais sous l'individu, dans son inconscient. "L'humanité se décline au pluriel".
Cette idée de la nation va de nouveau être remise en question lors de la guerre de 1870.
Lorsque l'Allemagne dépossède la France de l'Alsace et la Lorraine, elle invoque justement la culture commune, la langue, pour justifier cette annexion. Argument auquel Ernest Renan rétorque "...Elle suppose [la nation] un passé : elle se résume pourtant dans le présent à un fait tangible, le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'Existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours." et ainsi réintroduit la notion de pacte, issue des Lumières.
Mais c'est munis de ces valeurs universelles des Lumières que les impérialismes vont justifier la colonisation. Ils seront déjugés par Levi Strauss dans "Race et Histoire" qui ne reconnaît pas "une civilisation" trônant au dessus de toutes les autres mais parle de "cultures" qu'on juge inférieures par ethnocentrisme: " Ce qui n'est pas moi - race inférieure ou forme dépassée de l'évolution sociale - est moins bien que moi". Il faut faire le deuil de l'universalité, pour Levi Strauss "les hommes les plus néfastes sont ceux qui se considèrent comme les détenteurs exclusifs de la rationalité."
Par une analyse structuraliste et s'inspirant de Marx, la sociologie, va étendre cette relativité des cultures aux classes dans la société. Et "ce n'est pas la supériorité intrinsèque de ses productions" qui rend une culture prééminente, mais la domination d'une classe sur les autres. "Cultiver la plèbe c'est l'empailler, la purger de son être authentique pour la remplir aussitôt avec une identité d'emprunt, exactement comme les tribus africaines se retrouvent affublées d'ancêtres gaulois, par la grâce du colonialisme" pense-t-elle. Or d'après les structuralistes les différences ne doivent pas être affublées de "valeurs".
Il y a donc un retour romantique à la notion de culture. "La philosophie de la décolonisation combat l’ethnocentrisme avec les arguments et les concepts forgés dans sa lutte contre les lumières par le romantisme allemand" nous dit l'auteur. Les mouvements de libération ont préféré "l'identité culturelle" au "plébicite de tous les jours". "Comme les chantres anciens de la race, les fanatiques actuels de l'identité culturelle consignent les individus dans leur appartenance. Comme eux ils portent les différences à l'absolu et détruisent au nom de la multiplicité des causes particulières, toute communauté de nature ou de culture entre les hommes"
"A chaque peuple sa personnalité culturelle", voilà également l'antienne qui sert de base à ceux qui dénonce l"invasion" de notre pays, qui se nomment "nouvelle droite"."Ce qu'ils veulent c'est soustraire l'Europe à l'influence nocive d'usages étrangers, c'est préserver l'écart différentiel de leur société avec le monde extérieur". "Racisme sans race, tiers mondisme inversé, ils prétendent que les humanités sont plurielles et que l’abîme entre elles est infranchissable" dénonce A.F.
Est il possible d'avoir une autre idée de l'Europe, de la France, de la culture?
Pour A.F. "La France ne se réduit pas à la francité, son patrimoine n'est pas composé, pour l'essentiel de déterminations inconscientes ou de modes d'être typiques et héréditaires mais de valeurs offertes à l'intelligence des hommes".
Les partisans d'une société multiculturelle considèrent qu'il faut respecter les gens tels qu'ils sont, avec leurs enracinements. Mais jusqu'où va l'amour du prochain ? " Existe t-il une culture où l'on inflige aux délinquants des châtiments corporels , où la femme stérile est répudiée et la femme adultère punie de mort, où le témoignage d'un homme vaut celui de deux femmes où une sœur n'obtient que la moitié des droits de succession de son frère, où l'on pratique l'excision, où les mariages mixtes sont interdits et la polygamie autorisée, l'amour du prochain commande expressément le respect de ces coutumes". Ainsi le relativisme culturel, pendant du multiculturalisme, nous conduit à respecter l'asservissement de l'autre que nous refusons pour nous: " Le relativisme débouche sur l'éloge de la servitude".
"Traiter l'étranger en tant qu'individu ce n'est pas l'obliger à calquer toutes ses conduites sur les façon d'être en vigueur chez les autochtones, et l'on peut dénoncer l'inégalité entre hommes et femmes dans la tradition islamique sans, pour autant , vouloir revêtir les immigrés musulmans d'une livrée d'emprunt ni détruire leurs liens communautaires. Seuls ceux qui raisonnent en terme d'identité ( et donc d'intégrité ) culturelle pensent que la collectivité nationale a besoin pour sa propre survie de la disparition des autres communautés".