jeudi 26 mai 2016

Fanny, Alexandre, Vergerus et Philippe Martinez

Qu'est ce que la volonté ? Pour Descartes, dans les "méditations métaphysiques", "... elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est à dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir)". Il s'agit donc d'un pouvoir, d'une faculté qui nous sont donnés. Telle que Descartes la présente, elle est intimement liée au libre arbitre, pouvoir faire une chose ou non, sans contrainte extérieure, par le simple choix que propose l'entendement. Mais les choix proposés par l'entendement sont relatifs à la connaissance. Plus notre connaissance s’accroît plus les choix d'actions possibles sont nombreux et pertinents.  Pour Descartes, la liberté est conditionnée à la connaissance, le plus bas degré de liberté s'exprime lorsqu'on choisit en pleine indifférence entre deux termes, par méconnaissance. Celui qui choisit à partir de notions floues, incomplètes ou d'informations imprécises ne peut exprimer une liberté aussi parfaite que celui qui choisit en pleine connaissance de cause.
Mais pour Hobbes, la volonté n'existe tout simplement pas. Elle ne constitue pas une faculté de notre esprit. Seules existent des volitions unitaires. Car l'effort vital qui nous appelle à agir est guidé par les appétits ( les désirs) ou les aversions. Certes nous délibérons, et ressentons successivement appétits et aversions, mais la délibération finalement débouche sur l'un ou l'autre qui nous fait agir : c'est ce qu'on appelle une volition. Logiquement la définition de la liberté chez Hobbes ne s'apparente pas à celle de Descartes : est libre celui qui n'est pas empêché, c'est une définition négative de la liberté, de plus Hobbes est matérialiste, la liberté recouvre donc l'idée de corps non contraint. Rousseau s'éloigne du concept de liberté pris sous l'angle individuel et introduit le concept de volonté générale. Il s'attache alors à décrire le concept de liberté sous un angle politique. La volonté générale, c'est l'intérêt commun, tel que l'exprime la majorité des citoyens. La loi , que chacun accepte de reconnaître par le contrat social, exprime alors la volonté générale, et lorsque je me soumet à la loi je fais usage de ma liberté, puisque j'applique ma volonté.
Le concept de responsabilité est directement lié à celui de liberté : respondere en latin signifie "répondre de". Je ne peux répondre de mes actions que si elle sont exécutées librement et intentionnellement : si quelqu'un me pousse dans le dos sur le quai du métro et que la personne devant moi tombe sur le quai, je ne peux pas être désigné responsable de l'accident. Le trouble psychique qui aboli le discernement et la contrainte, dont j'ai donné l'exemple, sont deux causes d'irresponsabilité pénale. "«  N’est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l’empire d’une force ou d’une contrainte à laquelle elle n’a pu résister. » déclare le code pénal. Mais si j'agis par désir ou aversion, je ne peux dire que l'objet de mon désir ou de mon aversion est le responsable de mon action, c'est le sujet qui porte la responsabilité de l'action, pas l'objet.
Dans le film de Bergman, Fanny et Alexandre, Vergerus est un pasteur rigide et austère. Il tente de briser la résistance d'Alexandre, qui vit dans un monde imaginaire plein de mensonge, par des punitions sadiques. Vergerus explique qu'il est de la responsabilité d'Alexandre de faire cesser ces punitions. Ainsi le pasteur luthérien ne se juge pas responsable de ses propres actes, envisageant sa conception de la religion et du dogme comme une contrainte dont il n'est pas libre de sortir.
Philippe Martinez, le leader de la CGT,  lorsqu'il déclare, et Mélenchon sur la même ligne , qu'il n'est pas responsable de la tentative de blocage de l'économie française, tout en revendiquant les actions en cours, se trouve dans une position délicate. Est-il en perte de discernement pour trouble psychique ? ou bien agit-il sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle il ne peut résister ? N'est-il pas libre d'agir, dans un sens hobbésien, car quelqu'un l'empêche ? ou bien a-t-il un libre arbitre amoindri, par un manque de connaissance selon la définition de Descartes ? ou encore considère-t-il que la loi n'est pas appliquée, ce qui serait contraire à la volonté générale et donc à sa liberté au sens de Rousseau ? Sa volonté n'intervient-elle pas dans son opposition au gouvernement ? N'y aurait il même pas une volition, une aversion pour un projet de loi ?
Non Martinez, tel Vergerus, en tant que sujet libre s'oblige seul à agir, et doit accepter d'en prendre la responsabilité.




mardi 3 mai 2016

La fourmi, l'escargot et le pissenlit

D'un côté une fourmi vivace, de l'autre un escargot placide. Ils se déplacent pas hasard dans la même direction : celle d'un pissenlit en fleur. Nul doute que la fourmi va atteindre le pissenlit avant l'escargot, elle est en train de le dépasser. Je peux prévoir l'évènement. Mon esprit préfigure la situation dans laquelle la fourmi atteint le pissenlit victorieusement alors que l'escargot continue d'avancer péniblement. Comment est-ce possible ? Alors que David Hume a clairement expliqué dans "Enquête sur l'entendement humain" que seule l'habitude nous enjoint d'attendre un effet d'une cause, je ne peux m'appuyer ici sur cette explication. Je n'ai aucune habitude ni de cette fourmi, ni de cet escargot, ni de ce pissenlit. Nulle cause à invoquer. Je vois simplement la distance de la fourmi au pissenlit diminuer d'une certaine quantité alors que la distance de l'escargot au pissenlit diminue d'une quantité moindre. Je met en rapport ces deux mouvements et les compare. Tout se passe comme si nous avions la capacité intrinsèque de comparer deux mouvements et d'établir des prédictions sur ce qu'ils seront l'instant d'après, mieux: d'établir une extrapolation sur leur prolongation. Si la fourmi s'arrêtait quelques moments puis repartait, et ceci de façon aléatoirement répétée, l'extrapolation deviendrait impossible. De même,  si le mouvement des deux compétiteurs s'exerçait de façon très lente, imperceptible, je ne pourrais en imaginer l'issue. Mais la régularité des deux déplacements permet à mon imagination de connaître le futur podium .
Si je posais une règle graduée sur leur trajet, je pourrais constater qu'au moment où la fourmi passe le trait du 10, l'escargot est en regard du 5, puis lorsque la fourmi est au 11, l'escargot passe au 5,1.  Cela suffit pour comparer numériquement les deux mouvements. Si je mettais en relation ces franchissement de trait de règle graduée de la fourmi dans son trajet linéaire avec les franchissements des traits de cadran d'une aiguille qui tourne dans une montre nous aurions le même type de comparaison de mouvement. Mais nous appellerions cela le "temps" ( cf http://billetgratuit.blogspot.com/2016/05/la-difference-fait-le-temps.html) . Ce que nous appelons "vitesse" n'est que la comparaison relative de deux matières en mouvement.

dimanche 1 mai 2016

La différence fait le temps

Que serait le monde pour nous si nous ne possédions pas la capacité de différencier nos perceptions ? réponse : rien. La masse informe des sensations repose en équilibre sur l'aiguille d'une balance, sur un plateau la chose A, sur l'autre la chose B. Ce que nous percevons, n'existe pour nous que par différenciation, de couleur, de forme, de son, de goût, de toucher, de plaisir, de douleur. Kant nous explique que les sensations se réduiraient à un chaos si notre entendement ne pouvait à priori classer le monde perçu dans des catégories. Mais pour établir des catégories, un premier concept sous-jacent, plus fondamental est nécessaire : celui de différence. Même le principe de non contradiction d'Aristote, qui énonce qu'une même chose ne peut , en un même lieu et un même temps, à la fois être et ne pas être, repose sur une différence :" être et ne pas être".
Le temps, qui pour Kant constitue la forme de notre sens interne, le cadre dans lequel s'insère toute sensation, n'existe pour nous que par trois modes : succession, simultanéité, permanence. La succession temporelle ne peut être distinguée que par deux évènements, par exemple deux flashs lumineux ou deux sons de cloche successifs, ce qui implique une différence. Quelle est-elle ? comment décrire cette différence ? il s'agit de la même cloche, du même son, perçu par le même sujet, alors où se situe la différence ? L'un survient dans un autre temps que l'autre, ils sont successifs, mais "successifs" se défini précisément par le concept de temps, comment alors définir le temps à partir de la succession ? l'idée de succession résulte de la différence qui s'opère dans le sujet qui perçoit. Elle est constitutive du sujet percevant qui relève une différence entre le son un et le son deux.
La notion de simultanéité implique que le sujet perçoive deux évènements dans le même temps. Observons qu'il s'agit du même concept que la succession, dans lequel la différence se réduit à zéro. Quant à la permanence, elle implique l'idée d'une succession dans laquelle le second terme resterait attendu mais absent, une différence en suspend qui ne s'attacherait au premier terme, une forme d'attente d'un second terme qui délimiterait la fin de la permanence.
Que se passe-t-il dans le sujet entre les deux perceptions d'une succession ? La mémoire entre en action pour retenir le premier terme : le premier son de cloche. Puis le second son de cloche survient que le sujet rapporte au premier mémorisé mais en le distinguant comme différent. Pour distinguer la permanence d'un objet, une première perception sera pareillement nécessaire, ainsi que sa mémorisation. Lors d'une seconde perception ou de la même perception qui dure, l'objet, ou l'évènement, ou le son, sera rapporté à la première perception mémorisé en le reconnaissant comme même ou si l'on veut comme non différent.Car le concept "même" s'établit lui aussi sur le soubassement du "différent". Ne peut être "même" que ce qui n'est pas différent. Les catégories "Unité","Pluralité","Totalité" que Kant associe au schème du nombre, dépendent pareillement du concept de différence, sans lequel le schème de nombre ne peut exister. Enfin la conscience elle même ne peut exister qu'en appréhendant toute chose dans le cadre du temps, qui lui même nécessite l'idée de différence.
Mais si le temps se défini subjectivement, comme un sens interne du sujet, comment définir succession, simultanéité, permanence sans recourir aux sens? Comment définir un "temps externe" au sujet?

Lorsque qu'un paléoanthropologue découvre un os d'homme de Néandertal, il peut le faire dater grâce au carbone 14 résiduel. C'est à dire qu'il établit une relation entre une propriété de la matière, la désintégration du carbone après la mort de l'organisme, et un nombre, qui fonde la notion de temps. La succession des deux évènements, mort de l'homme préhistorique et découverte de l'os, ne peut être appréhendé directement dans le temps d'une vie humaine, donc par la perception sensorielle. Dès qu'il faut appréhender l'idée de temps sans compter sur le sens interne, il faut s'en remettre à la matière pour le calculer. Ombre du cadran solaire qui se déplace, aiguille qui bouge, son d'une cloche, compteurs numériques qui s'incrémentent, quartz qui vibre à une certaine fréquence lors qu'il est soumis à un courant électrique. La fréquence se définit comme l'inverse de la période par seconde. Un phénomène périodique est un processus évolutif qui repasse régulièrement par le même état. Quand il est question de régularité à propos de la vibration du quartz, on s'en remet précisément aux lois de la nature. Les modifications d'état du quartz entre deux vibrations sont "régulières", c'est à dire que nous n'observons aucune différence entre deux périodes. D'autres régularités matérielles rythment notre vie : la rotation de la terre sur elle même délimitant le jour et la nuit, et sa rotation autour du soleil qui détermine l'année. Ce "temps externe", n'est mesuré que par différences matérielles. Il s'agit d'observer et de compter des phénomènes reposant sur des propriétés de la matière, sur des régularités de la nature. Mesurer le temps ne consiste qu'à mettre en rapport deux phénomènes matériels :  la désintégration du carbone 14 d'un côté et la découverte d'un os, ou la vibration d'un quartz et le franchissement d'une ligne d'arrivée ou la rotation d'un astre autour d'un autre. La terre ne tourne pas sur elle même en 24 heures , heure vient du grec hôra qui signifie division du temps. Nous avons décidé de diviser par 24 la régularité périodique de ces astres, terre et soleil, que nous appelons jour et nuit.
Dans un monde immobile, éternel, sans différences, nulle notion de temps n'est concevable. Le temps n'existe pas en dehors de nous, la mesure du "temps" est une mise en rapport, par un observateur, de propriétés matérielles soumises aux lois de la nature.




mardi 19 avril 2016

"Osez vous démarquer", l'injonction de ne pas être

Sur le site http://tout-personnaliser.com/, le slogan trouvé sur la page d'accueil saute aux yeux: "Osez vous démarquer". Comment passe-t-on d'un univers où les produits remplissent des fonctions, répondant à des besoins, à un mode de consommation dans lequel la fonction ne prime plus mais n’apparaît que seconde relativement à l'injonction "Pour Etre, distingue toi" ?
  La division du travail, étudiée par Durkheim dans son célèbre essai "La division du travail social", a consisté à passer d'un monde dans lequel chaque individu ou chaque famille élaborait sa propre production et les moyens d'y parvenir à celui où la production s'est spécialisée par métier. Chaque activité fabrique alors en plusieurs exemplaires identiques à destination de tous, les produits que chacun élaborait pour son propre compte. Il y a de nombreux avantages à fabriquer le même objet de multiples fois. Tout d'abord, une fois que l'intelligence humaine a poli une idée d'objet pendant des dizaines ou des centaines d'années, elle parvient à la quintessence d'une forme adaptée à un usage. Répéter simplement l'actualisation de cet objet en puissance garantit qu'il répond parfaitement au besoin exprimé. Par ailleurs, le geste perpétuellement même se dirige graduellement vers la perfection et les mots "art" ou "œuvre" au départ ne différencient pas l'activité de l'artisan de celle de l'artiste. L’œuvre est produite dans les "règles de l'art" afin d'obtenir la qualité maximale. Le tour de main, la sûreté et l'habileté acquis par l'habitude permettent de produire plus rapidement et mieux. L'objet résultant suit un processus asymptotique vers la correspondante parfaite entre la fonction et la forme matérielle qui l'exerce. Ensuite, comme l'objet fabriqué en série incorpore toujours les mêmes composants, ceux ci peuvent récursivement obéir au même processus de création. Cela induit un cercle vertueux dans lequel les éléments rassemblés dans l'objet final seront construits de manière spécialisée avec le même raffinement. Ce paradigme persiste dans la production industrielle, avec l'apport des machines, qui sont elle-mêmes des objets fabriqués pour produire d'autres objets.
Parallèlement à ce processus, la complexification exponentielle des objets techniques empêche tout un chacun de construire l'un d'eux. Personne ne peux réaliser dans son garage l'équivalent d'une Toyota Prius ou d'un Iphone. Mais détenir un tel objet signifie démontrer de la puissance, comme s'affilier tout le savoir, l'intelligence, les moyens de fabriquer un tel objet. Thomas Hobbes, dans le Leviathan, définit ce qu'il entend par Puissance : "Chez un humain, la puissance consiste en ses moyens actuels pour acquérir dans l'avenir un bien apparent quelconque. Elle est soit originelle, soit instrumentale." Les puissances naturelles sont celles du corps et de l'esprit. Les puissances instrumentales sont définies comme " des moyens et des instruments pour en acquérir plus, comme les richesses, la réputation, les amis et les manœuvres secrètes de Dieu que l'on appelle chance".  Détenir un objet qui suscite l'admiration permet d'hériter pour soi-même d'une partie des propriétés admirées et d’accroître sa réputation donc sa puissance. Même la plus laide des princesses sortira rehaussée si elle arbore une rivière de diamant, même le plus stupide petit voyou sera regardé s'il circule en Ferrari, même démonstration avec un voyou laid et une princesse stupide. La marque véhicule avec elle un imaginaire forgé par la publicité et et la puissance de réputation qu'elle donne à ses acheteurs. Notons que ces qualités ne sont pas corrélées par la nécessité du produit : la Saur ou la Lyonnaise des eaux ne véhiculent aucune image glamour pour leur fourniture : le service des eaux, il s'agit pourtant d'un produit vital.
Mais savoir, pour quelqu'un qui veut montrer sa puissance en portant ostensiblement un objet qui rayonne de l'aura de la marque, que d'autres utilisent le même moyens d'acquérir la puissance, diminue quelque peu la pertinence du procédé.  Faire partie des "happy few" c'est bien, être unique c'est mieux. Ainsi le consommateur recherche-t-il ce qui le mettra en avant, mais restera unique, pour ne pas partager sa réputation avec d'autres. Si la Ferrari devenait la propriété de tous, elle perdrait son attrait, et par définition ne répondrait plus à l'objectif de distinction, de réputation, et de puissance.
Ce genre de bijou technologique n'étant pas à la portée de tous, il est possible de se rabattre sur des objets communs, mais différenciés du commun. Ne pas appartenir à la masse qui égalise tout et efface les identités, sortir du lot, devient possible grâce à des techniques plus simples : couleur de voiture, nom sur la vitre de son camion, tee shirt imprimé, voiture "customisée", sonnerie ou gravage de téléphone, tatouage etc.
Cette propension à s'identifier grâce à l'objet est encouragée par le marketing qui bénéficie des progrès des chaînes de fabrication qui permettent de définir des "options". Les options font varier le produit fini par des différences visuelles et fonctionnelles, qui donnent l'illusion à l'acheteur qu'on fabrique spécifiquement pour lui. Dans cette optique la connaissance des goûts du consommateur, de sa vie, de ses habitudes, recèle de la valeur. Elle permettra de lui proposer des publicités respectueuses des tendances identifiées chez lui. Si on lui propose de fabriquer son "propre" journal sur Internet, ou de "liker" c'est pour mieux enregistrer ses goûts et le "profiler".
Personnaliser un objet ou un service devient une proposition d'augmentation de l'Etre : vous serez forcément différent si vous possédez un objet en accord avec VOS caractéristiques, qui sont uniques. Au fur et à mesure que la démographie augmente et avec elles le nombre individus indistincts et noyés dans la masse, l'homme veut retrouver des qualités qui l'identifie uniquement. Moins la pensée se déploie, plus la puissance d'agir diminue, plus le domaine du possible se restreint, moins les humains se différencient par leurs projets ou leur être, il reste alors l'avoir: je suis distingué, non par ce que je pense, crée ou ressens, mais par ce que je possède qui se doit d'être unique.

 Nous avons dépassé l'époque dans laquelle un produit devait simplement remplir la simple fonction pour laquelle il était fabriqué industriellement à de nombreux exemplaires identiques. Par ce double mouvement de recherche de puissance et d'identité chez le consommateur et de profilage par l'entreprise nous aboutissons au résultat : dorénavant il faut se démarquer par nos achats.

lundi 11 avril 2016

Le peuple et la nation, concepts ambigus

Les notions de peuple et de nation sont liées. La nation constitue une communauté politique sur un territoire dont le ou les peuples constituent le corps. En revanche il existe des peuples sans nation, comme à l'heure actuelle le peuple kurde, éparpillé en Irak, Syrie, Iran et Turquie. Au lien nation-peuple il faut donc ajouter le lien nation-territoire. Mais quel lien constitue le peuple ? comment le définir ? Gérard Bras, professeur de philosophie, nous avertit des ambiguïtés du mot "peuple" dans un séminaire "Les ambiguïtés du peuple" que l'on peut écouter sur France Culture. Mais le concept de nation l'est tout autant, c'est ce que nous rappelle Patrick Sériot, de l'Université de Lausanne dans un article en ligne "Ethnos et demos".
Demos ou ethnos, en grec et populus en latin n'invoquent pas les mêmes notions de "peuple" comme nous allons le voir. Dans la langue moderne , le mot "peuple" recouvre à la fois les idées de fraction ou d'ensemble : une fraction donnée de la population ou l'ensemble des sujets . Il exprime à la fois une dimension politique et une dimension sociale. Michelet dans son livre "Le peuple" délivre une réflexion qui repose sur cette ambiguïté: " Le peuple en sa plus haute idée se trouve difficilement dans le peuple". Pour Michelet, c'est par la voix du génie, par la voix du grand homme,  que se coagule le peuple.  Le peuple se reconnaît par un avenir, un projet. Nous sommes par cette description plus proche du peuple comme "demos", entité reliée par la raison et par un accord explicite que de celle du peuple comme "ethnos", population qui partage une culture, une langue, des traditions, ou même des gènes.
Le peuple comme demos correspond à la France des Lumières , aux théories du pacte social qui mettent en avant l'accord contractuel entre les hommes pour que la volonté générale passe de la multitude à un gouvernement représentant de la souveraineté populaire. Ce sont les jacobins de la révolution et la nation nouvellement constituée qui ont unifié la langue, le français, alors que plusieurs patois ou langues étaient parlées sur le territoire. Mais, pour complexifier, il y a comme une intersection, ou un recouvrement, entre peuple "demos" et nation puisque dans les deux cas nous y trouvons la notion d'adhésion, adhésion à former un peuple dans un cas, adhésion à un contrat social de l'autre.
Le peuple comme ethnos est une idée portée plus à l'Est, comme l'Allemagne de Herder qui écrit en 1774 "Une autre philosophie de l'Histoire". Pour Herder, qui  ainsi que Goethe, fit partie  du mouvement romantique littéraire "Sturm und drang" ( Tempête et passion), de chaque peuple émane un esprit particulier, formé par les fruits d'un territoire, irrigué de traditions, reposant sur une langue, héritier et dépositaire  à travers les siècles d'une culture, c'est le "Volkgeist". Pour lui chaque nation s'enracine dans le temps et l'espace, et la nation n'est pas constituée par un pacte abstrait mais repose sur des sédiments. "Les souffrances du jeune Werther" de Goethe donnent la part belle à la nature, aux sentiments qui l'emportent sur la raison, aux nobles racés qui dominent le bas peuple. A l'universalité des Lumières et du pacte social qui repose sur une abstraction, Herder oppose l'universalité du concept de Volksgeist dans lequel chaque nation hérite des caractères concrets du peuple autochtone. Comme le remarque Patrick Sériot "...dans la conception romantique le peuple a déjà une langue, alors que dans la conception contractualiste la langue commune doit être imposée à la population entière de la nation..." La conception romantique s'identifierait au "jus sanguinis", droit du sang, alors que la conception contractuelle s'apparierait au "jus soli" le droit du sol.
Dans un article "Le marxisme et la question nationale" Staline, bolchevique, donne de la nation la définition suivante "une communauté stable, historiquement constituée, de langue, de territoire, de vie économique et de tournure psychique, s'exprimant dans une communauté de culture", très proche on le voit de celle du Volkgeist d'Herder, et qui n'inclut pas l'aspect politique mais seulement "la vie économique" commune. Cependant les mencheviques, les "austro-marxistes" contestèrent cette notion en éliminant de la définition de nation la nécessité du territoire, obligatoire pour la nation de Staline, pour rejoindre plutôt l'idée de ce que nous appelons "peuple", l'histoire leur donna tort. L'URSS reconnaissait la citoyenneté soviétique et des nationalités comme Russe, Tatar, Tchétchène etc. et réunissait les ethnos chapautés par un demos, le "peuple" soviétique. Cette empilement forcé et artificiel de nations a, par entropie, retrouvé son désordre original.

Dans "Anthropologie d'un point de vue pragmatique", en 1798, Emmanuel Kant, admirateur des lumières françaises, donne lui aussi sa définition de peuple et de nation "Par le terme de peuple(populus), on entend la masse des hommes réunis en une contrée pour autant qu'il constitue un tout,  cette masse ou les éléments de cette masse à qui une origine commune permet de se reconnaître comme unie en une totalité civile s'appelle nation, la partie qui s'exclut de ces lois (l'élément indiscipliné de ce peuple) s'appelle la plèbe ( vulgus), quand elle se coalise contre les lois c'est la révolte( agere per turbas): conduite qui la déchoit de sa qualité de citoyen." Pour Kant le peuple lui même se reconnaît comme un tout, qu'il soit demos ou ethnos. La "totalité civile" implique l'introduction du politique, qui forme la nation et qui transforme l'individu du peuple en citoyen respectueux des lois. Ceux qui se "coalisent contre les lois" sont déchus de leur citoyenneté, ils n'ont plus leur mot à dire dans la conduite de la cité.
Pour Ernest Renan, qui prononce à la Sorbonne une conférence intitulée "Qu'est ce qu'une nation" en 1882, " L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral. " , ce qui constitue l'exact opposé de Herder qui enracine l'homme dans un tout qui le détermine géographiquement et historiquement. Pour lui la politique ne se confond pas avec l'ethnographie "la vérité est qu'il n'y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur l'analyse ethnographique, c'est la faire porter sur une chimère". Et la langue commune ne conditionne pas la nation " La langue invite à se réunir ; elle n'y force pas. Les États-Unis et l'Angleterre, l'Amérique espagnole et l'Espagne parlent la même langue et ne forment pas une seule nation. Au contraire, la Suisse, si bien faite, puisqu'elle a été faite par l'assentiment de ses différentes parties, compte trois ou quatre langues." Même une culture locale ne suffit pas à cimenter la nation "Avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a la culture humaine", ni une géographie : "L'homme est tout dans la formation de cette chose sacrée qu'on appelle un peuple. Rien de matériel n'y suffit. Une nation est un principe spirituel, résultant des complications profondes de l'histoire, une famille spirituelle, non un groupe déterminé par la configuration du sol." 
Pour Renan, du côté demos, la nation se détermine par l'adhésion renouvelée du corps politique, "L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie."
Cette fracture entre demos et ethnos, continue de diviser l'humanité. L'annexion de la Crimée par Poutine, repose sur la définition de la nation de Staline, et il parait fondé pour Poutine que des population russophones soient rattachées à la Russie, même s'il faut pour cela rompre des accords et des pactes. A l'inverse, des nations se sont formées par agrégation d'hommes de langue, de culture et de territoires différents qui partageaient un but et s'accordait sur leur avenir, comme Israël.
Nous voyons bien le danger qu'implique une définition exclusive du peuple comme démos  ou ethnos. D'un côté une abstraction qui risque de réunir seulement pour un temps des populations qui peuvent être disparates, insuffisamment cohérentes, dont l'avis change, de l'autre une illusion basée sur des critères purement ethniques qui évacue l'individualité du sujet pensant qui ne serait déterminé que par son "sang". Dans toute nation moderne le démos est aussi le fruit d'un ethnos, aucune pensée ne vient de nulle part, ou de la raison pure, et se construit sur une culture, même si elle a vocation à pouvoir s'en défaire. Les nations comme la Belgique ont quelques difficultés a perdurer tant sont fortes les différences entre wallons et flamand. Le Québec doit se battre pour conserver sa culture d'origine. Mais on a vu à l'inverse avec l'Allemagne nazie où pouvaient mener les théories basées sur la pureté de la race, ou bien sur la prétendue supériorité d'un groupe dans une nation. Les peuples évoluent très lentement, vouloir les réunir en se basant sur le démos extorqué, sans respect de l'ethnos, comme en Yougoslavie, n'amène qu'à attendre l'explosion finale. Sans réussir à délivrer une identité européenne aux peuples qui la constitue l'Union Européenne réalise qu'elle n'a jamais dépassé le statut de conglomérat de nations, certains persistent à vouloir y intégrer la Turquie pourtant tellement différente politiquement et culturellement.
La nation utilise l'Etat comme l'instrument de l'action politique. La laïcité se veut l'expression dans la nation de la neutralité de l'Etat quand à la religion, et le garant de la liberté de conscience. Lorsque la religion et la foi sont les critères principaux de reconnaissance d'une communauté, lorsque la communauté des fidèles placent le lien religieux avant le lien politique qui forme la nation, alors, s'il s'agit d'un Etat laïque, la cohésion du peuple et de la nation risque d'être menacés. Les attaques contre la laïcité sont donc un symptôme d'une fragilisation du lien social, une remise en cause de la nation en tant que constituée par un demos.

samedi 9 avril 2016

Les Arabes leur destin et le nôtre de J.P Filiu

J.P Filiu introduit dans "Les Arabes leur destin et le nôtre" des Edition La découverte, paru en 2015,  la notion méconnue de renaissance Arabe, la Nahda, le pendant des Lumières européennes au 19e siècle, voici un résumé de la première partie du livre.

L'empire ottoman

En 1800, Kleber est assassiné, cet évènement clôt la campagne de Bonaparte qui laisse derrière lui des massacres en Egypte, à Gaza et à Jaffa. Mais à cette date, nous dit l'auteur, parler de peuple Arabe serait un anachronisme, on les nomme "bédouins" ou "maures", ils côtoient des berbères, des kurdes, des turkmènes, des juifs ou des arméniens. A l'époque cet ensemble forme une population de 15 millions de personnes, alors que la France en rassemble 30 millions. Jerusalem et Gaza atteignent chacune 10000 habitants. L'empire Ottoman règne avec plus ou moins de contrôle : Alep ou Damas sont sous sa coupe, ainsi que Mossoul, Bagdad ou Bassora. Le contrôle est moins ferme sur l'Egypte , les principautés barbaresques ( le maghreb) sont autonomes mais paient l'impôt, le Maroc reste indépendant ainsi que le Yemen, Oman, et l'arabie centrale dominée par la famille Saoud.

La "Nahda"

Mehemet Ali, envoyé par Constantinople, prend le pouvoir en Egypte en 1805 pour 40 ans. Il modernise l'armée, le foncier, lance des grands travaux. Son fils écrase les Saoud et les rejette de la Mecque. Il envoie une mission à Paris, dont Riffa Tahtawi , Imam, qui reste 5 ans et écrit "L'or de Paris". Il tente de convaincre à son retour d'encourager les terre d'Islam à imiter ce qui se passe en Europe en matière de diffusion des sciences et de la connaissance. Les forces égyptiennes conquièrent la Palestine avec le soutien de la France et s'approchent de la "Sublime Porte". L'Angleterre soutient alors les Ottomans et repousse hors de Palestine les égyptiens.
En Algérie Abdelkader est battu par les français en 1847 qui déclarent l'Algérie française.
La Tunisie abolit l'esclavage en 1846, deux ans avant la France, et instaure une constitution en 1861 pourvue d'un pouvoir politique distinct de la religion. Mais la modernisation de l'Egypte et de la Tunisie vont être stoppées. En 1881 la France impose le protectorat à la Tunisie, et l'Angleterre envahit l'Egypte.
Le troisième pôle de la "Nahda" ( la renaissance), apparait au  Levant ( Syrie, Liban actuel ). Une imprimerie Arabe existe à Alep au XVIIIe, alors qu'une autre voit le jour au Caire en 1822. 10000 ouvrages sont publiés. Les étudiants des université Islamiques se mettent à voyager vers l'Europe. Beaucoup d'Arabes émigrent vers le Levant, la population Arabe double. La langue se "laïcise" grâce à l'imprimerie. Des chrétiens d'Orient  émigrent vers l'Europe et l'Amérique alors que les juifs en sens inverse fuient les pogroms d'Europe orientale. Les chrétiens d'Orient enrichissent le discours nationaliste Arabe. Les musulmans ne sont pas en reste, comme Abderrahmane Kawakibi, fondateur d'un journal à Alep en 1877, qui réclame la liberté et une démocratie constitutionnelle. Il déclare "vive la nation, vive la patrie, et que nous vivions libre et dignes". il réclame la séparation du politique et du religieux. Kawakibi mène un combat nationaliste tout en réclamant le retour du califat Arabe, en s'opposant aux ottomans. Il forme une sorte de synthèse entre "nationalistes" et "islamistes". Les "Islamistes", salafistes, souhaitent un retour aux sources de l'Islam, contre la décadence ottomane.
Théodor Hertzl fonde le mouvement sioniste en 1897. Après sa mort en 1904, les juifs migrent vers la Palestine ottomane pendant 10 ans, et représentent alors 1/10e de la population. En 1911 le journal "Palestine" est créé par des chrétiens contre la menace de cette immigration. Des sociétés secrètes comme "Al fatat" se créent.Un congrès arabe, réunissant nationalistes syriens et égyptiens a lieu à Paris en 1913, sans résultat. Le Maroc passe sous protectorat franco-espagnol, la Lybie passe sous l'influence de l'Italie en 1911, la Grande Bretagne continue sa progression sur la côte orientale jusqu'au Koweit."La renaissance arabe a été une entreprise multiforme d'émancipation intellectuelle d'affirmation nationaliste, d'aggorniamento islamique, de développement économique, et d'avancées institutionnelles" nous dit l'auteur.

La première guerre mondiale

Au déclenchement de la guerre en 1914, les allemands soutiennent Constantinople et pensent qu'une déclaration de "jihad" anticolonial déstabiliserait la Grande Bretagne en Egypte et la France au maghreb. L'appel au djihad du calife mehmed V reste sans effet dans le monde arabe. La guerre va donc opposer les turcs et les arabes, qui ont des alliances opposées. Les turcs feront la guerre aux côtés de l'Allemagne, les Arabes aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France. En 1915 l'armée turque s'empare du Sinaï. Faysal Ben Hussein, fils du cherif Hussein gouverneur hachémite du Hedjaz  qui a écarté les Saoud wahhabites, se rend à Damas, envoyé par son père, pour rencontrer les nationalistes d' Al Fatat. Il doit négocier avec la Grande-Bretagne la reconnaissance d'un état arabe indépendant en contrepartie d'une alliance contre les ottomans. MacMahon promet en octobre 1915 au chérif Hussein de soutenir l'indépendance des Arabes mais la subordonne à l'accord de la France.
Les Arabes se soulèvent contre les ottomans en Juin 1916 et récupèrent la Mecque. Hussein se proclame roi des pays arabes en novembre 1916. Mais la France et la Grande Bretagne ont passé un accord secret pour se partager derrière son dos le moyen orient et n'accordent à Hussein que le Hedjaz. Ces accords, nommés Sykes-Picot, en Mai 1916 accordent à la France le Cicilie, le Liban, le littoral Syrien, la zone de Damas, et d'Alep à Mossoul, et à la Grande Bretagne Bagdad, Bassora, et la zone d'Amman à Kirkouk. La Palestine, disputée à cause des lieux saints catholique, par la France, et orthodoxes, par les Russes, est considérée comme "zone brune". Sykes et Georges-Picot promettent ensuite à Hussein, qui ne connaît pas l'accord, autorité sur la Syrie. Les arabes prennent Aqaba en Juillet, avec T.E. Lawrence ( lawrence d'arabie) puis les britanniques entrent à Jerusalem. Londres va promettre en novembre 1917 au mouvement sioniste, par la déclaration Balfour, l'établissement d'un "foyer national juif" en Palestine, même si "rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives..", communautés qui représentent 90% de la population. Pourtant à ce moment les britanniques ne sont pas encore maîtres de la Palestine et font le siège de Gaza.Les insurgés arabes sont acclamés à Damas et finissent par prendre Alep en octobre 1918, puis l'armistice est signée entre les britanniques et les ottomans.

L'après guerre

La conférence de paix de Paris en 1919 aboutit la définition de nouvelles administrations des territoires occupés ( OETA) . OETA Nord pour la France: Cicilie, Liban, littoral Syrien, OETA Sud pour la GB: Palestine et OETA Est: partie Est de la Syrie pour Faysal. La paix se fait sans les Arabes. L'Egypte se soulève et réclame son indépendance, mais les britanniques répriment le mouvement et le protectorat est confirmé. Le congrès général syrien  proclame l'indépendance de la Syrie, que les puissances occidentales ne reconnaisse pas. La conférence de San Remo en Avril 1920 attribue les mandats de la Société des Nations: à la France pour le Liban et la Syrie, à la GB pour la Palestine. De nombreux soulèvements ont lieu à Jerusalem et en Irak qui font 10000 morts. Faysal est battu à Damas par les français, la GB le récupère et le place sur le trône d'Irak. En 1922 la déclaration Balfour est incluse dans le mandat britannique sur la Palestine, mais la transjordanie entre le Jourdain et l'Irak en est exclue et dirigée par Abdallah, un fils d'Hussein. La Turquie est dépecée entre France, GB et Grèce. "Le rêve d'un royaume arabe, caressé une décennie plus tôt, est bel est bien anéanti". Hussein échouant sur le côté nationaliste joue la fibre islamique et revendique le califat, ce qui précipite la guerre avec les ennemis wahhabites qui s'emparent de la Mecque et de Médine. Ibn Saoud renomme le Hedjaz et le Najd "Arabie Saoudite", fondée sur une idéologie anti-Nahda, le wahhabisme, qui profite de la politique des colonisateurs qui ont refusé aux Arabes le droit à l'auto-détermination. "Pour les Arabes avoir étés traités comme des ennemis par les Européens, auprès de qui ils s'étaient loyalement engagés en amis, laissera un profond sentiment d'injustice", écrit JP Filiu.

L'indépendance

Le monde arabe est sous le joug colonial excepté l'Arabie Saoudite. La France impose en 1930 les statuts d'un "Etat de Syrie". L'Egypte devient formellement indépendante en 1922.  Hassal-al-Bana fonde le mouvement des "frères mulsulmans", proche du salafisme, en contestation de cette monarchie constitutionnelle bridée par les britanniques, pour lui l'Islam a une dimension politique.  La prise du pouvoir par les Nazis en Allemagne en 1933 provoque un exode des juifs. En trois ans la population juive en Palestine passe de 10 à 30%.

                                                    (source http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1954_num_63_335_14349 )

Cette pression démographique provoque une "Révolte Arabe" de 1936 à 1939. Les factions Palestiniennes créent un "Haut Comité Arabe" ( HCA) qui lance une grève générale sévèrement réprimée qui fera un millier de morts. La Grande Bretagne envoie 20000 militaires supplémentaires, elle publie en 1937 un plan de partition entre un état juif et un état arabe. Au bout de trois ans, 2% de la population arabe a été tuée ou blessée. En Mai 1939, un livre blanc repousse l'idée de partition, limite l'immigration juive et calme la révolte. En Mars 1945 naît la ligue Arabe, composée des pays suivants: Egypte, Syrie, Transjordanie, Liban, Irak, Arabie Saoudite, Yemen. En Mai 1945 la France réprime les révoltes en Algérie et en Syrie. Après la naissance de l'ONU, la France doit retirer ses troupes du Liban et de Syrie. La Grande-Bretagne veut remettre son mandat de Palestine et demande à l'ONU de trancher. En novembre 1947, l'ONU adopte un plan de partition de la Palestine.


Les Arabes refusent ce plan "par principe ou parce qu'il attribue les meilleures terre à l'Etat juif", alors que le mouvement sioniste l'accepte. La guerre civile éclate aussitôt en Palestine. Abdallah de Transjordanie tente de récupérer auprès des dirigeants sionistes la partie arabe déterminée par le plan. En Mars 1948, la résistance Palestienne est battue et un exode suit . L'Etat juif est proclamé le 14 Mai 1948, c'est la fin du mandat britannique. Les armées arabes interviennent sans coordination et sont battues. En Janvier 1949, Israël occupe 77% de la Palestine du mandat. La Transjordanie annexe 22% ce qui deviendra la Jordanie, plus Jerusalem Est. Reste 1%:  La bande de Gaza où se regroupe 25% de la population arabe.
En décembre 1955, la Cyrénaïque et la Tripolitaine sous domination italienne et le Fezzan sous domination française sont unis par l'ONU pour former une Lybie fédérale. Le protectorat sur le Maroc se termine en 1956, année de l'indépendance de la Tunisie. La guerre lancée par le FLN en 1954 se termine en 1962, Indépendance de l'Algérie. La décolonisation du monde arabe fragilise les communautés juives qui y vivent, Yemen, Irak, Egypte, Algérie, Maroc voient partir ou forcent au départ vers Israël des milliers de juifs. Le Koweit devient indépendant en 1961, le Yemen devient une république en 1970 et le Bahrein, les émirats, le Qatar et Oman entrent à l'ONU.

mercredi 6 avril 2016

Gygès le lydien et le terrorisme

Dans le premier livre de la République, Platon par la voix de Socrate cherche a définir la justice, le juste et l'injuste. Il se rend avec d'autres chez Cephale et engage avec lui un dialogue. Cephale explique qu'en vieillissant il craint la mort et les récits qu'on raconte sur l'Hadès, royaume et Dieu des enfers. Il faudrait rendre compte "des injustices commises ici-bas", il s'inquiète alors de savoir si sa vie durant il n'a pas été parfois injuste. Notons la parenté grecque de la notion chrétienne de jugement dernier, assez proche. Reste alors à définir ce qui est juste ou injuste. Simonide, par la voix de Polémarque, propose la définition suivante: "il est juste de rendre à chacun ce qu'on lui doit." Après réflexion, Socrate précise cette déclaration et  remplace "ce qu'on doit" par "ce qui convient". Ce qui, lorsqu'on décompose ce "chacun" en amis ou ennemis, consiste à rendre ce qui convient : du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. Mais comme l'homme de bien ne peut nuire et que  l'homme juste est homme de bien, alors l'homme juste ne peut pas faire du mal, ni à ses amis ni à ses ennemis. Socrate en conclut que Polémarque s'est trompé et que cette définition n'est pas de Simonide qui n'aurait pas pu commettre pareille erreur. Thrasymaque met alors au défit Socrate de proposer lui même la réponse à la question "qu'est ce que le juste", plutôt que de corriger les définitions des autres. Puis sans attendre Thrasymaque propose la suivante : "le juste n'est rien d'autre que l'intérêt du plus fort". Pascal s'approchera bien plus tard de cette définition lorsqu'il écrira:"Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste". Le rapport entre la justice et la force va de soit, pour faire appliquer la première, la seconde est nécessaire. Mais à partir du moment où elle apparaissent mêlées, et leur chronologie indistincte, faire passer l'une pour l'autre devient possible. Thrasymaque traduit sa pensée: "Dans toutes les cités le juste c'est l'intérêt du gouvernement en place", car le gouvernement publie les lois qu'il a choisies et que devront respecter les citoyens. Suit une démonstration dans laquelle il expose diverses situations dans lesquelles le juste se trouve défavorisé face à l'injuste, comme dans le cas d'un contrat privé qui ne s'est pas déroulé équitablement. En général, l'injuste tirera plus de profits que le juste qui sera sa victime. Du point de vue de l'intérêt l'injustice sera plus rémunératrice pour son auteur, et elle est rejetée par peur de la subir et d'en être l'objet, non pour le bénéfice concret qu'elle peut apporter. Thrasymaque change quelque peu le problème posé, puisqu'il ne cherche plus une définition mais évalue le bénéfice supérieur que permet l'injustice. Mais la situation de déséquilibre, où l'un reçoit plus que ce qu'il ne devrait et l'autre moins, détermine précisément l'injustice. Dire, comme Thrasymaque, que l'injustice est profitable pour l'un et non pour l'autre tient donc du sophisme puisque c'est le fait que l'un profite plus qui fait l'injustice et non l'inverse.
Socrate déploie alors l'argument de la justice comme règlement de conflit :" Ce sont en effet les dissensions que l'injustice engendre parmi eux...alors que la justice engendre la concorde et l'amitié". Voilà pourquoi les hommes ont besoin de la justice : elle règle les conflits.
Dans le second livre de la République, Glaucon poursuit sur l'idée de justice comme convention ou accord entre les hommes pour ne plus subir l'injustice du plus fort. Mais, rappelle-t-il, cet accord ne constitue qu'un pis-aller. Si les hommes, justes ou injustes, pouvaient commettre l'injustice sans menace en retour, comment se conduiraient-ils ? 

Pour répondre à cette question Platon nous présente le mythe de Gygès , berger lydien ancêtre de Gygès qui découvre un anneau magique qui lui permet de se rendre invisible. Grâce à cela il séduit la reine et tue le roi. Glaucon propose alors l'expérience de pensée suivante : glisser un semblable anneau au doigt du juste et de l'injuste pour observer la façon dont ils se conduisent. Pour Glaucon, chacun serait emporté par ses passions à profiter de la situation et adopterait le même comportement immoral que Gygès, l'invisibilité garantissant son impunité. Autrement dit "personne n'est juste de son plein gré", relâchez la bête sommeillant en chacun de nous et adieu la justice. Donnez l'invisibilité, et le juste et l'injuste se révéleront voleurs et assassins.

La numérisation des données, privées et publiques, donne la possibilité technique nouvelle de rassembler, sur un petit disque dur de la taille d'un paquet de cigarettes, plusieurs tera octets de données, ou bien de pénétrer par effraction dans un réseau et de pomper les informations. Elle rend possible les affaires wikileaks, snowden ou panama papers. Tout le monde se réjouit de ce qu'elles révèlent à la connaissance du public et l'on juge Assange ou Snowden des "justes", appelé "lanceurs d'alerte". Mais imaginez que l'effraction virtuelle anonyme( l'anneau de Gygès), qui donne une invisibilité temporaire dans un réseau numérique,  tombe aux mains de l'injuste, par exemple ISIS, ou l'"état" islamique, "lanceurs de bombes" qui captureraient des données secrètes d'une centrale nucléaire, d'une entreprise classée Seveso, ou de données de l'armée ou de la police française. Alors nous pourrons commencer à mesurer les dangers intrinsèques à la numérisation des données sensibles.

dimanche 3 avril 2016

Le chaos humain

David Hume dans son "Enquête sur l'entendement humain" recherche d'où provient l'idée, ou le sentiment, que deux évènements doivent se suivre nécessairement. Il utilise fréquemment l'exemple de la boule de billard qui projetée et heurtant une deuxième boule va provoquer son déplacement. Pourtant, dit-il, nulle propriété sensible nous est accessible dans la boule pour percevoir sa capacité à déplacer une autre boule dans telle ou telle direction. Si nous savons que la seconde boule va bouger à l'imminence du contact, c'est parce que nous en avons fait l'expérience. Un bébé qui met ses doigts dans une prise électrique ne peut avoir aucune idée du danger qu'il court et de la douleur qu'il risque de ressentir. Les objets et évènements de notre monde sont reliés par des lois naturelles dont seule l'expérience renouvelée peut nous permettre de percevoir les liaisons. Si j'entends une unique fois un coq chanter le matin, je suis incapable d'en constituer une règle générale. Pour associer à une cause : le coq chante, un effet : il chante chaque jour au réveil, il faut que l'expérience se renouvelle. Le monde ne nous est intelligible que par ses régularités. Il ne nous est prévisible que par l'expérience que nous en possédons, qui repose sur la liaison nécessaire entre la cause et l'effet.
Hume se distingue par son insistance à identifier la liaison entre une cause et un effet à l'habitude. Une conjonction régulière de deux évènements dans le temps et dans l'espace, forge en nous l'idée que lorsque une cause apparaît nous nous attendons, par habitude, à ce que survienne l'effet correspondant. La répétition aidant, nous sommes convaincus qu'une liaison nécessaire existe entre la cause et l'effet.
La première fois que nous voyons un feu nous ne pouvons pas savoir qu'il brûle la peau, que le bois va se transformer en cendre, impossible de le deviner a priori. Puis notre esprit intègre ces régularités, a posteriori, jusqu'à l'idée de nécessité : les choses ne peuvent se dérouler autrement : la flamme brûle. Or il existe des flammes qui ne brûlent pas, notre idée de la nécessité entre la cause et l'effet déduite de l'expérience ne repose que sur la coutume, l'habitude. Hume donne un nom à cette illusion : la croyance.
Hume soulève l'objection, s'agissant des processus internes et contrairement aux objets de la nature, que notre conscience nous permet de sentir la volonté comme la cause des mouvements du corps, qui sont les effets. Que nous avons le pouvoir de bouger les membres simplement en le décidant. Mais là encore, de quel pouvoir s'agit il ? nous pouvons commander les doigts et non le cœur. Savons nous par quel liaison notre volonté agit sur les nerfs, les tendons, les muscles ? Observons le petit enfant : il ne peut bouger son corps et le commander qu'après une longue expérience, de longs exercices répétitifs. L'amputé, par habitude, ressent encore longtemps son membre disparu et pense pouvoir le bouger. Là aussi, l'effet "membre qui bouge" est un effet induit par l'expérience.
Ainsi cette idée de nécessité est-elle forgée faussement par l'habitude dans notre esprit, elle n'existe pas dans la nature, nous ne faisons que croire lorsque nous attendons les effets. Elle se déploie différemment lorsque nous en sommes l'origine. Hume distingue "les relations d'idée" et "les choses de fait" Nos opérations mentales, qui traitent d'objets abstraits, peuvent s’enchaîner par la logique. C'est le cas des mathématiques et de la géométrie. Lorsqu'un triangle est défini comme une figure géométrique à trois côtés, il est équivalent de dire qu'un triangle a nécessairement trois côtés, l'expérience répétée du triangle n'intervient vient pas dans le nombre de côté. Plus de contingence, plus de croyance, plus d'habitude, le monde des mathématiques nous ouvre les portes  de la certitude  et de la vérité. C'est la logique de notre esprit qui nous fonde l'idée de la nécessité.
Même Dieu doit admettre que deux et deux font quatre dit Grotius.
Pourtant avoir une idée interne de la nécessité n'induit pas qu'elle existe dans les objets externe et Hume, empiriste, se méfie de la raison, que Hobbes réduit à  la faculté de calculer,  il la pense lente et trompeuse. Si l'on ajoute Pascal, pour qui le cœur, c'est à dire l'empire sensible, a ses raisons que la raison ne connaît point, nous constatons à quel point les Lumières ont rejeté ces philosophies.
Nous basons aujourd'hui tout sur la raison, portée au pinacle, et avec Max Weber pensons que le monde est désenchanté. Sociologie et économie s'intitulent sciences, alors qu'elles sont basées elles aussi sur des causes et des effets reposant sur l'habitude, donc des expériences humaines que l'on imagine reproductibles et qui ne le sont guère. Lorsque resurgissent la croyance et le fanatisme, que l'on pensait dépassés par la raison, chacun cherche les causes, obligé par sa nature. Nous avions pris l'habitude de reléguer le religieux, pensions que Dieu était mort, que l'Histoire avait un sens, et croyions avec Hegel que le réel est rationnel. Mais alors qu' "il y a donc ici une sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées" comme le dit Hume, cette harmonie ne s'applique pas au chaos de la culture humaine. L'histoire n'est pas un long fleuve tranquille, seule l'imprévisibilité est garantie et ce pour un simple motif : "Le monde humain est constamment envahi par des étrangers dont le comportement sera imprévisible : les nouveaux nés.", Hanna Arendt.


mardi 29 mars 2016

L'acteur et la politique


Souriants, menaçants, effondrés, jovials, terrorisés, Ils appartiennent au petit cercle des visages que nous reconnaissons d'emblée lorsqu'ils nous apparaissent sur les affiches, écrans, revues. Toute la palette des sentiments humains passent de leurs traits vers nos regards fascinés. Nous les avons élus, sélectionnés. Ils   déclenchent les passions, sont nos héros, nos amis, nos amours. Pourtant jamais nous ne les avons rencontrés en chair et en os, ces créatures sont désincarnées, virtuelles, de papier, projetées sur un écran, silhouettes éclairées sur une scène, malgré leur métier qui consiste à précisément à incarner.
Acteurs et actrices vivent de notre sang, tels des vampires. Ils interviennent dans dans des fictions que l'on peut assimiler à des rêves forcés et volent les sentiments des spectateurs passifs. Ils capturent nos émotions, sont des déversoirs collectifs de passion: pitié, tristesse, joie, révolte, désir, admiration.  Leur enveloppe charnelle attise et dérobe ce que nous extirpons au plus profond de nous mêmes. Le spectateur ligoté, en pleine servitude volontaire, se condamne à ne pas agir, pire, à ne pas bouger et abandonne pour un temps sa liberté. Un être fictif, né dans l'imagination d'un écrivain ou d'un auteur de théâtre ou de film, prend chair ( accessoirement prend cher pour exercer son métier)  et s'insère dans un récit. Un être réel s'empare de cet être fictif et, tel  un corps investi par un démon qui l'anime avec une âme de substitution, va "jouer", mimer, représenter celui qu'il n'est pas. Platon n'avait que mépris pour l'art utilisant le simulacre. Simuler, voilà pourtant l'essence de l'acteur.
Comment est-on passé de la conception classique platonicienne qui néglige la "copie de la copie" à l'admiration sans borne dont bénéficient aujourd'hui les "stars" qui brillent dans le firmament ?
Walter Benjamin, dans "l’œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique", montre que la valeur cultuelle, historique, de l’œuvre art , qui n'avait pas vocation a être dupliquée, s'est transformée en valeur d'exposition alors que la technique permettait sa duplication industrielle. Dans le même temps, son aura, son caractère sacré, s'est déplacée sur l'auteur et les acteurs au fur et à mesure sa reproductibilité et de son entrée dans le secteur marchand. Sont maintenant des demi dieux Mozart ou Picasso,  aujourd'hui Brad Pitt ou Angelina Jolie. Les seuls à pouvoir leur ravir la vedette sont les hommes politiques. A mesure que la politique s'esthétisait, l'art s'est politisé. Au point que les hommes politiques passent beaucoup de temps au maquillage, font appels à des professionnels de la communication, acceptent des dépenses somptuaires pour mettre en scène des meetings, participent à l'infotainment télévisuel, alors que les films ont une fonction politique, ils présentent des thèses politiques ou de nouveaux lendemains qui chantent ou captent tout simplement l'attention du public avec le message majoritaire que sélectionne la logique économique de rentabilité.
L'illusion cinématographique accapare tant l'esprit, qu'elle se poursuit longtemps après la fin du film. La croyance dans les qualités du personnage survit dans le corps de l'acteur. Il devient pour le spectateur la somme des caractères qu'il a joué et  restent attachées à sa personne les passions qu'il a déclenchées. La passion vécue collectivement dans la salle initie l'admiration grégaire qui subsistera dans le public, entretenue par la presse qui en tire partie. L'acteur s'illusionne tout autant et imagine qu'il possède en propre les caractéristiques héroïques des rôles qu'il a incarné. Il pense que l'amour qu'il reçoit provient de son être propre, de son aura naturelle, ou de son talent. Mais pourquoi n'être pas soi pourrait être admirable, de quel talent s'agit-il? l'acteur, défroque d'un rêve éveillé, ne crée pas et revendique l'art du mensonge. Au service d'un auteur le temps d'un film, il imagine ensuite intéresser les foules sur les plateaux de télé, spectateur de lui même, assigné au rôle de penseur dont l'avis sur le monde compte. Si Georges Clooney avait joué le rôle de Marc Dutrou, pédophile meurtrier, verrait-on des jeunes filles hystériques hurler sur son passage ? s'intéresserait-on à l'endroit où il passe ses vacances ? l'inviterait-on à donner son avis sur tout à dans les média ? L'acteur acquiert un capital symbolique comme dirait Bourdieu qui lui ouvre des portes. Ce capital lui permet de passer en politique. Ronald Reagan est devenu sénateur puis président des Etats-Unis, Donald Trump fait son show, les films et séries américains inondent la planète de culture obligatoire, illustration de l'esthétisation de la politique et de la politisation de l'art ou du soft power.



jeudi 24 mars 2016

Plaisir et reproduction

Nous sommes agis par la nature. Elle décide que nous devons vivre puis mourir. Entre ces deux jalons, pour perpétuer l'espèce, elle nous enjoint de procréer. Depuis l'aube de l'humanité, et depuis plus longtemps encore pour de nombreux animaux, l'union des corps conditionnait la reproduction, la fécondation se déroulait "in vivo" et déclenchait la multiplication cellulaire. Nous avons dissocié doublement sexualité et reproduction.
La technique permet depuis quelques dizaines d'années d'une part de  bloquer la fécondation lors d'un rapport sexuel au moyen de la contraception et d'autre part de concevoir un être humain sans rapport sexuel. Le 25 Juillet 1978 naquit Louise Brown dont l'embryon obtenu neuf mois avant cette date par fécondation in vitro (fusion d'un ovocyte et d'un spermatozoïde dans une éprouvette) pu se développer normalement après réimplantation dans l'utérus maternel.
On distingue pour la reproduction sexuée des animaux, la fécondation externe, dans laquelle les gamètes fusionnent à l'extérieur du corps de la femelle comme chez la truite, de la fécondation interne où elles fusionnent à l'intérieur, comme chez les humains. La FIV permet maintenant à notre espèce, un peu comme la truite, de déverser nos cellules germinales mâles et femelles dans un laboratoire pour déclencher leur rencontre à un moment choisi. La congélation de l'embryon permet de stopper la division cellulaire et de le mettre en réserve, dissociant ainsi totalement le moment de la conception de celui de la naissance.
Telle une graine de légume qu'on maintient au sec dans un sachet, et qu'on insère dans la terre humide pour déclencher la pousse, l'embryon ne recommencera à se diviser que lorsqu'il se retrouvera dans le milieu adéquat, l'utérus.
Les humains sont conduits par leurs désirs à se rencontrer sexuellement. Le plaisir qu'ils en tirent les incitent à renouveler l'expérience le plus souvent possible. Avant l'avènement de la contraception généralisée, ce plaisir peut être vu comme une ruse de la nature pour orchestrer la rencontre des corps et la perpétuation de l'espèce. Pourtant le plaisir sexuel existe aussi en dehors de toute possibilité de procréation, par exemple dans le cas de la masturbation, ou pour les rapports homosexuels. Faut-il alors considérer que le plaisir sexuel n'a en conséquence aucune relation avec l'idée d'une stimulation pour engendrer ? Il semble que qu'on ne puisse pas établir cette conclusion pour une raison simple: lors de l'orgasme masculin il y a éjaculation accompagnée de plaisir, pourquoi l'évolution aurait-elle amené le corps à éjecter les spermatozoïdes lors de l'orgasme si ce n'était pour la reproduction ? L'orgasme féminin n'est pas nécessaire pour la procréation, mais rechercher la jouissance peut amener à un rapport et en conséquence à une possible fécondation, il joue donc aussi son rôle pour la perpétuation de l'espèce.
Toute cette belle mécanique instinctive est modifiée. L'homme, agent de sa propre évolution ( cf variation ), chemine vers un changement considérable de son mode reproductif. Le découplage entre sexualité et engendrement peut se poursuivre et s'accélérer : la grossesse par FIV reste un processus complexe et qui échoue souvent, nul doute qu'il s'améliorera rapidement dans le futur. L'embryon pourra un jour se développer dans une couveuse avec les nutriments et sensations adéquats. Des chercheurs sont sur le point de créer des gamètes à partir de cellules souches. Lorsque spermatozoïdes et ovocytes seront fabriqués en laboratoire, à quoi servira cette rencontre intime venue du fond des âges ?
Dès lors "la ruse de la nature" n'aura plus d'objet.
Au fur et à mesure que la science s'empare de la reproduction humaine et remplace la fécondation naturelle, le petit d'homme est traité comme une fabrication donc susceptible de marchandisation. Ce produit doit répondre au désir du client et subi l'injonction de la qualité. Il faut donc vérifier la fabrication avant l'implantation. C'est l'objet du Diagnostic Pré Implantatoire ou DPI, qui doit éliminer l'embryon qui présente des défauts. Si la machine humaine fonctionne mal, il faut faire appel au remplacement des pièces défectueuses. Si les ovocytes sont inaptes ou absents, il faut puiser dans le stock de pièces détachées et faire appel au don d'ovocyte ou au don d'embryon congelé. Si les spermatozoïdes n'ont pas la qualité requise, une "banque" du sperme peut pouvoir au manque. Une seule règle : se soumettre à l'injonction du désir. Si des couples ont un désir d'enfant et ne peuvent y parvenir de manière naturelle, la science doit y remédier, sous couvert d'un "droit" à l'égalité. Ainsi la PMA dont l'indication fut d'abord l'infertilité doit maintenant s'élargir à des couples qui veulent un enfant sans passer par un rapport sexuel fécondant. La médecine, qui depuis Hippocrate avait pour but le traitement de la maladie, s'oriente vers la satisfaction scientifique des désirs.
Nous assistons à la réification du monde vivant, à l'ère de l'enfant sur étagère, à la disposition de tout couple ou célibataire désirant, pour lequel nous pourrons bientôt choisir la couleur des yeux et éliminer toute pathologie héréditaire, ce qui constitue bien ce que Jacques Testart, nomme un "eugénisme mou".




mercredi 16 mars 2016

Le corps qui apprend

Taper sur un clavier d'ordinateur, jouer du piano, autant d'expériences qui, lorsqu'on les exerce depuis longtemps, se déroulent sans la conscience des mécanismes à opérer pour les mettre en œuvre.
Ces pratiques nécessitent un long apprentissage. Commander, sans les voir, les doigts de ses mains à choisir une touche pour l'enfoncer ne va pas de soi : il faut répéter de nombreuses fois les exercices pour arriver à déclencher les muscles qui correspondent à la main et au doigt élus. Il faut ensuite arriver à coordonner la lecture d'une information , une lettre ou une note, avec une position sur le clavier et avec le doigt sélectionné. Les débuts sont accompagnés d'une grande concentration et d'erreurs nombreuses, le corps est défié : alors que d'ordinaire la volonté lui en impose, il se retrouve pantelant comme une marionnette aux gestes mal dégauchis. Le piano, comparé à l'ordinateur, complexifie la donne puisqu'il faut également respecter un rythme et des variations d'intensité et d'expression. D'autres apprentissages, telle la conduite de voiture ou parler une langue, maternelle ou étrangère, demandent un effort similaire: maîtriser le corps pour transformer une activité difficile de l'esprit en automatisme musculaire. Apprendre une danse, c'est acquérir une technique corporelle, puis prendre du plaisir à tomber dans le mouvement de la vie en ignorant sa propre individualité, corps et musique ne font plus qu'un. Le but de tout art implique d'oublier les moyens pour ne faire qu'un avec le but et atteindre la perfection souhaitée.
Chacun peut en faire l'expérience : on ne fait aucun effort pour parler sa langue maternelle, ou conduire sa voiture, alors que ces deux activités ne sont pas innées, même si, comme le pense Chomsky,  notre cerveau est structuré pour le langage dès la naissance. A un certain stade, le mouvement échappe à la conscience, il appartient en propre au corps. La conscience redouble, sépare, réfléchit comme avec un miroir, mais le miroir c'est la conscience, elle n'est pas nécessaire pour que le corps agisse. Le corps s'active, interprète, dirige sans elle. Le miroir de la conscience n'opère que pour corriger, repérer les erreurs. " Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps" nous dit Spinoza dans l'Ethique.
Dans la série "House of Cards", le député Frank Underwood "se vide la tête" le soir à la maison en jouant à un jeu vidéo, léguant au corps le soin de déclencher les actions adéquates en fonction des événements advenant sur l'écran de la console.
Le besoin d'une activité qui connecte directement le corps à la réalité, sans l'entremise de la conscience, se manifeste partout avec force. Plus le travail manuel disparaît et plus les surfaces de bricolage s'agrandissent, plus les joggers se multiplient dans les parcs et plus les centres de remise en forme font florès: scier, clouer, courir donne la priorité à l'action qui se déroule par automatismes.  Mais il subsiste la croyance que, de manière inconsciente, l'esprit veille à l’enchaînement des gestes appris. Je crois au contraire, comme Spinoza, que le corps et l'inconscient sont la même chose.




vendredi 11 mars 2016

La fétichisation

Elles sont imprimées sur nos vêtements, chaussures, chaussettes, sous-vêtements, pulls, sur les articles de sports, sur les appareils photos, sur les voitures, les mouchoirs, les aliments, les bateaux, les ordinateurs, les médicaments, les savons, les télévisions, les lampes, les journaux, les sacs, les jouets, le mobilier urbain, les murs, les films, les machines, les portes clefs, les meubles, les pages web... Les marques nous assaillent et envahissent notre espace vital. La publicité hurle leurs noms et scande ou placarde leurs progénitures. Elles crient le plus fort possible, s'affichent sur et tout autour de nous. Elles s'insèrent même dans notre être, certains s'identifient à elles et s'enorgueillissent de les exhiber comme emblème.
Peut-on même aujourd'hui imaginer un temps dans lequel les objets n'y étaient pas soumis ?
Dans la cité d'Aristote les murs ne portaient pas d'affiches, les hommes sandwichs n'existaient pas, la nourriture n'était pas emballée dans un papier portant des inscriptions. Les tuniques ou manteaux restaient vierges de tout écrit. Les besoins n'étaient pas appris, ils étaient ressentis, ils n'étaient pas suggérés, ils coulaient de source. La vie, en grande partie, était empreinte de nécessité. Le profit des marchands se construisait sur des produits dont on ne pouvait se passer ou qui correspondaient à des besoins persistants. Mais les hommes ne vivent pas seulement en fonction de leurs besoins, matériels ou spirituels, ils veulent s'éloigner de la souffrance et sont soumis au principe de plaisir. Les aliments ne nécessitent pas d'épices pour être ingérés, pourtant elles provoquent un plaisir accru à la nourriture. Alors que rationnellement ils ont la liberté de choisir les moyens et d'agir pour arriver à leurs fin, émotionnellement les hommes sont soumis passivement à une toute autre logique. L'homme grec comme tout autre subissait le principe mimétique ou grégaire, et les passions s'imposaient à lui tout autant qu'aujourd'hui. La satisfaction des besoins essentiels a toujours cohabité avec la recherche du plaisir. La vie bonne des philosophes étaient centrée sur la recherche de la perfection vertueuse mais plaisir ne rime pas toujours avec vertu. La nécessité de couvrir les besoins primaires et la recherche du plaisir constituent deux des moteurs principaux des actions humaines. Mais il en existe un troisième que Pascal mettait au tout premier plan : la recherche de l'estime de soi,  qui amène l'homme à vouloir  tout à la fois être conforme à ses semblables et à s'en distinguer. L'homme moderne est-il différent ? Comment la publicité a-t-elle profité des passions humaines ?

Ses besoins primaires: s'abriter, se nourrir, se soigner ne demandent plus autant d'efforts que dans les siècles précédent mais ses besoins spirituels restent inassouvis. En Europe occidentale, nous vivons aujourd'hui plus que jamais sous le règne du superflu, au jour le jour, sans grand dessein collectif. La machine capitaliste a pourvu le monde d'un monceau d'objets qui, jusqu'à un certain point, ont amélioré notre vie matérielle. Les entreprises, ces drôles d'êtres, doivent persuader pour exister, convaincre pour vendre, sous peine de mourir. Kant nommait "l'insociable sociabilité des hommes" la relation qu'ils entretiennent en société, composée de coopération et de compétition. Par un effet miroir les entreprises vivent entre elles de manière associée ou concurrentielle. Elles doivent lutter d'autant plus pour subsister que la demande est faible ou pléthorique ou que le nombre de concurrents est important. Elles souffrent de boulimie, nom médical pour l'accumulation capitalistique et parfois, comme les cannibales, absorbent leurs semblables.  Les produits doivent s'écouler coûte que coûte. La décision d'achat doit être provoquée par tous les moyens, dont la publicité constitue le moyen central.
Elle doit créer le besoin s'il n'existe, se répéter à l'envi pour provoquer l'envie,  nous submerger, nous inonder, nous gaver, nous enfouir, nous encercler, s’insérer en force dans tous les espaces, dans les boites aux lettres, dans les rues, dans le métro, dans les stades, dans les émissions de télévision, dans les sites web, au téléphone, dans les courses sportives. Nous inciter à croire que les produits vantés procurent du plaisir, qu'ils sont nécessaires pour être distingué ou bien au contraire pour être comme tout le monde.

L'effort de survie, le conatus dirait Spinoza, de l'entreprise se traduit par l'omniprésence de la publicité qui envahit tout. La marchandise devient le centre de la vie sociale et notre seul horizon, comme Marx l'avait prédit dans sa théorie de la fétichisation. Le navigateur solitaire pose fièrement pour avoir mis sa performance et sa voile au service de BNP Paribas, William Saurin ou Fleury Michon. Il s'excusera en prétendant que, sans la sponsorisation, son activité ne pourrait exister. Mais précisément voilà où réside le drame, la publicité devient la condition de nos activités. Un jeune doit porter de la marque sous peine de perdre son estime de soi, mettre des Nike revêt une importance capitale pour paraître, aujourd'hui synonyme d'être. Mais l'adulte n'est pas en reste qui affiche un crocodile vert sur son polo pour signifier son élévation sociale. L'Avoir devient une règle de vie imposée par cette logique qui efface le spirituel, l'individualisme règne en maître. La publicité s'érige en prescriptrice de vie, en détentrice de la future norme. Ce que possède l'un, devient nécessaire à l'autre qui sinon risque de diminuer son estime de soi qui dépend essentiellement de la conformité de son apparence ou de son comportement. La publicité met en scène des corps suggestifs, fait appel à l'inconscient, à la psychologie, elle s'insère dans les pensées les plus intimes, nous transformant en auxiliaires passifs de consommation. Le désir doit être suscité, suggéré, soufflé, répété.

Produire plus devient nécessaire pour ne pas sombrer, en conséquence il faut consommer plus pour absorber cette production. L'agriculteur en butte à la concurrence sur les prix, augmente ses capacités pour vendre plus et augmenter son revenu, sans considérer si les besoins des consommateurs existent, en pure logique productive. Il aggrave ainsi la surproduction qui à son tour écroule les prix. Ce cercle vicieux construit un écosystème d'accumulation capitalistique où seuls les plus gros subsistent. Dans les fermes de milliers de vaches, l'animal n'est plus un être vivant mais une marchandise à transformer. La politique, à cette aune, n'a plus qu'un but : la croissance. Consommer devient la clef qui permettra d'augmenter la croissance qui permettra de consommer. Travailler permet d'acheter une voiture qui nous transportera au travail. Consommer devient la condition pour augmenter la croissance et fournir du travail à ceux qui ne consomment plus. Mais depuis les trente glorieuses, avec les besoins pourvus, la productivité accrue par l'automatisation,  et bientôt les robots, le chômage devient structurel. A courir après une croissance chimérique, à rechercher le bien être matériel, à subir le diktat de la consommation, nos vies se sont appauvries. Nous avons oublié que discuter, réfléchir, apprendre, croire, penser, espérer conditionne aussi le bonheur. Charles Péguy, dans "Notre Jeunesse" regrettait que la mystique ne supporte plus la politique "Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique". Aujourd'hui la politique repose sur une nouvelle mystique soutenue par la publicité : la consommation à outrance comme chemin vers le souverain Bien. Une autre mystique bien pire, car délétère et soutenant une politique guerrière, s'insère dans les esprits de la jeunesse, insatisfaite des valeurs occidentales qui priment la course à l'objet : la mort au combat en Syrie comme chemin vers le paradis d'Allah.

mercredi 9 mars 2016

Le paysan et les Rafales


Pilotes de Rafales et paysans n'habitent pas le même monde. Comme l' expose Jacob Von Uexküll (1864-1944), éthologue , dans « Mondes animaux, monde humain », chaque animal, y compris l'homme, possède un « monde propre », un « umwelt ». Ce monde propre à chaque espèce est constitué de perceptions, de significations attribuées à ces perceptions et d'actions associées à ces significations. Pour chaque monde, seuls quelques événements perçus font sens. Considérons par exemple une fleur sauvage : sa tige dans le monde d'une vache signifie nourriture à ruminer, mais veut dire canal médullaire pour la larve de la cigale qui vient y pomper son suc, ou carrelage pratique dont l'ascension mène vers la fleur pour la fourmi. Ces mondes propres diffèrent considérablement et déterminent pour chacun une interprétation de la réalité.
Pour les pilotes qui survolent des collines, des fleuves, des forêts, ces éléments de topologie n'apparaissent que comme des aplats de couleurs différentes sur les cartes militaires. Il ne sont signifiants que par leurs altitudes, leur coordonnées, reliés par des lignes droites figurant les routes aériennes. Depuis leur aéronef Ils n'aperçoivent pas les hommes d'en bas qui vivent à l'intérieur des couleurs de la carte. Ces tâches colorées, dans le monde propre de ceux qui l'habitent, prennent un autre sens : ce champ vient d'être semé de blé, ce bois sera coupé dans six mois et vendu pour mettre un peu de beurre dans les épinards, et cette année seront placés des œufs de truite dans la rivière. Leur vie de travail remanie et transforme patiemment et constamment la nature, le paysage. Leurs outils peignent la nature, blé jaune d'or ou labour terre de sienne. Les chemins marquent la trace des déplacements de leur aïeux, tout comme les inébranlables et massives maisons de granit démontrent leur soucis des générations futures. Le rythme et le cadre de leur vie sont hérités de générations d'ancêtres depuis des siècles et les enchaînent à la tradition. Levés à l'aube pour traire les bêtes, puis les emmener paître, ils réparent les clôtures, sèment, récoltent, sillonnent ces parcelles. Ils ont puisé dans les matériaux locaux, granit, ardoise, pour bâtir, ils ont retourné la terre ingrate des milliers de fois, y mêlant leur sueur, se sont nourris des fruits du sol et des arbres, partagé la vie des bêtes et vécu de leur production autarcique, chassé le lièvre, le sanglier ou le chevreuil en symbiose avec leur lieu de vie. Leurs racines s'enfouissent profondément dans ce sol corrézien, d'où émanent les odeurs de foin, de bruyère, de champignon, ou de genêt . Parfois ils lèvent pensivement la tête, font glisser le béret vers l'arrière du crâne et scrutent le ciel et les nuages qui leur livrent des signes qu'eux seuls savent interpréter. Les seuls sons propagés dans l'espace proviennent des bêtes qui meuglent ou aboient, des portes de grange qui grincent, des hommes qui tronçonnent ou vont et viennent sur le tracteur, du klaxon du camion de l'épicier ou quand le vent porte, de la scierie au loin. Le soir venu, la chouette hulule six fois de suite dans le silence et le chat huant lui répond avec son cri glaçant qui rend la nuit plus effrayante. Il reste peu d'espaces dans notre monde urbanisé qui permettent d'entendre encore la vie sauvage et où l'on habite le temps d'une façon telle, qu'on a le loisir de percevoir le lent claquement des bûches dans la cheminée jusqu'à tranquillement s'assoupir.

L'umwelt du pilote concentré transperçant les airs a peu en commun avec le paysan et sa chaumière traditionnelle au ras du sol. Il focalise son attention sur sa navigation, dans son monde pauvre et froid, seuls les compteurs et les affichages lumineux du cockpit doivent capter son intérêt. La communication radio, composée de mots techniques, se restreint exclusivement à sa mission. Le temps du pilote et de sa machine de guerre est incommensurable avec les petits cloportes qui s'affairent laborieusement, lentement, sur l'exigeante terre du dessous. Ils ne partagent ni le même l'espace ni la même durée. L'ennemi du paysan c'est la bête malade, la mort, c'est l'orage ou le manque d'eau qui empêche la vie de prendre son essor, l'ennemi fictif du pilote qui s'entraîne c'est un point qui brille sur son radar, ou un rectangle figurant une cible au sol ; la mort, lui, il la prescrit. L'un, enfermé dans son habitacle pressurisé, porté par sa jeunesse, vit cet instant comme un palpitant moment de guerre, tout à son électronique, ses mathématiques, dans sa combinaison anti G, passant d'un département à l'autre en quelques minutes. Alors que Descartes ne voyait dans les animaux que des machines mues par des mécanismes internes, l'avion de chasse renverse la proposition : la machine et ses mécanismes ne fonctionne que par l'animal qui est à l'intérieur. L'unique utilité de cette vulgaire bande plate qui défile sous lui se résume à lui fournir des repères lors de sa mission ou à poser son engin lorsqu'il retourne sur sa base. Il habite l'air, domine fièrement le monde, possède l'ultime pouvoir de donner la mort mais n'a pas de libre arbitre : il ne fait qu'obéir aux ordres.
L'autre, fourbu et usé par les ans, n'a marché que quelques kilomètres mais il a la liberté de choisir quand et où aller, il a ressenti le vent sur son visage, entendu le coucou, humé l'odeur de bois brûlé, senti les cailloux rouler sous ses chaussures, ses doigts ont touché, serré, palpé, caressé, maintenu, Il a vu décoller la buse à quelques mètres, cueilli les mures noires, ramassé des branches sèches pour le feu. Sa mission : fabriquer, produire, nourrir, et même assister les vaches à donner la vie. Il n'aspire qu'à la paix du soir, pour retirer ses bottes, souper, s'assoupir devant le cantou . La terre entoure le sillon de sa vie comme elle borde ses rêves, pour lui aussi elle est une base, celle de son existence.


Puis comme un malin génie, la modernité astreint leurs monde à entrer en collision. Ou plutôt le paysan voit son monde terrien affecté par le monde aérien du pilote. Plusieurs fois par jour il doit subir ces sifflements, déjections maléfiques des puissants réacteurs, ces grondements terribles du combat qui enflent au dessus de sa tête. Alors que les conflits vécus de sa journée se limitaient à des chiens qui se battent, ou à des enfants qui se querellent, le voici survolé par un combat aérien engageant de sombres et menaçants vaisseaux de matériaux composites dont le passage est perçu d'un bout à l'autre du département. La répétition tranquille de la vie au sol est altérée par les ailes delta qui s'invitent tyranniquement pour couvrir les bruits rassurants du hameau. On lui fait goûter de la Syrie, du Mali, de l' Afghanistan contre son gré dans ce nouveau village planétaire. L'espace s'emplit de rugissements prédateurs, ne lui laissant qu'impuissance rageuse. Presque chaque jour, les machines d'en haut reviennent pour la torture du ciel; parfois leur carcasse sombre, en un fugace passage hurleur à basse altitude, crachent leur outrage à l'histoire et à la quiétude de tout ce qui vit ici bas et effraient au point que les carreaux en tremblent. D'autres fois, menaçant triangles noirs sur leur rail d'altitude, ils violent les nuées d'hiver de leur feulement grave, impavides, indifférents à la contingence des éléments naturels, brouillards, pluie, neige. Le plus souvent ils sont invisibles, seul le bruit grave transperce les nuages dans la nuit, jusque tard le soir lorsque qu'il se couche. Un poison à faible dose qui n' est pas toxique  le devient par le renouvellement régulier de son ingestion, tout comme la répétition imprévisible des vols s'inscrit dans le quotidien et le sape méthodiquement, avec constance, persévérance. Impossible d'y échapper, la frénésie guerrière le dépossède de son environnement et de la vie qu'il y a tissé, elle investit son lieu comme un vent mauvais. Les envahisseurs volants viennent de tout le pays pour converger au dessus du trou du cul du monde, là où le mobile ne capte pas, là où Internet est absent, là où leur furie déflore les destinations que la technologie ou les services publics ont délaissé, là où ils délivrent par leurs exercices de la nuisance sonore et de la souffrance.
Sa terre silencieuse du fond des chemins de haute Corrèze, qui gronde maintenant fréquemment comme un orage qui tourne, est alors dénaturée et comme transportée dans un théâtre d'opérations, plongée dans bruit de la guerre, sous le regard triste et sévère des généalogies de ses semblables qui vécurent ici, au pays vert, dans la paix des hommes et des animaux.