mardi 15 décembre 2015

La main invisible aujourd'hui



Auteur de la "Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations" en 1776, Adam Smith écrit dans le chapitre II intitulé "Du principe qui donne lieu à la division du travail":
"Donnez moi ce dont j'ai besoin et vous aurez de moi ce dont vous aurez besoin vous même".
"Ce n'est pas de la bienveillance du boucher du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils portent à leur intérêt".
Chaque individu poursuit son intérêt, augmentant par là la richesse globale et le bonheur de tous, comme si une "main invisible", un principe caché, transformait l'intérêt individuel en intérêt collectif. De nos jours cette main invisible a des doigts paralysés par la faiblesse de la demande.
Aujourd'hui une deuxième "main invisible" porte un nouveau principe. En poursuivant son intérêt, le consommateur qui achète son article au meilleur prix ne dépend pas de la bienveillance du fabricant à lui proposer des coûts les plus bas possibles, mais de l'intérêt que celui-ci porte à vendre plus en augmentant la productivité face à la concurrence. Cette loi d'airain s'applique de plus en plus universellement. La nouvelle main invisible, vêtue d'un gant d'acier , remplace les emplois humains par des machines qui fabriquent souvent mieux, plus vite et moins cher, elle partitionne notre société : ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas. Ceux qui peuvent acheter sont placés devant un impératif catégorique : tu n'es que si tu as. Le marketing se charge de déployer de nouveaux "besoins" pour ceux qui ont déjà tout. Les autres ne peuvent qu'espérer retrouver cette consommation effrénée pour "être", le bonheur ne consistant, pour une part, qu'à l'accroissement des richesses, comme l'explique Daniel Cohen dans "La prospérité du vice".

Jeremy Rifkin a écrit "La fin du travail" il y a 19 ans, en 1996. Il y énonce l'hypothèse que nous vivons un bouleversement fondamental : la destruction inexorable du travail productif humain,  le corps et le cerveau étant remplacés par des machines. Dans la préface, Michel Rocard suggère de dépasser la démonstration inductive de Rifkin constituée de quantité d'exemples, pour une démarche plus scientifique à l'aide d'un programme de recueil de statistiques par branche sous l'égide de l'INSEE. Pourtant Rocard avoue que "Le problème est moins ici de confirmer le diagnostic pour les experts qui s'y sont largement ralliés que de le rendre irréfutable pour en convaincre enfin les puissances publiques et l'opinion toute entière...". Il rappelle que Keynes entrevoyait lui aussi la fin du travail.
Si Alfred Sauvy avait mis en évidence après guerre le phénomène de "déversement", par lequel les travailleurs privés d'emploi dans une branche vieillissante retrouvaient une activité dans une nouvelle branche, comme les agriculteurs éliminés par la mécanisation en retrouvèrent dans les industries naissantes, il est certain pour Rocard et Rifkin que ce déversement n'opère plus.
Par ailleurs la demande reste et restera structurellement insuffisante, pour l'instant surtout en occident, pour absorber la production démultipliée par l'automatisation. Le volume de sans emploi augmentant, la demande s'infléchit d'avantage, induisant un cercle vicieux de production de chômage. 
Aujourd'hui si certains pays s'en tirent mieux que d'autres : l'Asie, l'Angleterre, l'Allemagne c'est parce qu'il bénéficient au détriment des autres d'un meilleur ratio de productivité, soit par de très bas salaires, soit par une très grande flexibilité mais une précarité accrue, soit qu'ils fabriquent les machines pour le reste du monde. La Chine commence à voir sa croissance diminuer à cause d'une demande mondiale insuffisante.
Ne reste pour Rifkin que deux possibilités : la réduction massive du temps de travail d'une part dans une période transitoire et d'autre part un nouveau contrat social fondé sur la vie associative et l'économie solidaire en complément du marché.
Pour Rocard il y a une relation certaine et directe entre chômage et délinquance, celui ci met donc en péril nos sociétés par un délitement du lien social.

La seule réponse des politiques, gauche et droite, au chômage endémique, consiste à vouloir "retrouver" la croissance, généralement en relançant l'offre, donc la production automatisée, j'oublie volontairement les dinosaures qui pensent au grand soir ou au retour au franc et à la préférence nationale. Nous voyons donc bien qu'aujourd'hui le clivage politique fondamental s'énonce moins entre droite et gauche, qu'entre ceux qui pensent qu'on peut "déverser", au sens de Sauvy, les chômeurs sur de nouveaux emplois au moyen d'une nouvelle croissance et ceux qui imaginent de nouvelles formes sociales en dehors de la sphère marchande, prenant acte de cette nouvelle main invisible implacable qui provoque l'exclusion et la délinquance. Cette nouvelle société pose des questions fondamentales énoncées par Rocard, qu'on aimerait voir 19 ans après réapparaitre dans le débat public, une fois qu'on aura admis le chômage comme structurel :
Faut il lier les  les revenus de substitution à la pratique d'une activité sociale non marchande ? Faut il conditionner ces revenus à la pratique d'activités socialement utiles ? Peut on financer ces revenus par un prélèvement sur la production automatisée qui ne nuise pas au dynamisme du système productif lui-même ?
Cette idée de Keynes puis de Rifkin commence à faire son chemin. Daniel Cohen, économiste pose lui aussi la question d'une vie sans la croissance dans "Le monde est clos et le désir infini".
Michel http://www.blogblog.com/dots/bg_post_title.gif Main Invisible

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