Pourquoi avons nous besoin de justice ? Avant d'essayer de définir ce qu'elle est, tentons d'identifier dans quelles occurrences intervient le concept de justice.
La notion de justice apparaît de concert avec celle de désaccord, de conflit. On demande justice à partir d'une insatisfaction, d'un affront, d'un sentiment de rancoeur. Ce besoin de justice attend en retour une restitution à un état antérieur, une correction qui mette fin au conflit. Nous assistons aujourd'hui à des questions conflictuelles comme accueillir ou ne pas accueillir des réfugiés, augmenter ou non les impôts, interdire ou non le voile, et chacun pense avoir la justice pour soi.
Mais comment la définir ? Pour Aristote dans "Aristote à Nicomaque" la justice est une vertu naturelle et comme toute vertu, doit suivre une progression vers le Bien. Il distingue justice distributive, basée sur le mérite, des charges et postes dans la cité, et justice commutative, des biens et des compensations, basée sur l'équité. Mais Pascal, constatant que l'expression de la justice en différent lieux et différentes époques exprime tellement de différences, pense qu'elle ne peut être vertu partagée naturellement. Aussi dit il dans les "Pensées" :
On la
verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps,
au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de
qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle
renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, en
peu d’années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a
ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un
tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au‑deçà des
Pyrénées, erreur au‑delà.
Il pense plutôt qu'une chose "juste" se trouve être simplement un état de fait imposé devenu une coutume. Rien n'est juste en soi, l'assentiment vient de la considération habituelle portée sur l'objet. Par exemple pendant des siècles a été considérée comme juste la dissymétrie des tâches dans le couple, alors que nous l'estimons aujourd'hui injuste. Il distingue trois "ordres" de justice, qui n'interfèrent pas, l'ordre du corps, l'ordre de l'esprit, et l'ordre de la charité ( ou de Dieu). Ne pas respecter ces ordres c'est commettre une injustice. C'est soit de la tyrannie , comme vouloir se faire aimer par force, ou du ridicule, comme accepter une théorie scientifique par amour du chercheur.
Pour d'autres la justice est une convention. Thomas Hobbes dans "Le Leviathan" explique qu'il n'y a pas de justice dans la nature, que tout est permis par le droit naturel qui est la liberté de tout faire pour sa propre conservation. Seule la loi délimite ce qu'on doit faire et ce qu'on ne doit pas faire, et ce qui est juste et injuste. Il faut donc un accord contractuel pour délimiter l'obligation. C'est aussi bien plus tard la position de John Rawls dans "Theory of justice", qui considère que l'on doit d'abord s'accorder par contrat sur ce qui est juste, avant de pouvoir connaître ce qui est bien ou mal, en d'autres termes c'est la justice qui fonde la morale. Car comment pouvons nous dire que nous allons vers le Bien si nous ne savons pas ce qui est juste ? ou que nous faisons le bien si nous commettons des injustices ?
S'opposent donc les théories naturelles et artificielles ou contractuelles de la justice.
Mais d'autres oppositions créent des tensions dans l'idée de justice. Chez les contractualistes pour certains les lois sont portées par la raison, pour d'autres elles sont le fruit d'un affrontement des intérêts, une négociation. Dans les théories naturelles de la justice on trouve les religions. Les religions révélées sont porteuses d'une morale, et définissent à la fois ce qui est bien et ce qui est juste. Elles viennent par l'autorité d'un Dieu, donc par la force. "Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste." dit Pascal. Elles prescrivent donc par la coutume, non par la loi civile ou pénale comme fruit d'un vote. Face à une situation donnée qui le questionne sur la justice, le croyant a donc un corpus de règles religieuses, les lois de Dieu, qui lui permet de subsumer les faits sous la bonne règle, ce qui lui donnera la réponse juste. En particulier tout ce qui ira à l'encontre de sa coutume religieuse apparaîtra comme injuste, indépendamment de la raison invoquée. Le contractualiste pourra se reposer à la fois sur sa raison, sur la loi et sur la jurisprudence, qui sont évolutives contrairement aux textes révélés.
Nous connaissons donc des tensions inévitables entre ceux pour qui la justice provient de la coutume, qu'ils doivent respecter, et ceux pour qui elle provient de la loi, assise sur la raison ou sur une négociation des intérêts, ou encore entre ceux pour qui c'est une vertu naturelle, basée sur l'équité. Ainsi la justice censée résoudre les conflits en suscite-t-elle aussi sur son essence.
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